Bibliopola Arca

Bibliopola Arca. (En latin : Libraire de l'Arche)
Juillet 2018
(2 318 mots)

Résumé :
Pour une humanité en migration dans le Cosmos, qui s'éloigne implacablement de la Terre-mère,  au-delà de la multiplication et préservation du génome, que faudrait-il sauvegarder ?  Jusqu'où seriez-vous prêt à vous investir pour assurer cet héritage ?

Mon nom est Stan.  Je suis Libraire sur l'Arche de l'Humanité, ma fonction est de conserver, d'analyser et de transmettre les savoirs, l'histoire et les œuvres de l'Humanité. Pour l'avenir.... Pour les descendants de nos aïeux.

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Il repasse encore dans la rangée...
—    B... Balzac... Breton .... Buffon.... Non ! Par ici....  Je dois trouver ! Ah voilà Brontë. C'est mieux ainsi. Voilà...
Il pose de sa main le microdisque dans son caveau minuscule qui se referme avec un chuintement délicat. Quelques secondes s'écoulent puis une voix féminine souffle du plafond :
« Étui intact.   "Les Hauts de Hurlevent" unique roman d'Emily Brontë, publié pour la première fois en 1847 sous le pseudonyme d'Ellis Bell....  Ajout terminé Libraire »
—    Merci Arihal, soupire-t-il avec soulagement. Entrée sous code terminal je t'en prie.
« Code terminal 245637-B1 : Veuillez confirmer Libraire. »
—    Je confirme Arihal. Copie et Protection.
« Copie et protection actualisée Libraire »
—    Appelle-moi Stan, je te l'ai souvent demandé.
« Entendu Libraire Stan. »
Décidément, avec les années, Arihal étoffe son humour ! 

Il jette un œil sur les compartiments voisins. Tout semble en ordre.
« Puis-je vous proposez de poursuivre la neuvième Symphonie de Dvořák ? »
—    Pas aujourd'hui Arihal, merci. Ce sera tout ... pour le moment. Merci.
« De rien Stan. »
Un sourire effleure ses lèvres. Le silence feutré reprend ses droits alors que l'homme, rattachant avec un cordon de cuir sa tignasse aussi blonde que rebelle, se dirige doucement entre les allées recouvertes de minuscules caveaux en rangées infinies. Chacun contient une œuvre, un passage d'une âme humaine, une pensée philosophique, une biographie d'un artiste, un tableau, une sculpture, une chanson, un film, un vidéo...
Il est l'un des nombreux gardiens de l'Arche, un Libraire, pour la postérité, comme son père avant lui et comme sa fille le sera quand elle reprendra le flambeau à leur destination ou avant.

Sa fille !
Il a promis de l'accompagner dans sa Stase.
—    Je vais être en retard.... Vite !
Avec des gestes cent fois répétés, il termine sa ronde habituelle. Ensuite, il reprend un chemin connu, se glisse entre les allées jusqu'à l'auteur préféré de sa petite fille. Il hésite.... Quelle sera l'œuvre qui l'accompagnera dans ses rêves cette fois : La petite sirène, La princesse au pois, Poucette, La tirelire, Bouffon ? Tiens, celui-là lui semble à propos avant la longue Stase : La malle volante. 
Il pose son pouce sur le minuscule caveau : un son mélodieux accueille la reconnaissance de son empreinte enregistrée, et puis la minuscule porte s'entrouvre. Il prend avec précaution le microdisque qu'il place dans sa poche de poitrine avec mille soins.
Puis, d'un pas plus léger, il quitte les lieux, sa mince silhouette saluée par l'instinction graduelle des lumières automatiques derrière lui.

Rendu à l'accès du sas, alors que la première cloison transparente glisse sans bruit, il admire un instant ses allées remplies de trésors dont il a la garde exclusive. Ses yeux pâles en admirent l'ordre et le mystère étrange qui les entourent. Par le mur-globe qui sépare la librairie dont il a la charge de l'infini de l'espace, les étoiles se mirent en un léger scintillement sur les surfaces immaculées des étagères de caveaux.  

Il arpente alors l'allée de sas donnant sur divers Globes qui dorment dans le calme du cosmos : littérature, peinture, musique, mode, photographie, video, etc. Comme à chaque fois qu'il prend conscience de cette masse d'informations réunie en un seul lieu, il en a le tournis et en même temps il en ressent une immense fierté. Il est un Libraire. L'un de ceux qui en ont la garde. 

Oui, l'automatisation, sous le contrôle d'Arihal, pourrait se passer de ses longues pérégrinations entre les allées, de sa main fébrile qui vérifie les chiffres, les taux d'humidité, de température et d'oxygène. Il pourrait en effet se fier à elle pour les prêts et retours, à ses multiples petits robot-cédilles qui vont et viennent constamment pour remettre en place les microdisques et contrôler les variables environnementales. Mais ce serait alors enlever toute l'essence humaine à cette Librairie unique.

Le nombre d'œuvres conservées dans ces Globes dépasse son entendement. Son père lui racontait qu'il y en avait autant, sinon plus, que d'étoiles dans le ciel.... Une belle histoire que son aïeul de Libraire aimait lui conter quand il était un petit terrien voyageant vers l'infini et entamant une longue stase, laissant son père éveillé pour sa garde volontaire. Il ne l'a connu que peu de temps, mais il lui a transmis sa passion grâce à son témoignage.   

Ce récit concernait la lutte des premiers Libraires pour la sauvegarde des mémoires littéraires et artistiques de l'Humanité. Pour promouvoir l'importance de la conservation et de l'analyse de l'ensemble des Globes de mémoires envoyés avec l'Arche Humaine. Selon son père, ils représentent davantage qu'un immense amas d'œuvres disparates rapatriées de tous temps et tous lieux de la planète-mère en un seul navire salvateur. Elles sont le fondement même de la nature et de l'essence de l'âme humaine. Même si une seule petite poignée d'êtres humains, hommes et femmes, réussissent à survivre au Long voyage de l'Arche afin de faire renaître notre espèce ; avec le contenu de ses Globes, ils pourront assurer la pérennité de leurs ancêtres. Pas seulement par la multiplication de leur génome mais bien aussi de leur conscience et leur histoire. Oui, rebâtir un berceau pour l'humanité mais sur des bases ancestrales. Ainsi, ils pourront s'en servir pour ne pas aboutir au même désastre écologique. Car, dans ces Globes se trouvent tout le savoir de l'humanité et surtout son histoire : un récit complexe, sans Happy end mais dont l'Arche représente sûrement le meilleur retournement d'histoire que l'on aurait pu imaginer. 

Dans cet optique, les Libraires ont toujours pris leur rôle à cœur. Délaissant même leur stase, comme son père, pour demeurer pendant plusieurs Gardes de suite, afin de veiller sur ce trésor, faire du reclassement, lire et emmagasiner, avec l'aide de Arihal, des tonnes de références et recroisements bibliograhiques entre les œuvres.

Il quitte le quartier des Globes. Sur la porte à double glissière qui se referme derrière lui, on peut lire  « Analyse et Recherche Interactives sur l'Histoire, l'Art et la Littérature ».  Acronyme ARIHAL pour les intimes.

Il s'embarque dans la Navette linéaire. Il en est l'un des rares passagers comme d'habitude.
« Direction ? »
—    Dortoir.
« Durée 2 minutes.  Apesanteur de 25 secondes. Veuillez attacher votre ceinture et retenir tous les objets libres pendant le trajet. »

La Navette commence son trajet glissant le long de l'Arche. Il pourrait prendre un moyen de transport plus rapide en passant par les coursives. Il y ferait quelques rencontres : ceux qui supervisent comme lui l'entretien et la supervision de l'Arche pendant la stase de la grande majorité de la population. C'est plus de 20 000 archéens selon les dernières estimations, dont près de 1 500 néo-archéens, nés durant le trajet, comme Zara, sa petite perle de 6 ans qui doit, accompagnée de sa mère, entrer en stase aujourd'hui. Elles pourraient y demeurer jusqu'à leur destination : c'est le privilège des néo et de leur parents. Ainsi, elles s'assureraient de poser le pied sur Terre deux, sans vieillir.

« Attention : apesanteur »
Voilà le rappel du lieu où il se trouve : l'espace interstellaire. 
Il flotte, sans poids, comme un grain de poussière de nébuleuse. Il en fait partie !
Comme il préfère ce trajet entre les Globes et les Dortoirs. Plus long mais tellement plus beau.  Par les hublots panoramiques, il plonge son regard toujours ébahi sur l'immensité de l'espace.
Comme c'est beau ! Il ne se lasse pas de l'admirer.  

C'est de ce monde infini que, tout gamin, il rêvait. Depuis leur embarquement, son père et lui, sur l'Arche pour quitter la Terre agonisante, il cherche des mots nouveaux pour en décrire la féérie et la magie, transmettre les sentiments de pureté, de joie et de liberté qui l'étreignent. Le bonheur qui se gonfle dans son esprit quand il projette son âme dans cette infinité de velours pleine d'espoir où scintillent les astres comme des joyaux... le paradis serait un faible euphémisme pour le transmettre.
« Retour de la Gravité »
Il retrouve le poids de son état humanoïde normal. Il détache sa ceinture alors que la Navette ralentie, puis stoppe en un bruit de coussin d'air.
« Dortoir. Bonne Stase. »
Il sort dans le couloir où il croise des archéens aux uniformes multicolores, chacun selon sa fonction. Il en reconnaît certains qui l'ont côtoyé durant cette Garde. Mais, il n'a pas développé de grands liens. À quoi bon ? La plupart, il ne les reverra plus. Leur Garde est terminée, ils passent en Stase.

La Stase. Celle-ci est particulière car s'y endormiront sa fille et sa compagne, mais pas lui. Il en a décidé ainsi. Il n'ira pas avec elles, même s'il le peut. Il veut continuer sa tâche entreprise avec son père et les Libraires initiaux et descendants.

Dans sa tête résonne encore le but ultime : Définir le processus d'élaboration d'une société humaine au développement harmonieux et durable.
Pour y arriver, il faut établir des stratégies pour ne plus retomber dans les erreurs du passé afin de bâtir un nouvelle société et en assurer le développement et l'avenir. Il faut tenir compte de tout :  technologies, sciences, idéologies, éthique, sociologie, psychologie, développement urbain, relations humaines, etc. Le tout teinté des données complexes de leur nouvelle planète.  C'est un travail de synthèse à partir de la plus grande banque de données ayant existée.
Vont-ils y parvenir ? Ils en ont le temps, mais en auront-ils l'audace ?
Sauront-ils éviter de plonger dans la noirceur ?

Il entre dans le Cube Dortoir de sa famille. Sa conjointe et sa fille sont bien installées côte à côte dans leur lit de Stase.  Tendant la main vers lui, Zara l'accueille avec un grand sourire et des yeux brillants.
—    Papa !  Viens, on va sommeiller tous les trois.
—    J'arrive mon trésor.
Rapidement il se glisse près des deux femmes de sa vie. Le moment qu'il redoute depuis la naissance de leur enfant est arrivé :  les laisser s'endormir pour une Stase complète. Il embrasse tendrement Maya avec un doux et long regard. Ensuite, avec un soupir d'aise, de ses grands bras, il les englobe toutes deux. Voilà aussi un bonheur indescriptible. 
Maya enlace ses doigts à ceux de son amoureux :
—    Tu ne change pas d'avis Stanislas ?
—    Non, on fait comme on s'est entendu. Le temps de la Stase écoulé, soit je vous réveille et on fait une Garde ensemble, soit je vous accompagne, en programmant une Stase supplémentaire.
—    Moi, je veux une Garde ensemble, murmure Zara.
—    Tu en es sure, petit bouchon ? ricane Stan.
—    Oui, car je veux un autre bébé dans notre famille, voilà !
—    On essaiera d'arranger cela, la rassure Maya avec un coup d'œil amoureux vers Stan. 
—    Mais tout d'abord, tu dois sommeiller avec Maman pendant une Stase. Entendu ? demande Stan en lui donnant son toutou porte bonheur.
—    J'ai déjà sommeil Papa ! 
—    Tout est en règle ? questionne Stan à sa belle rousse.
—    Oui, le personnel de Stase est venu et nous serons en sommeil dans une trentaine de minutes. Ils viendront finaliser les manœuvres. Tu devras quitter notre Cube, tu sais, pour les étapes finales ?
—    Oui, je sais, admet-il en constatant les yeux humides de sa belle. Ne t'inquiète pas Maya :  je viendrai vous voir souvent, promis. Le temps passera vite, je suis très occupé. Avec cette troisième Garde, j'obtiendrai le droit pour un mécanisme de stase supplémentaire et nous n'aurons plus qu'à mettre en route un deuxième futur Libraire. Un petit frère ou une petite sœur pour Zara.
—    Je sais.... Mais... Tu vas me manquer mon chéri.
—    Pas tant que moi, ma belle GingerHead !
Ils échangent un tendre baiser.
—    Papaaa.... Mamann ! Mon histoire ?! râle la petite entre les parents.
Stan se penche vers la petite fille entre eux :
—    Qu'est-ce je j'entend ?
—    S'il-te-plaît Papinou ....
Stan sourit et prend le microdisque qu'il insère dans le bracelet à son poignet gauche. Le texte et les images se projettent alors en hologramme devant eux.

Zara, les yeux bleus déjà plein de rêves, se blottit entre ses parents alors que la voix de son père commence la lecture du conte qui l'accompagnera dans le sommeil.

À la fin de l'histoire, Zara somnole paisiblement et Maya a les yeux qui se couchent doucement.  Stan caresse le doux visage de sa compagne :
—    Dors Maya, je serai là à ton réveil.
—    Je t'aime Libraire Stan.
—    Je t'aime. Beaux rêves ma princesse.
Maya ferme ses grands yeux clairs avec un sourire aux lèvres. Stan leur donne une dernière étreinte avant de quitter le Bloc de sa famille, les joues humides et le cœur serré.
Pour la prochaine Garde, il a réservé un bloc individuel près des Globes. Il ne pourra que venir les visiter, endormies et inertes dans leur bulle de stase. 

Lui, qui normalement recherche la solitude et se complaît à ne pas trop tisser de liens : comme il se sent bien seul tout à coup !
Il prend une grande respiration et se modère : il a bien l'intention d'investir toutes ses ressources et efforts dans l'élaboration de ce monde nouveau pour les néo-archéens et toute la descendance de l'Humanité.... mais surtout pour Maya et Zara. Pour sa famille.

Il reprend le chemin des Globes en passant cette fois par les coursives. Celles-ci deviennent de plus en plus achalandées. Stan reconnaît certains archéens qui, comme lui, ont décidé de sauter une Stase pour investir leurs énergies dans l'avenir, mais la plupart de ceux qui ressortent des Cubes sont de la nouvelle Garde. C'est leur premier véritable contact avec l'Arche depuis le départ de la Terre.
Près d'une verrière du pont communautaire, une petite foule s'est formée. Les nouveaux gardiens de l'Arche s'extasient sur les lumières des étoiles et des nébuleuses. Un jeune adolescent prend son ami par le cou et, le regard perdu dans l'immensité du cosmos, s'exclame :
—    Lee !  Regarde, les rayons des étoiles... comme c'est beau !
Rayon d'étoile, berceau de lumière, aurore de la vie....
Zara...
Stan sent son âme s'éclaircir.
Oui, c'est la plus belle chose de l'Univers.

***
Et oui, l'humanité laisse son empreinte dans chacune de ses communications, de ses créations artistiques et intellectuelles.  Quelle sera votre contribution à ce trésor ?

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