Au-delà du Sablier (2/4)

Main dans la main, nous marchions. J'entendais son rire cristallin, illuminant ma vie retentir en écho tout autour de moi. Je la voyais sautiller, esquissant quelques pas gracieux de danse de temps en temps. Elle était magnifique avec son beau sourire sur ses lèvres pâles au goût sucré, ses boucles rousses virevoltant au rythme de ses mouvements. J'étais le plus heureux des hommes, un bonheur que je croyais que rien ne pourrait interrompre. Ce moment me rappelait tant l'instant où nos routes s'étaient croisées ; elle se produisait sur scène, sa première prestation en tant que danseuse, et j'étais simplement venu à ce spectacle pour égayer l'une de mes habituelles soirées en solitaire. Ce soir avait été une révélation et avait marqué un grand tournant dans ma vie. Peut-être était-ce cela que nous appelions communément le destin. Je l'avais vue resplendissante pour la première fois, avec ses prunelles émeraude scintillantes, et ses cheveux roux coiffés en un soigneux chignon. Elle illuminait la scène rien que par sa présence et ses mouvements gracieux. Nos regards s'étaient croisés un instant, un instant qui m'avait semblé durer une éternité ; j'avais eu l'impression de n'être qu'un livre ouvert pour elle, tout comme elle l'était pour moi. Je n'avais cessé de songer à elle les jours qui avaient suivi et quelques semaines plus tard, nous nous étions revus et je lui avais confié mon sablier doré. Elle avait relevé le défi et elle l'avait retourné, symbolisant le début d'une vie nouvelle ensemble.

Tant de moments de joie ineffable défilaient sous mes yeux, Laureen virevoltant à mes côtés, puis tout se broya. Comme toujours. La vie cessait d'être si merveilleuse. J'entendais ses cris perçants, le haut-le-cœur me prenait en voyant son sang chaud se répandre tout autour de moi. Je la voyais se noyer dans un océan écarlate entourée des mille et unes poussières d'or de mon cadeau de fiançailles, et je tentais de la rejoindre en vain. Je tendais ma main vers elle mais elle s'éloignait irrémédiablement.

Je voulus basculer en avant pour l'empêcher de sombrer aussi loin de moi, mais une main me retint, m'empêchant de rejoindre Laureen. Elle me tirait en arrière et ma réalité me quitta.

— Vous allez bien, Monsieur ?

Je relevai les yeux pour découvrir une jeune femme aux prunelles bleues penchée au-dessus de moi. Le plus marquant sur son visage était sa tache de naissance juste en dessous de son œil droit qui recouvrait plus de la moitié de sa joue et je ne pus m'empêcher de l'observer longuement sans prononcer un mot.

— Monsieur ?

Elle cligna des paupières, m'interrompant dans mon moment d'évasion, et je me rendis compte que mon interlocutrice semblait particulièrement soucieuse. Je détachai mon regard d'elle sans comprendre et je remarquai alors que nous étions au bord d'un pont. Tout au bord. J'y étais assis, mes jambes suspendues dans le vide, et j'eus un mouvement de recul face à ce néant. Mon cœur cognant douloureusement contre ma cage thoracique, je me remis debout, à moitié chancelant pour m'éloigner du précipice. Ma Laureen y était-elle tombée ? Aurais-je pu la rejoindre si cette femme inconnue n'était pas intervenue ?

— Souhaitez-vous que je vous raccompagne chez vous, Monsieur ?

Sa voix était douce, empreinte de compassion, et je tournai mon regard hagard vers elle. Mes yeux s'attardèrent à nouveau longuement sur sa tache de naissance bien particulière ; j'étais convaincu de l'avoir déjà vue, d'avoir déjà croisé cette femme, mais je ne parvenais à m'en rappeler.

— Monsieur, vous êtes sûr que tout va bien ?

— Je... je vous connais ?

Une lueur de surprise passa dans ses prunelles saphir et elle répondit simplement :

— Vous m'avez peut-être vue à l'un de mes concerts. Je suis Ombeline Evence.

Une immense sensation de vide se créa en moi à l'entente de ce prénom ; oui je l'avais déjà entendu des milliers de fois de la bouche d'Heidi, je m'en rappelais à présent. Une chanteuse locale, la préférée de ma sœur en ce moment. De multiples posters d'elle étaient affichés dans son appartement et elle allait à chacun de ses concerts, souhaitait absolument que je l'accompagne. Mais les soirées en solitaire étaient devenues mon seul quotidien. Les seuls moments que je partageais avec ma Laureen disparue, songeant à nous, tout ce que nous avions été et tout ce que nous aurions pu être.

— Où habitez-vous, Monsieur, que je vous raccompagne ?

La chanteuse coupa court à ma divagation et je secouai négativement la tête pour décliner son offre :

— Non, c'est bon, je vais rentrer seul.

— Vous êtes sûr ? Vous étiez prêt à vous jeter du pont...

Je tournai mon regard vers le bord de l'édifice en métal, revoyant encore une fois ce vide immense. Aurais-je revu là ma Laureen ?

— Venez avec moi, je suis garée non loin.

Je sentis une main attraper doucement mon poignet et j'entendis en écho le rire cristallin de Laureen. Elle se tenait face à moi et me tirait par le bras pour m'inviter à danser avec elle sur la plage, au coucher du soleil. Les vagues formaient une mélodie si belle, et je suivais ses mouvements, me laissant emporter par son bonheur contagieux. Une douleur m'envahit soudainement au niveau du front, me faisant quitter cette réalité et ma douce Laureen. Un poteau grisâtre de lampadaire se trouvait juste devant moi et je clignai plusieurs fois des yeux ne comprenant pas comment il avait pu apparaître sur notre piste de danse imaginaire.

— Oh, je suis désolée, Monsieur ! Je ne voulais pas vous faire mal, je ne pensais pas que vous alliez rentrer dans le poteau...

Cette voix n'était pas celle de ma Laureen et je me retournai vers mon interlocutrice. Ombeline, je l'avais totalement oubliée... Que m'arrivait-il ? Pourquoi ma Laureen était-elle partie et pourquoi à sa place se trouvait cette chanteuse ?

— Venez, nous ne sommes plus si loin de ma voiture, où habitez-vous ?

Je m'entendis lui énoncer mon adresse sans vraiment en prendre conscience et ma tête se remit à tourner. Laureen réapparut en face de moi : ses yeux en pleurs, elle tenait dans ses mains un papier blanc. Je lui parlais, puis elle se mettait à crier, son visage ravagé par des larmes de colère. Elle sortait de l'appartement, se mettait à courir sous la pluie, je la suivais, mais elle s'éloignait de plus en plus dans les rues obscures. Et le temps s'arrêta, je ne bougeais plus, ni elle, seul un sablier doré tombait entre nous. J'entendais les échos de sa voix : Tant que tu le garderas avec toi, je serai dans ton cœur... Mais le sablier se brisait sur la chaussée inondée. Je voyais une voiture surgir à droite de Laureen et elle tournait la tête en cette direction. Il était trop tard. Je m'entendais hurler à plein poumons, puis vint l'impact. Son corps volant dans les airs au milieu de poussières dorées, le monde devenait encore plus sombre, parsemé de taches écarlate.

Puis ce fut la douche froide. De l'eau glacée atterrit sur mon visage et je rouvris les yeux, en proie à la terreur.

— JAMES ! Ça va ?!


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