Un étrange jeu de combat
Ses assistants l'aident à faire pénétrer ses membres lourds et endoloris dans sa combinaison. Heureusement aujourd'hui, ce sera la dernière fois. Cela devient de plus en plus difficile. Ces derniers mois n'ont pas du tout étaient bénéfiques pour sa santé. Au fond n'est-ce pas là leur but ? Même ceux qui survivent périssent. Quelques temps plus tard, certes, mais ces épreuves finissent indubitablement par tuer tous les participants. On coiffe ses courts cheveux blancs, les dégageant de son visage avec un bandeau auquel on accroche la mini caméra. Et puis on active sa puce GPS. Les assistants vérifient une dernière fois que tout fonctionne puis on l'encadre dans les couloirs de métal. Elle avance lentement, même pour une personne de son âge, sa hanche la lance depuis la rentrée dans l'épisode hivernal.
La peur au ventre elle avance vers sa dernière épreuve. Les murs ne sont pas insonorisés, pour bien les mettre dans l'ambiance parait-il. Alors Félicia perçoit de manière étouffée le bruit de la foule au-dessus d'elle, qui marche, qui saute, qui crie et chante d'excitation. Elle perçoit même le murmure étouffé de la musique qui doit là-haut être retentissante. Elle admet depuis trente ans que ses oreilles n'entendent plus très bien et a mis presque une décennie et demi avant de le reconnaître, alors évidemment que là-bas cela doit être assourdissant si elle réussit à percevoir ces sons. Elle songe rapidement que si elle survie à ces deux jours elle pourra de nouveau entendre comme du temps de sa jeunesse. Cela fait naître un mince sourire sur ses lèvres.
Arrivée à la porte la menant à l'arène, son cœur tressaute au rythme des tambours qu'elle perçoit dehors autant qu'au rythme de sa peur. Quelle folie ! songe-t-elle comme à chaque fois. Quelle époque aussi ! Durant sa jeunesse jamais on aurait imaginé que ce genre de divertissement existerait un jour, surtout pas organisé par l'état. Elle entend que le speaker parle, même si elle ne distingue rien de ce qu'il dit, le moment est donc venu. La porte coulisse doucement dans un bruit de mort et laisse pénétrer un vent glacé dans le couloir. Et les noms des derniers combattants qui ont survécu à l'année passée dans les diverses arènes de l'Europe sont égrenés un à un.
— Félicia Martin ! entend-t-elle alors de manière étouffée.
Et la gorge serrée, elle pénètre à son tour dans l'arène. Comme tous les ans les jeux se finissent en Bavière. D'Allemagne, c'est l'endroit le plus apte à accueillir un tel évènement. La région est montagneuse, forestière et on y trouve de nombreux lacs en plus du Danube et la zone est accessible de la capitale en vingt minutes grâce aux TTGV. Et comme tous les ans en décembre la neige recouvre la zone. Elle fait quelques pas dans la poudre blanche, le long de la piste délimitée et salue le public dans les gradins bien au chaud derrière leurs vitres. Puis elle dévisage les participants autour d'elle, l'arène est bien trop vaste pour qu'elle l'aperçoive entièrement et la forêt l'occupe presque tout entière. Les autres participants sont tous vieux comme elle, seuls les plus de soixante-dix ans peuvent participer, ils sont tous épuisés comme elle, chacun a combattu pendant un an dans toutes les arènes d'Europe, ils sont tous désespérés comme elle, comme tous les retraités ils ne sont plus que des rebus de la société qui doivent participer à ces jeux ignobles pour avoir le privilège de toucher encore une retraite et d'être soigné comme il faut, et ils ont tous comme elle au fond du regard cette lueur de noirceur et de folie, car tous après un an à s'affronter pour le plaisir populaire ont vu et vécu des horreurs sans noms, des moments gravés à jamais dans leur esprit.
Mais Félicia doit le faire. Pour sa fille qui n'a plus les moyens de les entretenir elle et Gregory, pour Gregory aussi dont les poumons ont besoin d'une aide désormais pour respirer et qui touchera sa récompense même après sa mort à elle. Alors quand le gong sonne et que roule le chariot à provision elle boite derrière lui. Il fera trop froid cette nuit pour se passer des vivres et des couvertures qu'il contient. Elle pourrait encore renoncer à la canne, aux lunettes ou aux armes qui s'y trouvent mais eux aussi pourraient s'avérer utile.
Déjà derrière le chariot les concurrents se pressent comme ils peuvent malgré leur dos courbés et leurs jambes lourdes mais déjà ce qu'ils poursuivent n'est qu'un point à l'horizon pour Félicia et pourtant il n'est pas si rapide, mais bien plus rapide que le rythme de ses vieilles jambes. Mais elle suit le chemin, le chariot perd toujours des fournitures tout le long du trajet. A peine arrivé sur les premières que déjà plusieurs participants s'écharpent à mains nues pour les garder. Celui qui parvient à se saisir du pistolet dedans remporte le combat en abattant ses adversaires et tire derrière lui. Heureusement il a de mauvais yeux et se presse dans la forêt, il ne blesse qu'une seule personne qui, malgré la balle dans le bras, tente de continuer. Il faut survivre jusqu'à demain. Chacun le sait. Mourir ici aux portes de la victoire après avoir survécu à toutes les arènes de l'année serait vraiment une tragédie.
Félicia continue donc le chemin, s'enfonçant dans la forêt enneigée. Un vent glacé se lève et fouette son visage. Heureusement sa combinaison est chauffante. Pas assez néanmoins, elle le sait, pour supporter les températures de la nuit à venir. Alors elle continue son chemin, entendant vaguement le bruit des combats devant elle. Elle est à la traîne et la douleur dans sa hanche devient insupportable, ses yeux s'emplissent de larmes, mais elle ne peut que continuer.
Elle aimerait cruellement que le dernier candidat devant elle ayant réussi à remporter du matériel de survie soit attaqué par des loups ou un ours. Ceux-ci n'auraient aucune raison d'emporter le matériel et lui offriraient un moyen de survivre si facile.
Mais les cadavres qu'elle découvre ne sont que ceux tués par d'autres participants. Le soir tombera bientôt, la preuve elle croise un lynx, et si elle ne trouve rien elle ne passera pas la nuit.
Elle finit par apercevoir un sac posé contre un arbre, sa couleur verte tranchant sur le blanc de la neige. Mais il appartient déjà au vieil homme qui assit contre ce même arbre près d'un feu, un fusil dans les bras, une couverture sur les genoux, guette la piste. Si elle avance plus elle risque de se faire fusiller. Même si peut-être la laissera-t-il passer en paix. On ne pouvait jamais prévoir. Mais elle est sûre qu'il ne partagerait pas ses possessions. Alors elle quitte la piste en le guettant, avançant dans le couvert des arbres. Il ne perçoit rien. Probablement ses yeux sont encore moins bons que les siens et son ouïe au moins aussi mauvaise que la sienne.
Elle prend une pierre sur le sol, assez grosse pour faire quelques dégâts mais suffisamment petite pour que ses doigts plein d'arthroses puissent la tenir, et tourna autour de lui toujours sous le couvert des arbres jusqu'à se retrouver dans son dos.
Elle souffle doucement, tentant de se calmer, en serrant sa pierre le plus fortement possible.
Elle se déteste pour ce qu'elle s'apprête à faire. Elle déteste ce que la société la force à faire pour vivre dignement. Elle déteste tuer. Et pourtant elle s'approche et lève son bras ankylosé pour frapper de sa pierre le crâne de l'autre concurrent. Elle perçoit le bruit qu'il fait en se brisant, qui se répercute dans la nuit et qui lui soulève le cœur. C'est le combientième désormais ? Elle n'a pas autant tué que certain, sa constitution étant bien trop fragile pour se lancer dans les situations de combats, mais sa survie avait exigé néanmoins qu'elle assassine de sang-froid, pour le plus grand plaisir des camera présentes partout dans l'arène et sur chacun.
Avec un soupir qui fit naître un nuage de buée dans cette froide nuit d'hiver, elle examine le contenu du sac. Des vivres, un briquet et une gourde d'eau, parfait, les lacs et le Danube étant probablement gelés au moins en partie et donc trop dangereux. Elle prit aussi la couverture et le fusil et s'installe dans un coin bien plus à l'abri, suivant la stratégie qui avait été payante jusqu'ici : passer toute l'épreuve à l'écart des autres et se contenter de lutter contre la nature.
Ce n'était pas rien. Ici en plus du froid il y avait des ours et des loups en liberté et affamés. Alors elle fit un feu, se nourrit rapidement, avant de se blottir sous sa couverture, son fusil contre elle et des branches sèches à portée de main. Si des créatures sauvages s'approchaient elle tirerait et même si elle manquait de balles elle pourrait créer des torches enflammées.
Elle dort mal. Le froid est trop intense. Son corps entier hurle de douleur. Elle se sent si faible, si vieille, plus encore que d'habitude. La peur la maintient éveillée aussi. Alors elle songe à Gregory si malade, à sa fille qui sera bientôt mère pour la troisième fois, demain elle pourra les retrouver si elle survit, demain elle pourra les prendre dans ses bras. Ils vivraient mêmes dans le luxe et la santé. Ce serait parfait. Ils vivraient probablement leur meilleurs Noël depuis des années.
Durant la nuit elle n'affronte qu'un loup solitaire et décharné. Il grogne, ses crocs immenses claquant sur le vide sont des plus menaçants, les mains tremblantes, le cœur battant elle charge son fusil tandis qu'il s'approche et elle n'a à tirer qu'une seule fois. Il s'était suffisamment rapproché pour qu'elle ne le rate pas. Mais même une fois mort elle reste tremblante de peur et de froid. Elle en avait assez. Elle avait vécu si longtemps, si durement. Après des années de travail elle aurait dû avoir le droit de vivre sa vieillesse sereinement et de laisser reposer ce corps si usé.
Elle voit, épuisée moralement et physiquement, le soleil se lever. Elle a presque gagné. Encore quelques heures et ce serait fini. Elle mange un peu, mâchant difficilement avec les quelques dents qu'ils lui restent et prépara ses affaires. Elle n'emporte que les vivres et le fusil puis boitille doucement le long de la piste la ramenant vers les portes de l'arène et la victoire. Elle prend son temps, mais arrive avant que les tambours ne sonnent la fin. Alors elle s'abrite sous les arbres, là où elle n'est pas visible de tous ceux qui viennent. Parfois certains deviennent fous, sont déjà séniles en arrivant, et peuvent se conduire de manière imprévisible. Ici elle est en sécurité.
Les tambours résonnent alors les rappelant, les portes s'ouvrent et elle pleure de joie. Elle a gagné. Elle s'avance et salut le public dans les gradins avec, pour la première fois depuis qu'on l'a mise dans une arène, un sourire sincère et le cœur léger. Elle va offrir à Gregory un respirateur artificiel, ils s'achèteront un dentier chacun, des lunettes et des appareils auditifs. Ils iront même faire un check-up complet à l'hôpital.
Elle y rêve en rentrant dans les couloirs du bâtiment où à peine arrivée elle est prise en charge par son équipe.
Une heure plus tard elle prend le train pour Berlin, pour la cérémonie de clôture. On l'a habillé d'une belle robe, coiffée avec soin et préparé comme pour un bal. Avec les quinze autres vainqueurs elle serre la main de la jeune présidente de l'Europe et se voit offrir un coupon lui offrant à elle et son compagnon la gratuité à tous les soins médicaux et une pension de trois-mille cinq-cents euros par mois jusqu'à la mort des deux membres du couple. Elle rentre chez elle en France par le TTGV le cœur léger et en même temps si lourd. Dans deux semaines partout en Europe d'autres personnes âgées comme elle se lanceront dans l'aventure si dangereuse et en même temps si déshumanisante. Elle ne pourra probablement pas même les regarder à la télévision, sa hanche était toujours douloureuse, sa poitrine le devenait aussi, c'était le cœur selon son équipe. A son âge ce n'est pas bon signe. Mais au fond c'est mieux ainsi. Qu'elle meurt maintenant, emportant avec elle tous ces odieux souvenirs des différentes arènes d'Europe, mettant fin à ces douleurs dont son corps était perclus et ne vivant pas pour voir le jour où sa fille et peut-être ses petits-enfants seront obligés de vivre l'enfer de l'arène pour à leur tour vivre dans la dignité.
J'ai participé avec ce texte aux 24 plumes de PtiteRenarde
ce fut malheureusement une défaite et donc mon dernier pour cette occasion !
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