C.H.L.O.É (1/2)
— Hors de mon bureau, Emotia !
La paroi de l'antre de mon prétendu supérieur se déforma, m'expulsant de son bureau, et je tombai la tête la première dans un grand tuyau chargé d'un liquide visqueux.
Comme vous l'avez deviné, je m'appelle Emotia. Et ce liquide gluant et jaunâtre qui m'entoure, c'est le Torrent, et malheureusement je m'y retrouve assez souvent, souillant ma belle robe rose pâle...
À peine avais-je repris mes esprits que je fus assaillie par une vague de petits êtres fins et élancés fort affairés : les Étoiles. Me faisant bousculer de toutes parts par ces élégantes demoiselles vitales pour notre système, pourtant si irrespectueuses, ce fut avec beaucoup de difficultés que je me relevai après leur attaque involontaire.
Bon, continuons les présentations. Celui qui m'a expulsée si peu galamment de son bureau, c'est l'Empereur, le monarque absolu, le dictateur, bref tous les noms que vous voudrez. S'étant auto-désigné comme chef suprême de notre système, il prend toutes les décisions, sans ne demander l'avis à personne et surtout pas à moi. Comment, que dites-vous ? Je n'ai toujours pas dit son nom ? Très bien, si vous y tenez vraiment : son vrai nom, c'est C.H.L.O.É.. En plus, il prend la grosse tête avec toutes ces majuscules ridicules. D'ailleurs, c'est très tentant de lui trouver des acronymes ridicules et je ne m'en suis jamais privée.
N'ayant rien d'autre à faire de toute façon, je me laissais paisiblement transporter dans le Torrent, songeant à de nouveaux surnoms dévalorisants pour C.H.L.O.É qui ne méritait pas mieux. Ce fut au moment où je venais de trouver ma troisième ingénieuse combinaison qu'une violente pointe de stress me secoua, et je me relevai précipitamment. Étant incapable de me diriger rapidement en nageant, je fis un simple geste à l'intention de quelques Dames Rouges, omniprésentes dans le Torrent, et elles me dirigèrent vers la véritable unité centrale de notre système – si C.H.L.O.É. m'entendait dire cela : le Canon. Celui-ci me catapulta violemment, comme je l'avais souhaité dans un autre tuyau qui menait directement à l'antre de l'Empereur.
— Emotia ! Que me veux-tu encore ?! s'exclama C.H.L.O.É., les yeux toujours rivés sur son écran géant où je me demandais ce qu'il pouvait bien y avoir de si intéressant pour qu'il passe toute la journée derrière.
— J'ai ressenti un pic brutal de stress et...
— Tu m'en vois fortement affecté... ironisa C.H.L.O.É..
— ... et il n'a pas encore disparu : il est toujours aussi intense, complétai-je sans me soucier de son impertinente interruption. Nous devons réagir !
— Arrête un peu avec tes pics de stress : tout est déjà géré. Il ne s'agit que de la question 2.b. de l'exercice 1 du contrôle de mathématiques.
— Alors pourquoi perçois-je toujours du stress ? m'enquis-je avec un regard triomphant.
— Car tu as un train de retard, ma vieille...
— C'est faux ! Écoute-moi par pitié ! Je suis toujours en panique pour cette question !
C.H.L.O.É. se désintéressa de moi et je déclarai :
— Ah, c'est malin. Maintenant, je ressens de la colère.
— Pourquoi ? s'enquit C.H.L.O.É. sans y accorder pourtant beaucoup d'intérêt.
— Furieuse de ton incapacité à gérer le stress.
— Je ne suis en rien inapte à gérer le stress, s'indigna C.H.L.O.É.. As-tu seulement idée de tous les paramètres que je dois prendre en compte à chaque instant, sans compter le nombre de décisions que je dois effectuer par seconde ?! Alors, soulager un maigre pic de stress à cause d'une simple question d'un contrôle de mathématiques n'est vraiment pas ma priorité.
— Alors laisse-moi t'aider ! suppliai-je.
— Non : tu ne comprends pas un seul dixième de pourcent de toutes les décisions capitales que je prends à chaque instant. Ton seul rôle ici, et je t'assure que tu le remplis à merveille, est de me distraire au maximum possible, afin que je m'efforce à me concentrer davantage. La distraction que tu me fournis me permet d'accroître ma capacité à être multitâche, étant donné que je suis obligé d'écouter tes incessants bavardages sans arrêter de prendre le même nombre de décisions, et lorsque je suis enfin débarrassé de toi, je suis plus apte à résoudre davantage de problèmes. Mais là, vois-tu, cela fait un peu trop pour moi, alors je te prierai, pour la quinzième, et j'espère dernière mais ce serait sûrement trop te demander, fois de la journée, de bien vouloir sortir de mon bureau. Avant que je ne t'expulse, solution assez tentante, ou même que j'envoie mes Soldats Blancs pour t'exterminer, solution qui me semble parfaitement adaptée.
Il n'y avait que lui pour être aussi verbeux et faire des phrases à multiples parenthèses tout à fait stupides et, dégoûtée, je me contentai de répondre :
— Tu serais un bien piètre Empereur sans moi...
— D'un, je ne suis pas un Empereur, je ne sais pas combien de fois je te l'ai déjà dit, mais bon tu sembles avoir une mémoire pire que celle d'un poisson rouge. De deux, tu ne me sers à rien et... Mais pourquoi perds-je mon temps à argumenter avec toi ?
— Car c'est mon rôle de contredire tes décisions en me basant sur les émotions que je ressens. Et, tu viens tout juste de dire que je servais à accroître ta capacité à être multitâche. As-tu déjà oublié ces paroles ? Et après, tu dis que c'est moi qui ai...
— DEHORS !
L'antre de l'Empereur se déforma, je me résignai à mon sort et de nouveau je me retrouvai immergée dans le Torrent.
Ah oui, vous ne savez pas qui sont les Soldats Blancs. Puisque je n'ai rien de mieux à faire, j'imagine que je peux bien vous l'expliquer. Ils constituent notre armée : ils nous défendent contre tous les Envahisseurs, et croyez-moi ils sont nombreux. Enfin, c'est ce qu'ils sont censés faire en temps normal, lorsque C.H.L.O.É. n'éprouve pas des envies de meurtre envers ma pauvre petite personne si délicate... Je les aidéjà rencontrés, quelques ans plus tôt si ma mémoire ne fait pas défaut, lorsque j'ai exaspéré C.H.L.O.É. pendant toute une matinée sur la véritable orthographe du mot « dilemme ». Je pensais « dilemme », bien évidemment, et lui disait que c'était « dilemne » – quelle absurdité, c'est moche, ça se voit au premier coup d'œil. Et c'est son mot qui a été choisi pour la dictée alors que j'avais raison, comme toujours. Cela a véritablement énervé C.H.L.O.É. et, vert de jalousie, il m'a envoyée chez les Soldats Blancs, prétextant que je ne faisais que le distraire, d'où son erreur. Ce n'est vraiment pas juste : les pauvres jeunes filles innocentes qui ont toujours raison sont châtiées injustement par les Empereurs démoniaques abusant de leur pouvoir auto-proclamé. Bref, pour en revenir aux Soldats Blancs : ils sont assez bruts et très peu loquaces. Il faut avouer que je n'ai pas la moindre envie de les revoir ; j'essaye de moins énerver C.H.L.O.É. avec des histoires d'orthographe, pourtant quand j'ai raison – c'est-à-dire tout le temps – j'ai du mal à tenir ma langue. L'avantage, c'est que maintenant il y a moins de dictées, peut-être parce que nous avons vieilli – mais le temps est une notion floue pour moi, contrairement à sa Majesté C.H.L.O.É.... Mais bon, les Soldats Blancs sont primordiaux pour la survie de notre système, et je les respecte comme quiconque en ce lieu.
Je me laissais divaguer dans le Torrent : j'en avais assez d'être constamment ignorée. J'avais un immense talent mais entièrement méconnu de tous. Je voulais devenir célèbre, acquérir une place importante dans ce système, être reconnue par l'Empereur... mais non, je semblais destinée à rester dans l'ombre de sa magnificence. Moi qui me croyais depuis toute petite si primordiale... Cette constatation m'attrista encore plus et je m'abandonnai à la mélancolie... Ce ne fut qu'après un certain temps que je me rendis compte que la tristesse que je ressentais n'était pas seulement la mienne. C'était celle de... Instinctivement, je me relevai précipitamment, désireuse d'agir, mais je me rappelai mes deux dernières entrevues avec C.H.L.O.É., puis je me laissai retomber dans le Torrent. C'était inutile que j'aille le voir : il se débrouillerait mieux sans moi. Je finis par fermer les yeux et me laisser sombrer dans la nostalgie...
Je fus réveillée en sursaut par une masse de Dames Rouges qui me secouaient assez violemment. Le moral complètement à zéro, toujours à moitié endormie, les paupières mi-closes et mes muscles – si j'en ai – totalement mous, je me laissais transporter par les Dames Rouges sans même protester contre ce réveil brutal que je ne méritais pas... jusqu'au, oh non, pourtant tant de haine... ? Le bureau de C.H.L.O.É....
Lorsqu'elles m'y firent entrer, je résistai, luttai, mais manquant de force et surtout de conviction face à autant de petits êtres déterminés, je finis par me retrouver en face à face avec – oh mais pourquoi – C.H.L.O.É., qui, malgré ma présence, s'affairait toujours derrière son écran. Je ne le remarquai qu'après quelques instants, mais l'Empereur semblait assez paniqué, ce qui ne me fit ni chaud ni froid. Je voulais juste regagner le Torrent et me laisser divaguer : je ne désirais en rien engager une conversation avec lui, pas dans cet état de tristesse et de dépression intense.
— Emotia ? Que se passe-t-il ?!
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