La Princesse de Nacre (1/2)

Il était une fois trois peuples, les Aigles d'Or, les Corbeaux de Jais et les Hérons de Nacre, qui vivaient sur un territoire lointain, à dire vrai sur une petite île boisée située aux confins du monde. Ils ne ressemblaient point à l'idée que, nous, humains, nous nous faisons de ces oiseaux. Ils étaient en effet d'apparence mi-humaine, mi-animale, tous majestueux, et, par-dessus tout, ils avaient la faculté de se transformer en oiseaux, pouvant alors à la fois voler et marcher. Chaque peuple représentait une vertu propre : le Courage incarné par les Aigles, l'Ingéniosité par les Corbeaux et la Grâce par les Hérons. Chacun d'entre eux s'était jadis vu attribuer, par une entité divine inconnue, une partie de l'île et avait évolué, sans contact direct avec ses voisins. Mais le temps avait passé, emportant cette ancienne quiétude : les trois peuples étaient devenus plus nombreux et tous avaient poursuivi le même et unique but : agrandir leur territoire pour subsister... Une grande guerre avait alors eu lieu, anéantissant presque chaque espèce : ils n'avaient survécu qu'en raison de la bonne grâce de la Déesse, créatrice de l'île, qui était parvenue à mettre un terme à ce conflit sanglant. Une ère de paix s'était à nouveau installée mais la Déesse avait puni ses protégés, les considérant indignes de sa bonté. Elle leur avait retiré leur si précieuse faculté de métamorphose : les peuples étaient devenus comme de simples hommes, au détail près qu'ils avaient conservé leur apparence physique mi-humaine, mi-animale. Cependant, aucun des habitants n'avait réellement pris conscience du châtiment divin : le temps avait passé, la paix avait prospéré, mais à nouveau, les groupes étaient devenus trop nombreux et l'équilibre menaçait d'être brisé...

Ce fut à l'aube de ces temps instables que naquit Eleann, la princesse Héron, fille cadette du Roi Jolann et de la Reine Orphean, eux-mêmes lointains descendants de Dayann l'Élégant, premier roi du peuple Héron. Selon la tradition, un diadème de Nacre fut forgé au nom de la princesse et fut ensuite déposé sur ses longs cheveux albes. Le Roi et la Reine étaient enchantés par la naissance de leur fille et voyaient en cette enfant pure et rayonnante l'espoir de s'emparer par la puissance de la Grâce des deux autres territoires, tandis que son frère aîné assurerait la succession au trône. Ces pensées perfides furent cependant perçues par la Déesse de ce monde, et son courroux et son indignation face à une telle manigance s'abattirent sur la nouvelle-née. Alors que le Roi et la Reine entonnaient presque déjà les chants de la victoire, ils remarquèrent que leur fille possédait un terrible défaut : elle ne pouvait chanter, ou même parler. Elle était dépourvue de voix, châtiment infligé par la Déesse.

— Que pouvons-nous bien faire ? se lamentaient ses parents. Une Héron, qui plus est notre fille, sans voix... C'est impensable : les Hérons incarnent la Grâce ! Quelle Grâce peut-il y avoir à être dépourvu de voix ? Quelle humiliation pour nous...

Fut alors décidé, dans le plus grand secret, d'abandonner l'enfant, et son berceau fut déposé, une nuit, à la frontière des trois territoires, au pied d'un arbre majestueux, qui se trouvait être la demeure de la Déesse. Cette dernière fut effarée par la cruauté du peuple de Nacre, qu'elle avait longtemps considéré comme le plus doux, mais son courroux s'apaisa lorsqu'elle posa les yeux sur le pâle visage de la princesse qu'elle avait elle-même maudite. Se sentant presque coupable d'avoir jeté un tel sort à la petite Héron, la Déesse se promit de lever cette malédiction le jour où le peuple de Nacre reconnaîtrait ses erreurs. Elle se contenta alors d'instaurer un voile protecteur autour du landau de l'enfant pour qu'elle survécût la nuit, puis se retira au sommet de sa demeure cachée.

Le berceau fut retrouvé le lendemain par un groupe d'Aigles qui patrouillaient. En voyant la petite fille seule et silencieuse, au beau milieu de la forêt, ils la prirent en pitié et décidèrent de l'apporter à leur Roi. Ce dernier fut tout d'abord contrarié à la vue d'une petite fille Héron, mais lorsqu'il aperçut le diadème de Nacre dans les cheveux de l'enfant, le Roi des Aigles ravala sa colère et décida alors :

— Puisque cette enfant descend de Dayann l'Élégant, il est tout naturel qu'elle soit mariée à mon fils Naokim, lui-même descendant de Joachim le Brave. Leur union symbolisera l'alliance entre nos deux peuples : elle se déroulera précisément dans seize ans, en ce lieu, et tous les Aigles y seront conviés.

Le destin d'Eleann semblait alors tout tracé et la princesse grandit dans le palais du peuple d'Or, inconsciente de son sombre passé et de la malédiction divine qui pesait sur elle. Sa beauté n'avait d'égale que sa joie de vivre, et tous l'appréciaient et la chérissaient comme leur plus grand trésor. Elle ignorait tout des deux autres peuples-oiseaux, des tensions qui s'installaient progressivement ainsi que de ses véritables origines. On lui avait enseigné à chasser dans la forêt et à se battre, comme il était de coutume chez le peuple d'Or, et, de son côté, sa Grâce naturelle s'était développée. Cependant, rien ni personne n'avait été capable de lui faire retrouver sa précieuse voix. Ce manque peinait le Roi des Aigles, qui avait finalement compris que la jeune fille avait été abandonnée par ses pairs pour cette unique raison. Pour lui en revanche, seul comptait que la princesse fût de lignée royale, afin de pouvoir unir son peuple avec celui de Nacre pour triompher des Corbeaux. La Déesse avait bel et bien perçu ce plan presque machiavélique, mais elle se refusa d'intervenir davantage. Qu'ils aillent eux-mêmes vers leur propre destruction... Je ne peux plus rien pour eux finalement... Et elle s'était tristement désintéressée du sort du peuple des Aigles.

La princesse Eleann était sur le point d'atteindre ses dix ans lorsqu'un jour, alors qu'elle se promenait dans la forêt, elle fit une rencontre tout à fait imprévue. Les bois d'Or avaient toujours été pour Eleann un lieu de réconfort, où elle passait la plupart de son temps libre à y rêvasser et à y danser, comme les membres du peuple de Nacre en avaient naturellement l'habitude. Elle entendait les petits oiseaux gazouiller gaiement, elle les voyait s'envoler parfois dans le ciel et souhaitait les rejoindre dans leurs courses folles ; mais, comme tout habitant de cette île, elle ne pouvait se transformer en oiseau et ainsi déployer ses majestueuses ailes blanches. Ce dont elle rêvait plus que tout était cependant de pouvoir répondre aux chants des oiseaux, parler comme tous ceux qu'elle rencontrait, découvrir sa voix, à elle... Elle s'entendait parler dans sa tête, mais aucun son ne parvenait à sortir, à son plus grand désespoir, si bien qu'elle était forcée de se rendre à l'évidence : son souhait ne serait jamais exhaussé. Elle était vouée au silence.

Ce jour-là, dans la forêt, ce ne fut cependant pas les petits oiseaux habituels qu'elle rencontra. Non, elle vit une ombre passer à quelques pas d'elle et sa curiosité finit par l'emporter. Elle traversa sans même s'en rendre compte la frontière entre le territoire des Aigles et celui des Corbeaux, limite que le Roi d'Or lui avait formellement interdit de franchir. Mais la princesse était à ce moment trop distraite, perturbée par cette ombre inhabituelle, pour remarquer sa méprise.

À peine avait-elle fait quelques pas de l'autre côté que l'ombre ressurgit à sa droite et se jeta sur elle. Une lueur de peur passa dans les yeux turquoise d'Eleann et elle s'entendit pousser mentalement un cri d'effarement. Son agresseur l'avait déjà immobilisée durement contre un tronc d'arbre à l'écorce noircie par l'humidité, arbre bien différent de ceux qu'elle avait l'habitude de rencontrer lors de ses promenades dans les bois d'Or. Les yeux d'Eleann s'écarquillèrent de surprise lorsqu'elle découvrit son opposant : un jeune homme qui la dépassait d'une tête, aux yeux noirs pétillants de malice. Mais le plus surprenant, et peut-être le plus inexplicable pour Eleann, restait la couleur de son plumage : noir de Jais, l'opposé d'elle et grandement différent de celui des Aigles.

— Que faisait donc une Héron sur le territoire des Aigles, et maintenant sur celui des Corbeaux ? Pour qui vous prenez-vous ?

Un bref silence s'installa puis le Corbeau reprit avec davantage de férocité :

— Répondez !

Eleann eut alors un mouvement de recul face au ton colérique de son interlocuteur puis elle désigna d'un geste de la main sa gorge pour tenter de lui faire comprendre son handicap.

— Vous... Vous ne pouvez pas parler ? s'étonna le Corbeau après un petit moment. Comment est-ce possible ? Une Héron, muette ?

Puis le Corbeau s'interrompit au moment où il vit le diadème de Nacre entrelacé dans les cheveux blancs de la princesse. Tout en saisissant délicatement la couronne sacrée du bout des doigts, il murmura :

— Un diadème de Nacre... Comment est-ce possible... ? Qui êtes-vous... ?

— Lâchez-la immédiatement, prince Tyago.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top