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C'était la nouvelle pièce d'un jeune dramaturge, vraie étoile montante du jour au lendemain, dont le nom mystérieux avait attiré l'attention des critiques et des spectateurs : "Illustre Inconnu". Les mondains avaient aussitôt cherché de nouveaux surnoms à ce pauvre homme. Le plus connu, celui qui passait près des oreilles de chacun de la bonne société, était simple : " Double I".
Donc, ce jeune artiste avait rapidement conquis la haute société, notamment la cour du Roi Soleil, et chacun reconnaissait son talent. Ses pièces se moquaient de la monarchie, mais de façon si subtile que les spectateurs avaient l'impression de s'inventer de faux détails, et que personne ne lui en tenait rigueur.
En ce froid jour de décembre, la troupe attitrée de "Double I" comptait bien faire la première représentation de sa nouvelle pièce "Diantre !", devant la petite centaine d'heureux spectateurs, dont le Roi Soleil, et notamment un couple étrangement assorti.
Ce couple était le couple Drakven, mariés depuis une bonne dizaine d'années. Ils se ressemblaient si peu que chacun se demandait comment ils avaient pu, autrefois, se trouver l'un l'autre attirants.
La femme était mince, grande, avec le charme chic anglais, sa contrée d'origine. Elle regardait d'un air froid tous ceux qui osaient poser leurs regards sur elle, et se comportait toujours comme si elle faisait partie de la famille royale elle-même. On ne connaissait presque rien de sa famille, à vrai dire, et des centaines de contes circulaient sur son compte. Elle faisait beaucoup attention à ses tenues, sa coiffure, mais plus particulièrement à ses bijoux, grande source de fierté, surtout le collier de perles qu'elle sortait lors de toutes les grandes occasions. Enfin, elle avait une manie qui consistait à voiler à tout moment son visage, par un léger voile en dentelle blanche la plupart du temps, comme une jeune mariée ayant envie de revivre encore et encore son mariage. On la tolérait car le Roi Louis XIV la tolérait avec beaucoup de douceur, et toute sa Cour faisait donc de même.
L'homme était petit, rougeaud, et gros. Il passait son temps à marmonner comme pour lui-même des propos inintelligibles, et les bribes que l'on comprenait n'avaient aucun sens. Cependant, sa famille était respectée dans les environs, et chacun le traitait selon son rang élevé. Il possédait un immense manoir près de Versailles, et le couple espérait secrètement qu'ils seraient invités dans le grand château doré.
Le couple était hétéroclite, et parfois, lorsqu'on les voyait marcher dans les rues de la capitale, le rire prend les passants autour d'eux. La différence de taille était énorme, presque inimaginable, et les deux compères ne se souriaient jamais, ou même se regardaient, non par pudité mais par manque d'intérêt.
Ce soir-là, le couple marchait d'un bon pas, au rythme de la femme, vers le grand théâtre de Versailles. Leur carosse doré les avait déposés devant la grande allée, et ils la traversaient sans un bruit, seulement le raclement de leurs chaussures sur le gravier et le léger bruit que faisait le collier de perles de la femme bruissant sur son cou.
***
La pièce était hilarante, et même la femme s'était laissée aller un petit rire discret, en partie caché par sa main gantée de blanc, tandis que son mari faisait résonner la salle de son rire tonitruant, faisant sauter un des boutons de sa chemise noire.
Le personnage principal acheva la pièce sur le célèbre "Diantre !" tandis que tous les spectateurs fendaient leurs visages d'un sourire partagé avant d'applaudir d'un même son.
Même le Roi Louis XIV partagea ces rires ce soir-là. Cette pièce fut un succès, et les personnages durent revenir trois fois sur scène avant que les derniers applaudissements ne se taisent.
Épuisés, les deux compères marchaient sur la route du retour, lorsque la femme se rendit compte que son collier de perles avait disparu. Son visage, habituellement si neutre, se couvrit d'un masque d'horreur et elle s'arrêta brusquement dans sa marche rapide.
L'homme, essouflé, profita de cette petite pause sans rechigner, et sans regarder sa femme.
La femme murmura un semblant de "pars sans m'attendre" à son mari avant de rebrousser chemin. À y bien réfléchir, l'homme à sa droite, à l'opposé de son mari, avait un comportement suspect. Il avait du subtiliser le collier d'une façon ou d'une autre durant la pièce... Sûrement au moment où elle riait !
Elle s'auto-réprimanda d'avoir été si sotte, et courut vers le théâtre, tachant le bas de sa robe et faisant tomber un de ses gants immaculés dans son empressement. Elle continua de courir, se rafla les genoux sur le mur d'une ruelle mal famée, et finit par tomber... Cela faisait si longtemps qu'elle ne s'était pas laissée aller à la course !
Elle se releva en arrangeant ses vêtements, mais le mal était fait. Son voile etait tombé et elle n'osait le rattraper au milieu des rats. Son deuxième gant était visible, mais une grosse bosse à l'intérieur laissait présumer qu'un animal y avait trouvé refuge par ce temps frisquet, et elle fit un bond en arrière en hurlant lorsqu'un rat renifla le bout de sa chaussure.
La bas de sa robe s'était déchiré depuis longtemps, et une de ses chaussures était restée entre les pattes du gros rat qui la toisait avec de petits yeux mesquins et noirs de haine. Elle enleva une des pinces de sa coiffure et la lança sur le rongeur dégoûtant et plein de maladies.
" Va t'en ! Va t'en te dis-je !"
Lorsqu'elle eut lancé toutes ses pinces, tous les rats avaient disparu dans un recoin sombre qu'elle n'avait aucune envie de fouiller.
Le découragement la gagnait : la nuit était à son apogée, et même si elle arrivait en vie jusqu'à Versailles, les grilles dorées seraient fermées.
Cependant, elle n'arrivait plus à retrouver son chemin et, à force d'errer en espérant vainement de regagner son logis chaud et douillet, elle ne fit que perdre son temps, et se retrouvera devant les grilles dorées.
Se sachant en sécurité, elle se dirigea vers le garde et lui annonça avec son assurance naturelle qu'elle souhaitait rencontrer le Roi.
Le garde, après avoir bien ri et l'avoir parcourue du regard, déclara que le Roi n'accueillait pas les pauvresses du bas peuple dans son château.
Elle regagna le début de l'allée dans le silence le plus complet, abattue. On ne la reconnaissait pas. Elle devait absolument rentrer et retrouver une apparence convenable. Ses cheveux retombaient sur ses yeux dans un mouvement qui l'horripilait.
Elle courut presque jusqu'à sa maison, et quand elle y fut, elle frappa à la porte tellement fort qu'elle laissa des traces sur le bois en ébène de sa porte. Mais elle n'y prêta aucune attention. Elle voulait être au chaud.
" Eho ! Ouvre moi !"
Elle ne reçut aucune réponse. Elle recommença. Sept fois.
Aux premières lueurs du jour, une tête ensommeillée passa dans une fine ouverture, dont elle déduisit qu'il s'agissait de son mari.
"Vous êtes ?
-Votre femme... Je n'ai pas trouvé le collier...
-Diantre ! Quelle est cette plaisanterie ?"
Les yeux de l'homme s'ecarquillèrent, et, alors qu'elle pensait qu'il allait lui ouvrir, il lui claqua la porte au nez.
Nul ne sait s'il l'avait en fait reconnue et qu'il prenait sa revanche sur ses dix années de soumission, ou s'il ne connaissait simplement pas son visage, en tous cas la jeune femme erre encore dans les rues de la capitale, faisant encore et encore le trajet entre Versailles et Paris, à la recherche de son collier de perles...
Méfiez-vous...
Diantre.
Merci à Xanti_ pour sa participation !
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