Le temps d'un voyage (2/5)
— Mais c'est mon tram ! s'exclama soudainement la petite voix de mon esprit.
Je me mis à courir comme une folle – pour la énième fois de la journée – et je me dirigeai vers le pont en pierre qui menait à l'autre quai de la gare. Je me heurtai alors à une foule de quatre dégénérés mentaux qui dansaient sur le pont, tout en fumant des cigarettes, envoyant à intervalles réguliers des salves de fumées toxiques dans l'air – un peu à la manière des cracheurs de feu dans les films – comme si cela faisait partie de leur chorégraphie douteuse. Je me pris une vague de fumée grisâtre dans la figure, me faisant tousser et m'horripilant plus que tout – plus jamais tu n'iras dans ce maudit lieu, Caro –, sous les rires de quelques danseurs qui semblaient se délecter de mon malheur.
Lorsque je parvins enfin de l'autre côté, je jetai un coup d'œil au tramway en suspension qui n'était toujours pas parti – miracle ! –, et je me précipitai pour descendre les marches vers lui. Ma joie retomba soudainement lorsque je constatai que les portes étaient closes – on voyait à travers les vitres que tout était plein – et il ne restait plus que des places sur les côtés, à l'extérieur, sur une banquette rouge à petits pois blancs où quelques gens étaient déjà installés.
— Attends, mais depuis quand il y a des places à l'extérieur dans un tram ?! Ce n'est pas dangereux ?!
Une sonnerie stridente se fit soudainement entendre, signe que le tramway allait repartir imminemment, et je n'en attendis pas davantage, voulant surtout fuir cette atmosphère insécurisante du reste de la gare. Je dévalai les trois dernières marches et, veillant à ne pas me mouiller avec cette eau stagnante quelques centimètres en dessous du wagon, je m'assis sur une banquette quasiment vide – à l'extrémité de celle-ci pour être le plus loin possible de mon voisin qui ne m'inspirait pas du tout confiance. Le tramway démarra l'instant d'après, je fus violemment projetée en arrière et je m'accrochai comme je pus à la paroi vitrée du véhicule.
— Franchement, qui a eu l'idée absurde de mettre des banquettes à l'extérieur ?! soufflai-je.
— Et qui a eu l'idée absurde de les utiliser ?! répliqua en écho mon esprit rationnel, de toute évidence en manque d'attention ce matin.
Je devrais peut-être apprendre à penser dans ma tête – ou à ne pas penser tout court –, car mon voisin s'était tourné vers moi et me dévisageait avec la plus grande insistance de ses yeux verts. Il était très grand, à la forte carrure, crâne rasé ; typiquement le genre de personne dont je n'avais pas envie d'attirer l'attention.
— Caro, respire, ça va passer... tenta de me rassurer mon esprit en vain, car l'inconnu ne se détournait pas.
Quelques secondes plus tard, il finit par briser le silence – brouillé par les échos du tramway qui naviguait dans le tunnel – d'une voix mielleuse :
— Tu fais quoi ici, ma jolie ?
Ne pas trembler, rester calme, ignorer... Mais pourquoi je suis tombée sur un taré ?! Ça va passer, dans quelques minutes, je serai à Iniris et j'aurai mon bus tout charmant...
— C'est quoi ton petit nom ? poursuivit l'homme en se rapprochant quelque peu de moi ce qui me fit me tasser un peu plus contre l'extrémité de la banquette.
Ma main se glissa dans la poche de ma veste et une légère vague de soulagement s'empara de moi lorsque mes doigts entrèrent en contact avec mon meilleur objet de self-défense légal : mes clés. Je n'avais jamais autant aimé mes clés.
Pour mon plus grand bonheur, je n'eus pas besoin de m'en servir car le tramway se mit à freiner – j'eus encore une fois toutes les peines du monde à me maintenir sur cette maudite banquette – avant de s'arrêter quelques secondes après. Je me levai en hâte, posant mes pieds sur les marches du quai d'une gare similaire à la première, à l'exception près que le tunnel n'était plus inondé d'eau ; il n'y avait plus qu'une légère couche humide sur le sol. Mes yeux se posèrent sur les portes toujours closes du tramway et quand je vis des voyageurs s'asseoir sur ma banquette juste devant moi, la panique reprit possession de moi.
— Pourquoi ces portes pourries ne s'ouvrent pas ?! Je veux rentrer à l'intérieur, moi !
Ah, j'avais encore parlé à mi-voix car de nouveaux regards s'étaient posés sur moi... Puis la sonnerie caractéristique retentit et mon cœur se mit à battre encore plus fort. Non, je ne veux pas qu'il parte sans moi ! Je le vis démarrer, défiler lentement devant moi et tout mon ressentiment jaillit à ce moment :
— Tout ça à cause de cette foule de dégénérés !
Je ne prêtais même plus attention à tous ceux qui m'observaient avec insistance, j'étais obsédée par les wagons qui défilaient un à un sous mes yeux lentement, m'éloignant à chaque instant de mon précieux bus de 7h23. Je vis à ce moment à l'arrière du tramway deux hommes qui s'accrochaient à une barre métallique en haut du dernier wagon. Il restait tout juste la place pour une personne sur la gauche, et sans trop réfléchir – sans réfléchir du tout même –, je m'élançai sur la voie humide du train et j'attrapai la barre d'une main ferme. Je parvins, bien que difficilement, à m'y accrocher et me hisser à l'arrière du wagon alors que le tramway prenait de la vitesse. Quand je me stabilisai enfin, je remarquai les regards assassins que me jetaient les deux hommes désormais mes voisins directs.
Je pris alors conscience de la réalité et mes membres se raidirent ; que m'avait-il pris de faire une chose aussi insensée ?! Voilà que j'étais suspendue par la seule force de mes bras – avec l'aide d'un micro-support sous les pointes de mes bottines glissantes – à l'arrière d'un wagon roulant, aux côtés de deux hommes qui me dévisageaient comme si j'étais une bête de foire. La banquette de tout à l'heure me faisait envie à côté de cela. Envie ! Tu te rends compte de l'absurdité, Caro ?!
Allez, respire, ça va passer dans quelques minutes tu seras arrivée à bon port et tout reprendra son cours normal... Cela faisait trop de fois que je me répétais cette phrase ce matin.
Un bruit sourd étouffé par l'écho du tunnel me rappela brutalement à la réalité et mon cœur manqua de lâcher quand j'aperçus au loin un tramway filant en sens inverse... droit vers moi. Je fus incapable de réagir, trop tétanisée pour faire le moindre mouvement.
Oui, je sais, j'ai un instinct de survie médiocre.
Alors que la fatalité s'approchait à grands pas, je sentis une main attraper le col de ma veste et me tirer violemment en arrière. L'instant d'après, les wagons orange et blancs – dépourvus du moindre passager d'ailleurs – défilaient sous mes yeux à toute allure. À peine furent-ils passés que mon sauveur me repoussa vivement en avant loin de lui, et j'eus toutes les peines du monde à rester accrochée à la barre.
— Il est un peu trop tôt pour te tuer, petite bourgeoise, fit sa voix rauque dans mon dos.
Je me retournai vers lui et découvris que ses yeux bleus me toisaient d'un air mauvais et il enchaîna avec mépris :
— Pas trop dégoûtée de devoir cet instant de répit à l'un de ces dégénérés qui constituent cette foule ?
Sans attendre une réponse de ma part – j'étais de toute façon trop abasourdie pour répliquer quelque chose d'un tant soit peu sensé –, il détourna vivement la tête, faisant valser ses cheveux blond-roux bouclés, un peu trop longs pour être ordonnés correctement. Je finis par comprendre la raison de cette pique et mon visage s'embrasa encore plus ; vraiment, il fallait que j'arrête de penser à haute voix.
— T'aurais pas dû la sauver, franchement, entendis-je à ce moment le second homme murmurer à mon voisin.
— Elle ne méritait pas son salut avant l'heure, répliqua seulement à mi-voix mon sauveur à ma plus grande incompréhension.
Mériter son salut avant l'heure... Que cela pouvait-il donc bien signifier... ? Je cherchai en vain une explication à ces paroles énigmatiques avant d'arriver à la conclusion que j'avais dû mal entendre avec tout ce vacarme environnant. Cela ne faisait aucun sens de toute façon.
Le voyage me parut durer une éternité car je m'ennuyais terriblement ; je n'osais regarder mes deux intimidants voisins à qui je devais pourtant la vie, et mes bras me faisaient atrocement souffrir. Promis, plus jamais je ne monterai à l'arrière d'un tram ainsi...
Le train finit par sortir de son tunnel ocre oppressant et monotone, regagnant ainsi une belle forêt et il ne tarda pas à se stopper dans une petite clairière. Toujours pas mon arrêt, nous devions être dans la forêt qui avait été creusée pour rejoindre Iniris depuis Avoril. Bientôt arrivée cependant.
Constatant que mes deux voisins venaient de descendre, à l'instar de la grande majorité des passagers, je crus que j'allais enfin en profiter pour continuer le voyage seule. Je ne pouvais me tromper plus lourdement car l'homme aux cheveux blond vénitien lança à mon intention, non sans m'avoir dévisagée quelques secondes au préalable comme si j'étais une imbécile :
— Profite de l'arrêt pour te reposer un minimum, petite bourgeoise. Tes frêles bras ne vont jamais tenir à force.
Il se fiche de moi ?! Depuis quand j'ai l'air frêle ?! Mais je devais admettre qu'il avait raison car mes muscles endoloris me rappelèrent à la réalité. Je posai alors pied à terre, laissai retomber mes bras le long de ma veste, dans l'espoir de faire passer les crampes naissantes, puis l'homme qui ne m'avait quittée des yeux s'enquit :
— Tu vas où, petite bourgeoise ?
Il commence sérieusement à m'énerver avec ce surnom stigmatisant... Calme, Caro ! Tu n'es pas en position d'argumenter quoi que ce soit.
— Iniris, répondis-je avant de poursuivre avec assurance dans l'espoir de l'impressionner pour qu'il arrête de me considérer comme une moins que rien. Là, nous sommes dans la forêt qui a été creusée entre Avoril et Iniris pour faire passer le tram. Le prochain arrêt est donc le mien.
L'homme me regardait avec la plus grande incompréhension – sûrement était-il bouche-bée par mon niveau de connaissance auquel il ne s'attendait visiblement pas –, il s'apprêta à répondre, mais son acolyte lui donna un coup de coude dans l'abdomen en sifflant :
— Laisse tomber, Jack, elle est trop idiote.
Trop idiote ?! Mais pour qui il se prend celui-là ?! Et, laisse tomber quoi ? Décidément, ils aimaient procéder par énigmes tout en m'humiliant. Je ne pus m'interroger et m'offusquer davantage car la sonnette suraiguë retentit et je repris ma place à l'arrière du tramway, avant de me maudire. Pourquoi n'avais-je pas cherché une place assise, même à l'extérieur, au lieu de discuter avec ces deux énergumènes ?! Tu fais vraiment tout à l'envers aujourd'hui, Caro !
Le train redémarra, m'obligeant à tirer sur mes bras pour ne pas décrocher, et quand sa vitesse fut enfin stabilisée, je pus me détendre un peu. Enfin, si « se détendre » était un terme approprié dans ces circonstances.
Une attente interminable fut à nouveau au rendez-vous et je m'amusai à regarder les paysages naturels défiler pour passer le temps – beaucoup plus stimulants que la paroi ocre du tunnel précédent. Le jour s'était bien levé ce qui aurait pu rendre la promenade agréable si elle n'avait pas été à l'arrière d'un tramway en compagnie de deux hommes détestables qui heureusement ne m'adressaient plus la parole.
Rompant avec le train-train habituel – sans mauvais jeu de mot –, le tramway freina brusquement et je me retrouvai plaquée contre la paroi arrière à l'instar de mes voisins.
— Ça commence... souffla le second, un sourire perfide apparaissant sur ses lèvres décharnées.
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