Au-delà du Sablier (4/4)

Ce sablier avait été le réceptacle de tout mon bonheur, et il était devenu l'ombre de mes cauchemars. Avec moi il finissait toujours par se briser, ses paillettes s'éparpillant dans un monde qui m'était inaccessible, celui où Laureen avait disparu. Ce soir-là où Ombeline le tenait dans ses mains à la sortie de son concert, j'avais compris sa signification et j'avais fait un choix dont je ne me serais jamais pensé capable ces derniers mois. Je lui avais confié le sablier et, sans lui fournir davantage d'explications, je lui avais demandé de le mettre en marche. Par cela, je m'étais lancé un défi que seul moi pouvais comprendre. J'avais un an pour faire mon deuil et retrouver contact avec la réalité que j'avais trop longtemps fuie. Heidi aussi le comprenait sûrement ; elle connaissait la valeur du sablier à mes yeux.

Le lendemain de cette décision, je m'étais rendu sur la tombe de Laureen. Je n'y étais jamais allé depuis le jour de son enterrement, préférant fuir en rêve la douloureuse réalité. J'y avais déposé un bouquet de chrysanthèmes et je lui avais longuement parlé. Je voulais lui expliquer mes choix, pourquoi je ne pourrais jamais la rejoindre malgré mes rêves les plus fous. Depuis ce jour-là, mes cauchemars avaient cessé de se faire omniprésents, je ne la voyais plus partout où je passais, et je ne percevais plus les hauts immeubles, l'océan ou les voitures filant à toute allure de nuit comme des moyens pour la rejoindre. Parfois, je rêvais encore d'elle, mais je me réveillais en sachant ce que j'avais fait la veille et en sachant ce que je voulais faire aujourd'hui.

Je ne passais plus d'innombrables soirées en solitaire ; au contraire, je me promenais souvent avec ma sœur sur la plage au coucher de soleil, ou je l'accompagnais à ses concerts. J'y prenais grand plaisir surtout que je pouvais y entendre Ombeline chanter avec douceur des mots qui guérissaient mon cœur meurtri. Chacune de ses chansons me marquait et me reconnectait au réel. Nous allions souvent lui parler après ses prestations, et nous découvrions derrière le masque de la chanteuse une jeune femme au grand cœur. Toujours bienveillante, à l'écoute et emplie d'une douceur inestimable. Elle me parlait de temps à autre du sablier qu'elle gardait toujours chez elle, mais jamais elle n'avait insisté pour comprendre sa signification. Nous avions commencé à nous apprécier de plus en plus, l'invitant parfois chez nous, ou réciproquement, et Ombeline passait quelques fois dans ma boutique d'horlogerie, s'intéressant à mes créations minutieuses. J'avais retrouvé le goût de mon métier, et mes rêves avaient fini par s'estomper entièrement. Le bonheur était redevenu suffisamment présent dans ma vie pour qu'aucune compensation imaginaire ne fût nécessaire.

Un an s'était écoulé depuis le soir où je lui avais confié le sablier. J'étais assis sur le sable fin face à l'immensité de la mer, profitant du vent marin, lorsqu'une ombre apparut à mes côtés. Ombeline, elle était venue. Le contraire m'aurait surpris mais j'étais tout de même heureux de la voir.

— Il s'est terminé ce matin, James... Est-ce pour cela que tu souhaitais me voir ce soir ?

Elle tenait dans ses mains frêles le sablier doré où tout le sable s'était écoulé d'un côté. Ma vue se flouta un instant mais je chassai cette chimère avant qu'elle n'arrive.

— Oui, Ombeline...

Je frissonnai, peut-être à cause du vent même si j'en doutais au fond de moi. Elle s'assit à mes côtés et me jeta un regard interrogateur, m'incitant à poursuivre. Je pris une longue inspiration avant de tout lui confesser. Je lui parlai de ma rencontre avec Laureen sur scène, du sablier en guise de cadeau de fiançailles, le pari que nous nous étions lancés alors que nous étions encore trop insouciants, puis la chute. La disparition de Laureen quelques semaines avant l'écoulement du sablier... Je n'osai pas lui avouer comment elle était partie rejoindre l'autre monde ; j'avais besoin de temps pour moi-même l'accepter et elle sembla le comprendre. Elle acquiesça juste, se contentant de m'écouter, et ce silence pansa les dernières plaies de mon cœur.

— Je t'ai confié le sablier pour me lancer un défi. J'avais un an pour me ressaisir, pour faire taire ces cauchemars et me reconstruire une vie ancrée dans la réalité. Je pense y être parvenu grâce à Heidi et toi. Grâce à votre joie de vivre, votre bienveillance et votre écoute qui m'ont permis de remettre de l'ordre dans mes pensées. Qui m'ont permis de distinguer rêve et réalité. Je te remercie sincèrement, Ombeline, pour avoir accepté de garder ce sablier pendant un an et de ne pas être partie loin d'ici.

— James, tout le mérite de ta remontée te revient. Je n'ai fait que garder un objet dont je ne comprenais pas le sens ; je savais simplement qu'il était important à tes yeux et que tu avais besoin d'aide. C'est toi qui es parvenu à chasser tes mauvais rêves et trouver un sens à ta vie. Heidi et moi n'avons été que passagères silencieuses de ta reconstruction.

Je ne cherchai pas à la démentir, sachant au fond de moi que nous avions tous les deux raison. Nous nous observâmes longtemps sans prononcer la moindre parole, nos regards plongés l'un dans l'autre, bercés par le doux murmure des vagues. Je brûlais d'envie de lui avouer mes sentiments, mais j'avais peur, à la fois de sa réaction et à la fois de ce que le destin nous réserverait si elle acceptait. Je ne serais pas prêt à perdre une autre personne chère à mon cœur, et l'image de Laureen chutant dans les abysses me revint à l'esprit. Elle portait le sablier doré autour du cou alors qu'elle sombrait et il se détacha d'elle pour s'envoler vers moi. Contrairement à toutes les autres fois où il s'était brisé, il arriva intact dans ma main et cette vision s'estompa. Ombeline m'observait toujours, tenant l'artéfact doré du bout des doigts, et je compris que me taire maintenant pouvait revenir à la perdre à jamais. Un élan de confiance m'envahissant, je m'élançai :

— Ombeline, voudrais-tu retourner à nouveau le sablier, ensemble cette fois-ci ?

La joie qui envahit ses prunelles saphir et le sourire qui se dessina sur son visage ne me laissèrent aucun doute sur sa réponse, et un bonheur infini emplit mon cœur. Elle murmura des mots qui ne me parvinrent qu'en écho du son mélodieux des vagues et cet instant précieux marqua le début de notre nouvelle vie. Nous nous rapprochâmes l'un de l'autre, je sentais le souffle chaud de ma douce Ombeline envahir mon visage et nos lèvres se touchèrent délicatement. Des grains de sable doré voletaient tout autour de nous, formant un cercle pour nous unir, et les rêves me quittèrent définitivement pour laisser place à une réalité éternelle...


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