2. L'Agneau & le Diable

J'ignore qui me lira après une si longue absence mais, si tes yeux se promènent sur ces lignes, c'est bien que tu es là, cher lecteur. Je te souhaite la bienvenue et j'espère que tu te portes pour le mieux. Me voilà de retour avec une nouvelle. 


Date inconnue,

Demeure familiale de Hochschreien

Cher ami,

Il vous sera difficile de vous représenter le baume qu'a déposé en mon cœur la réception de votre lettre. Bien des années se sont écoulées depuis les événements pour desquels vous me demandez éclairage. Cependant, je conçois que vous ayez besoin de connaître la vérité. Elle se situe au croisement du sensible, dans une sorte d'outre-monde où la mort se meut et la vie se décompose.

À l'époque, nous étions de jeunes chiots en formation dans la Commanderie de la Divine Ascension. Vous souvenez-vous des bords de la Baltique, bercés de brume et de vent, et des forets noires de nuit qui, sous nos yeux, étendaient leurs branches à perte de vue ? Le froid nous mordait la peau en hiver. En été, nous nous gorgions de soleil comme des Bohémiens.Cette époque était rugueuse mais bonne. Nous vivions de prières et de franche camaraderie. La formation militaire durcissait nos muscles et nos âmes s'élevaient dans la contemplation. Nous étions placés au service d'un chevalier. Le mien, sieur von Heiligerhügel, étaient le plus doux des hommes. Nous passions de longues heures à la bibliothèque, traduisant de vieux livres latins. Je m'endormis souvent sur ces œuvres sans âge. Sieur Heiligerhügel veillait alors sur mon corps endormi. Il appréciait cette compagnie muette.

Balduin et Siegfried étaient les meilleurs grimpeurs. Ils escaladaient les hauts murs de laCommanderie, marchaient dans la nuit, sans craindre ni les bêtes ni le Diable, jusqu'au village où ils cédaient aux bas instincts du corps. Matthaüs, lui, était savant. J'admirais cet être supérieur, moine avant la tonsure. À l'époque, je me destinais également aux ordres, mais ma chair me tiraillait tant que j'hésitais.

Jonas était le seul d'entre nous à ne pas descendre d'une noble lignée. Pourtant, vous souvenez-vous de son port de tête ? Il nous survolait tel un cygne. Son regard était bleu comme une lame d'azur et ses cheveux blancs comme ceux d'un jeune enfant. Nous étions tous des hommes en devenir et, tous, nous admirions cet ange. Il servait sieur von Krähreland, ce vieux loup discret.

Croyez-le ou non, c'est la face deJonas qui m'a fait comprendre l'amour des femmes. J'en adorais la finesse de trait comme on adore une figure divine. Cet amour païen me consumait autant qu'il me portait de toute sa force vers la prière. J'en devenais dévot, dévot de ce visage, dévot du Seigneur qui seul pouvait m'en sauver, dévot, enfin, de la pureté qui émanait de cet être. Il était notre Sainte Vierge que nous protégions de la moindre éclaboussure, jusqu'à taire nos paroles impies à son passage. Ô mon ami ! Vous souvenez-vous de sa voix ? Elle résonnait puissante et claire comme le cri du premier homme. Cette onde pure jaillissait de la gorge blanche puisse heurtait aux voutes de l'église, contrainte en des espaces humains que sa hauteur ne supportait point. Je priais, lors de chaque messe, pour qu'elle détruise ces plafonds orgueilleux et monte vers le Ciel.

Je m'égare... comme j'étais égaré à l'époque, comme nous l'étions tous. Notre désir nous a rendu aveugle. Le Mal était déjà parmi nous et il étendait son empire en se cachant derrière l'auréole de Jonas.

L'adolescent priait chaque nuit dans sa cellule, dans l'obscurité la plus opaque, oubliant le sommeil en d'interminables supplications qui parfois le menaient jusqu'au matin.Qui tendait l'oreille pouvait entendre sa voix chuchotante tinter comme une cloche derrière la porte. La pâleur de sa peau était celle des insomnies. La clarté de ses yeux était soulignée par des cernes noires. Sa beauté d'ange était spectrale. Il flottait hors du jour car il appartenait à la nuit.

Parfois, des pas se faisaient entendre dans le couloir menant à sa cellule, attenante à la mienne. Des pas lourds, tels ceux d'un vieux loup. Ils s'arrêtaient devant la porte de Jonas, hésitaient, puis pénétraient à l'intérieur. La voix fluette et suppliante mourrait alors. Un silence singulier emplissait l'espace. Je m'endormais le cœur soucieux.

Vous souvenez-vous des balades en forêt ? Frère Emmanuel nous guidait sous les arbres. Cependant, son grand âge le fatiguait vite. Il s'asseyait alors sur une pierre et laissait nos jeunes corps exulter en de longues courses. Nous nous battions, chair contre chair, jusqu'à en faire couler le sang, en nous imaginant en héros d'un autre temps. Jonas ne se joignait jamais à ces jeux violents. Une colombe craintive ne souille pas ses blanches ailes. Nous revenions de ces balades crottés et heureux.Lui semblait se réjouir de notre bonheur et rentrait, à nos côtés, propre et souriant.

Un jour, rassemblés autour de la rivière, Frère Emmanuel dormait dans les rides de son cou. Le jour déclinant irisait le ciel d'une teinte écarlate. Nous décidâmes de nous conter d'effrayantes histoires. Siegfried prit la parole. Il témoigna d'une légende qui se chuchotait au village : un jeune garçon se serait jeté dans les eaux de la rivière près de laquelle nous étions. On affirmait que les berges n'avaient jamais rendu son corps, signe que le mort n'avait pas terminé son séjour sur terre. Qu'attendait-il ? Nul ne le savait. Nonobstant, Siegfried avait un éclairage à nous apporter sur cette singulière rumeur. Il se disait que l'adolescent avait été au service d'un chevalier de la Commanderie.

Ma mémoire ne retint rien de la sensation que cette histoire laissa en nous. Seuls nos rires de jeunes hommes tonnent encore dans mes oreilles. Ils exclurent Jonas, dont je ne perçois pas le timbre. Son spectre demeure absent de cette réminiscence.

Dans la nuit qui suivit le récit de Siegfried, Jonas tomba en prière. J'entendis sa voix plaintive et fluette à travers le mur. Soudain, elle se tut. Mes sens, troublés, s'aiguisèrent et j'écoutais avec une attention accrue. Aucun pas ne résonnait pourtant dans le couloir. Après un étrange silence, une litanie répétitive, sorte de ronron constant, sortit de la gorge de Jonas. Un frisson me parcourut l'échine. Cette mélopée sembla invoquer une haleine hivernale qui, expirant, emplit l'espace d'une fraîcheur de tombeau. Une odeur de vase emplit mes narines.Mon ami se tut de nouveau. En retour, une voix, une toute petite voix d'enfant, brisée comme une surface que l'on remue, parla. Elle déposa en moi une ivresse qui me fit coller le visage contre le mur.Je respirais l'air glacial avec une délectation de lépreux devant la guérison. Parfois, des sons trop aigus en sortaient et je perdais sa trace sonore. Une solitude sourde me figea alors sur place. Des larmes me montèrent aux yeux. J'aurai voulu crier : « Viens ! »,mais je ne connaissais pas le nom de la créature que j'invoquerai.L'odeur de vase étourdit mes sens. Elle me plongea dans un sommeil gluant, comme de boue, duquel j'émergeais au matin avec difficulté.

Le lendemain, Jonas se présenta à la messe. Il prit place à mes côtés dans le choeur. Je le sentis apaisé mais glacial. Nous entonnâmes les chants liturgiques habituels. Au moment de l'Alléluia, mon cœur se mit à battre et, comme toujours, je priais pour que les voûtes se brisent et laissent s'envoler le chant de l'ange. Jonas entrouvrit les lèvres. Un son, clair comme un entrechoquement de lames, emplit progressivement l'espace. Je m'élevais avec lui, transcendé, fermant les yeux pour mieux profiter de l'ascension. Soudain, la voix se brisa. La fausse note s'éleva dans le concert de nos voix mâles et nous troubla tant que le chant cessa. Nous nous regardâmes terrifiés. Dieu nous avait quitté.

L'après-midi même, sans se soucier du temps, Frère Emmanuel nous emmena en forêt. Je me sentais l'âme aussi grise que le ciel. Nous étions béants, pris d'une mélancolie singulière. Les arbres nous toisèrent de tout leur âge. Ils ne nous protégèrent pas lorsque la pluie s'abattit sur nos têtes nues. Nous courûmes vers la Commanderie en soutenant FrèreEmmanuel. La rivière, en bordure de l'imposante bâtisse noire, était déchaînée. Elle vomissait des torrents de boue grisâtre sur les berges, emportant tout dans ses inextricables remous. Nous traversâmes le pont de pierre battu par les flots. En atteignant l'autre rive, un bruit de chute fit cesser notre course éperdue.Nous aperçûmes Jonas disparaître dans un tourbillon aqueux. Aussitôt, Balduin plongea à sa suite. Nous le suivîmes depuis la berge, trébuchant, glissant, nous relevant sans crainte de la mort tant celle de notre ange nous obsédait. Je ne me souviens pas vous avoir dépassé, pourtant je le fis, tant mon cœur se tordait.

Droit devant, je devinais soudain trois silhouettes étendues. Balduin, le buste secoué de spasmes erratiques, se tenait le dos contre un arbre. Il me désigna, sans réussir à prononcer une parole, le corps de Jonas. Celui-ci reposait sous une forme que j'identifiais d'abord mal et qui s'agrippait à lui. Je m'approchais et la retournais. C'était un cadavre, un cadavre menu, aux orbites creuses et vertes d'algues. Le squelette dégoulinait de vase et de boue. Des branchages entrelacés emplissaient la cage thoracique.

- Il a bougé ! hurla Balduin. Cette chose s'est accrochée à Jonas et l'a embrassé !

J'abandonnais mon ami à sa démence. Fou de douleur, j'écartais le mort et tâtais le pouls de l'autre.Il ne battait plus sous la chair blanche et trempée. Sans hésitation, j'appuyais sur la poitrine du garçon aux yeux clos. J'approchais ma bouche du visage adoré et lui sacrifiais mon souffle. Il s'anima tantôt et se redressa, sans cracher l'eau de ses poumons. D'un geste, je le ramenais contre moi, craignant que les vicissitudes du ciel ne le rende malade. Je serrais le corps rigide contre ma poitrine, espérant deviner son souffle contre mon cou.

Frère Emmanuel et vous autres arrivèrent à ce moment-là. Le vieux moine, longtemps interdit, s'exclama d'un coup :

- Isaak !

Nous ne comprimes d'abord pas à qui il s'adressait. Nous étions affolés et essoufflés. Un réflexe de meute nous rapprocha les uns des autres. Je fus entouré de vous, mes camarades, et veillé comme une mère portant un enfant malade. FrèreEmmanuel s'agenouilla près du cadavre. Il exécuta un lent signe de croix puis, posant les genoux dans la boue, commença une prière.Vous vous approchâtes du vieux maître. Il ne répondit à aucune de vos questions. Le reste de notre jeune groupe resta auprès de moi et du rescapé. Nous l'entourâmes de notre affection paniquée.Jonas, lui, demeura immobile, les yeux grands ouverts, semblant redécouvrir le monde. Enfin, il se sépara de moi. Je croisais son regard... et ne le reconnut point. C'était pourtant le même bleu, si pâle, si absent et les mêmes cheveux fins, collés sur le front blanc. L'ange devina mon état. Il l'accueillit en ne retenant point un sourire. Cette marque de joie s'esquissa selon un tracé inconnu. La légère élévation des sourcils me parut étrangère de la même façon.

Un trouble s'empara de ma personne, mais je ne le partageais point. Il me paraissait trop étonnant de ne pas reconnaître un être dont la physionomie demeure la même. Nous marchâmes jusqu'à la Commanderie, épuisés, entourant le vivant revenu d'entre les morts d'une chaleur qui ne sembla pas le pénétrer. Des funérailles furent organisés pour le cadavre de la rivière.Elles se firent dans un singulier silence. Jonas ne chanta point. Il ne chantait plus. La dépouille disparut sous une tombe anonyme, dans le cimetière près de l'Eglise. Son nom, Isaak, me hanta pourtant et cette pierre dressé, sous laquelle reposait le jeune corps, se nimba d'une aura de mystère.

Notre ange évolua dès lors parmi nous plus diaphane et distant que jamais. Le pourtour des yeux se creusa, puis vinrent les joues, vieillissant le visage autrefois lisse et juvénile. Un soir, en regagnant nos cellules côte à côte, je me risquais à lui adresser une parole bienveillante. Jonas tourna vers moi un regard voilé, comme aveugle. Il me sourit. Ses gencives étaient noires.

Aurais-je dû courir en informer nos pairs ? Sans doute, mais je craignais que l'on fisse du mal à la figure chérie. Je me tus donc, jouant le jeu de la créature que nul autre que moi n'osait regarder. Au fil des jours, il changea, volant au dessus de nous tel un spectre. Son regard devint bleu comme la surface d'un lac mort. Ses cheveux, blancs, se détachaient d'un crâne devenu grisâtre. Vous autres, vous vous détournâtes de cet être changé dont la souffrance ne sied guère à votre rang. Vous devîntes aussi aveugles que les yeux du mort, incapables de faire face à la pourriture d'autrui. Le silence de sa bouche devint le vôtre.

Une nuit, je demeurais tard auprès de sieur von Heiligerhügel et des vieux ouvrages de l'abbaye. Alors que je remontais dans ma cellule, la silhouette de ce vieux loup de vonKrähreland me croisa sans me voir. Je décidais de le suivre.

L'homme passa comme un lièvre devant la bibliothèque. Heiligerhügel leva les yeux du livre qu'il avait entre les mains. Il croisa mon regard terrifié et me demanda ce qui se passait. J'articulais difficilement une réponse lorsqu'une source de terreur infinie me frôla. Immédiatement, mon chevalier attrapa son épée et s'élança à la suite de son camarade. Une peur sourde, insidieuse, glaça mes jambes. Je me ressaisis et quittais les murs de Commanderie derrière les deux hommes.

Krähreland trouva refuge dans une remise brinquebalante.

À sa suite, Heiligerhügel et moi-même virent distinctement le corps de Jonas, à demi nu, se précipiter vers la construction fragile. Brusquement, il s'arrêta. Un cri, où une dizaine de voix enfantines et d'outre-tombe se mêlèrent, jaillit de la gorge translucide. Le garçon se jeta ensuite contre les murs fragiles, s'y déchirant la chair, s'y brisant les os. Je portais la main à ma dague. Heiligerhügel me retint. Il tomba en prière. Je l'imitais. Mes oreilles furent sourdes à nos paroles saintes. Je n'entendais que Jonas, cette silhouette tordue, couverte d'un sang noir qui, au prix d'un ultime effort, pénétra le refuge de sa proie. Mon chevalier attendit, avec ce visage grave d'homme de messe puis, décidé, il abandonna son arme. Nous entrâmes à notre tour dans la remise.

- Jonas ? appela Heiligerhügel.

Des bruits de mastication nous répondirent. Au sol, du sang chaud, écarlate, se mêlait à un sang noir épais. Ces rigoles organiques me donnèrent la nausée.

- Isaak ? osa le chevalier.

Le corps de Jonas sortit de l'obscurité sur quatre membres brisés. La peau, marquées par les stigmates de la décrépitude, tombaient parfois en lambeaux. La bouche n'était qu'une cavité sanglante. Les yeux, blancs et aveugles, semblèrent néanmoins nous voir. Heiligerhügel s'accroupit. Il ouvrit les bras. La créature vint au devant de nous. Avec recueillement, le chevalier porta l'âme agonisante hors du lieu de péché. Je joignis les mains, priant pour que le Seigneur apaise l'âme tourmentée.Sous la ligne de l'horizon, le soleil perça la nuit de rayons jaunes. Le Ciel exauça mon voeu. Entre les bras de l'homme, l'adolescent était mort.  

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