Thérapie de groupe
Elle a dix ans de métier, mais elle n'avait jamais vu pareil cas. Entendu parlé, certes, elle l'avait même étudié rapidement en fac de médecine, cependant le voir, c'est autre chose.
– Docteur Bensami, votre patiente est arrivée.
La psychiatre se tourne vers son écran d'ordinateur et ouvre la fenêtre d'un dossier sans même un regard pour sa secrétaire.
La porte du bureau se referme et le médecin agrandit la vidéo qui occupe désormais tout l'espace.
***
Sylvie patiente depuis deux minutes à peine sur la banquette et elle commence déjà à montrer quelques signes d'agacement. Le cabinet où elle est d'ordinaire reçue a été aménagé à l'occasion, spécialement pour cette séance. Divers fauteuils et sofas dépareillés trônent dans chaque coin d'une pièce sans âme pour y accueillir les patients attendus, elle se demande combien ils seront ?
Le bois de l'assise grince à chacun de ses mouvements, la lumière blafarde qui passe par les vitres agresse sa rétine, exacerbe son mal-être. Elle triture la lanière de cuir de son sac à main posé sur les genoux, l'enroulant et la déroulant autour de ses doigts ridés au gré de son angoisse. Elle est suivie depuis plusieurs mois par le docteur Myriam Bensami, mais elle n'avait encore jamais assisté à une thérapie de groupe. Elle, de nature si réservée, parvient difficilement à se confier à une personne, alors se livrer en public, devant des inconnus, qui plus est… Son rythme cardiaque reprend de plus belle, ainsi que son tricotage de bandoulière.
Elle ne se rend compte de la présence d'un jeune homme que lorsque le claquement de la porte la fait sursauter. L'inconnu s'étale dans un fauteuil rouge, face à elle. Sylvie ne voit que ses chaussures, n'osant affronter le regard qu'elle sent peser sur elle. Les baskets dernier cri battent le sol d'un rythme rapide et les sons gutturaux émis par son possesseur la font grincer des dents.
– Salut. Pourquoi t'es là, toi ?
La voix sèche du garçon vient la percuter de plein fouet, Sylvie ne fait que se renfermer un peu plus sur elle-même.
– Eh, oh ! crie-t-il, en tapant dans ses mains.
Elle sursaute. Ses doigts blanchissent sur le cuir vieilli de son sac. Elle avale avec difficulté et cherche en elle la force de lever la tête pour fixer son détracteur.
– Ah bah voilà ! Je croyais que t'étais sourde.
Son air moqueur pique Sylvie au vif, une fois de plus, mais elle garde le silence, comme toujours. Elle profite du courage – ou de l'inconscience – procuré par la montée d'adrénaline pour détailler le garçon qui ne doit pas être majeur depuis longtemps. Un regard sec presque caché sous une casquette de baseball, une bouche fine pincée d'un sourire provocateur, il transpire la haine.
– Comment tu t'appelles ? Moi, c'est Jeff, en réalité, c'est Jean-François, mais qui appelle son gamin comme ça, hein ? Mes parents ont vraiment tout fait pour me pourrir la vie dès la naissance.
Il crache ses paroles avec un venin acide qui remonte le long de l'échine de Sylvie avant de continuer sur le ton de la confidence :
– Ils n'oseront jamais l'avouer, mais c'est à cause d'eux si je suis là.
Il éclate bruyamment de rire à en faire trembler les murs puis se lève subitement envoyant valser une plante en plastique au sol :
– Eux et tous les autres.
L'air apeuré de Sylvie lui fait prendre conscience de son accès de fureur car il se reprend aussitôt, ramasse le ficus et se rassoit en silence. Au même moment, une blonde plantureuse fait une entrée digne des plus grandes stars sous l'œil lubrique de Jeff. Ses longs cheveux ondulés virevoltent à travers la pièce, ses talons aiguille résonnent sur le carrelage d'hôpital. Elle retire ses lunettes de soleil pour les poser sur le sommet de son crâne d'un geste assuré, dégageant ainsi son visage pour révéler des traits tirés que souligne un maquillage surfait. Elle choisit un siège vert olive, tandis que Jeff, au grand dam de la vieille dame, prend à nouveau la parole :
– Putain, la meuf comment elle est fraîche ! Mate-moi ce pare-chocs de ouf ! Ahou ! Ahou !
Il aboie et s'agite sur sa chaise comme un animal en rut. Sylvie lève les yeux au ciel.
La dernière venue frappe son poing sur l'accoudoir avant de se lever, traverse la salle en deux enjambées et se penche pour se retrouver face à lui. Elle lui offre une vue plongeante sur son décolleté, mais le rappelle aussitôt à l'ordre lorsqu'une bulle de son chewing-gum mentholé éclate sous son nez :
– Regarde-moi bien, mec. Est-ce que j'ai l'air d'une voiture ? Ou d'une chienne ?
Impressionné par sa prestance, Jeff ne dit plus rien.
– Non ? enchaîne-t-elle. Alors utilise l'énergie que tu mets dans ton calbut pour faire marcher ton cerveau, et peut-être qu'on pourra avoir une conversation civilisée.
Elle fait volte-face. Sylvie tente de cacher un sourire d'admiration lorsque la jeune femme retrouve sa place près d'elle.
– Moi, c'est Maya. Et toi ?
Sylvie l'observe faire une nouvelle bulle qui éclate bruyamment autour de ses lèvres sans esquisser un mot.
– Elle parle pas. Si ça se trouve elle comprend même pas ce qu'on dit, ose timidement Jeff dans son coin.
Maya le fusille du regard.
– Je t'ai pas dit de la fermer, toi ?
Jeff s’apprête à répondre, mais l’arrivée d’un nouveau visiteur le coupe dans son élan. La présence de Maya rassure Sylvie, qui cette fois, parvient à lever les yeux vers l'inconnu. Elle ne saurait dire son âge, ni même son genre. Un teint exsangue accentué par les cernes presque noirs qui entourent ses yeux bleus. Un pantalon trop grand, un pull trop large, on croirait voir flotter un spectre. Jeff désigne la banquette bleu roi près de lui, au fantôme qui s'installe en murmurant un "merci" tout juste audible d'une voix qui ne semble pas avoir muée.
– Comment tu t'appelles ? demande Jeff, assez calme, pour une fois.
– Morgan, chuchote le fantôme, sans articuler.
– Morgan ? Et t'es un mec ou une meuf ?
– Sérieux, t'as rien de mieux à dire ? s'énerve Maya.
– Quoi, tu sais toi ? Désolé, mais franchement, c'est pas clair. Alors ?
Jeff remonte sa visière pour essayer de trouver la réponse à sa question tandis que Morgan hausse les épaules pour unique réponse. Narquois, il s'adresse alors à Sylvie :
– Je crois que t'as trouvé un pote de soirée. Ça va être l'éclate entre vous.
– C'est quoi ton problème ? lui demande Maya d'une voix posée. Pourquoi t'es aussi condescendant avec les gens ?
– Con quoi ? s'énerve Jeff. Tu vas te calmer Miss Monde, ok ? Tu connais pas ma vie, alors lâche-moi.
– J'essaie justement de comprendre ce qui te pousse à être aussi agressif. Mais c'est sûr que si tu continues à faire ton boloss, on n'arrivera jamais à parler.
Jeff souffle bruyamment par le nez, retire sa casquette d'un geste brusque pour recoiffer ses cheveux blonds en arrière, remet son couvre-chef et pose ses mains sur ses genoux. La lumière prend alors des tons ocres et emplit le cabinet d'une lueur cramoisie. Tous les muscles de Sylvie se contractent.
– D'accord, lance-t-il, finalement. Tu veux que je te raconte mon histoire ? Elle a rien d'exceptionnel. Mes parents n'ont jamais voulu de moi. On me frappait sans raison et on m'enfermait dans un placard à balais. À l'école, on se moquait de moi parce que j'étais mal habillé, alors je les frappais à mon tour. Se battre, je connais que ça. C'est la loi de la jungle. Soit tu survis, soit tu crèves. C'est tout.
Sylvie, qui n'a pas desserré le poing tout au long de son laïus, relâche doucement ses doigts, sa paume gardant la marque des ongles dans sa chair.
– Et toi princesse, ajoute Jeff, la voix plus légère. Tu nous racontes pas ton couronnement ?
– D'un côté, t'as pas tout à fait tort en m’appelant comme ça, rebondit Maya. J'étais vraiment avec le roi des cons.
Le nuage s'estompe et le jaune doré du soleil éclaire les murs de sa chaleur. Jeff pose ses coudes sur les cuisses et le menton sur ses phalanges entrelacées, montrant le plus vif intérêt pour la suite.
– Ça a commencé avec mon père. Lui aussi, il me battait, et pas que…
Elle n'a pas besoin de finir sa phrase, chacun baisse le regard de consternation.
– Je me suis barrée de chez moi à seize ans…
– Tiens, moi aussi, l'interrompt Jeff.
– J'ai traîné dans des squats avec des gens pas vraiment fréquentables. La manche, ça suffisait pas pour manger, et j'ai rencontré Willy. Pour la faire courte, on s'est marié et il s'est auto-proclamé mon proxénète. Il a fait de moi son gagne-pain et plein d'autres choses encore. Quand j'ai voulu partir, il m'a séquestrée pour me "mater", comme il disait, et pour que je devienne sa petite chose docile. Un jour, alors qu'il me frappait pour une broutille, j'ai attrapé le couteau de boucher et je l'ai poignardé douze fois avant de m'enfuir. J'ai compté.
L'auditoire est subjugué par le récit de Maya. Le silence retombe dans la pièce, comme si chacun méditait sur le vécu de la jeune femme. Jeff réagit soudain comme s'il venait de prendre conscience d'une chose importante :
– C'est toi, la patiente dangereuse à l'isolement ? Comment ça se fait que t'es là ? Tu devrais pas être enfermée ?
Maya lui offre un claquement de langue qui retentit dans la salle :
– T'inquiète, lui répond-elle avec un clin d'œil. Dès que je suis guérie, je suis libre. Alors perdons pas de temps. Elle est où Bensami ?
***
Le docteur Bensami, toujours dans son bureau, observe Sylvie avec attention sans oublier de noter le moindre de ses gestes, la moindre de ses paroles. Elle décrit chaque détail de variation de comportement de sa patiente et ne perd pas une miette de la scène qui se déroule sous ses yeux.
***
Une ombre passe à travers la pièce et obscurcit le cabinet d'une lueur bleuté. Sylvie observe Morgan, soucieuse de son état. Iel se met à se balancer sur son siège d'avant en arrière, les bras serrés contre son ventre, ses lèvres bougent sans qu'aucun son n'en sorte. Sa voix fluette trouve enfin la force de remonter le long de sa gorge alors que l'assemblée le.a fixe.
– Ils auraient dû m'enfermer, moi aussi. Ils auraient dû me tuer… Ils sont là, je les sens en moi et j'ai tout fait pour qu'ils partent, mais ils restent là… C'est une torture.
La pièce s'assombrit davantage, les murs sont presque noirs, désormais. Iel passe les mains dans ses courts cheveux bruns, enroule une mèche autour de ses doigts, et sans crier gare, l'arrache brutalement. Sa détresse fend le cœur de Sylvie, elle aimerait pouvoir le.a réconforter, mais les mots restent bloqués. Heureusement, Maya s'en charge :
– Morgan, prononce-t-elle avec douceur, comme pour apprivoiser un chaton. De qui tu parles ?
– Des voix dans ma tête… Elles ne dorment jamais. J'ai tout essayé. Myriam, le docteur, elle a dit que si je venais aujourd'hui, elles disparaîtraient, mais elle a menti. Maintenant, je vais devoir recommencer…
Pour illustrer ses dires, iel retire son pull, dévoilant un corps squelettique, et tend ses avant-bras maculés de cicatrices. Sylvie tire instinctivement sur les manches de son gilet, prise d'un frisson en voyant les scarifications, puis croise les bras sur son sac à main. Maya s'avance vers Morgan et s’accroupit à ses pieds. Elle repose délicatement le vêtement sur sa peau pour cacher les marques qu'iel fixe, les yeux plein de larmes, et pose ses mains sur les siennes.
– Je suis vraiment désolée de ce qu'il t'arrive. Je suis sûre que c'est très difficile à vivre. Mais Morgan, regarde-moi. C'est pas une solution de faire ça. On est là pour t'aider, d'accord ?
Maya se relève et se tourne vers le centre de la pièce, alors qu'un rayon de lumière perce dans la pièce, pour s'adresser à l'assemblée :
– On est tous là pour la même chose, non ? Alors on doit comprendre comment en sortir. Qui a la clé de cette énigme ?
Les trois autres se regardent à peine. Morgan se redresse, s'approche pour la première fois de Sylvie et s'adresse à elle d'une voix chevrotante :
– Y a que toi qui peux nous aider.
Sylvie le.a regarde sans comprendre :
– Comment pourrais-je t'aider ?
– Le docteur Myriam a dit que tu devais les laisser partir, les souvenirs.
Sylvie regarde autour d'elle, paniquée. Sa respiration s'accélère, ainsi que les battements de son cœur. Une sensation de chute, comme si le sol se dérobait sous ses pieds. Ses yeux se voilent de larmes, elle suffoque. Elle déglutit difficilement et articule à grand-peine :
– Comment je fais ?
– Libère-toi de ton histoire, intervient alors Maya.
– Raconte‐nous, ajoute Jeff.
Trois paires d'yeux la fixent avec ardeur tandis que les visages expriment toute la bienveillance dont ils peuvent faire part. Le soutien qu'elle peut y lire lui donne soudain le courage d'affronter la réalité, sa réalité, celle qui la suit depuis son enfance et qui la détruit chaque jour un peu plus.
Elle ferme les paupières, une larme en profitant pour s'échapper de ses cils, la lumière se tamise, et debout au centre de la pièce, elle commence le récit de l'enfer qui l'a poursuivi toutes ces années.
Un dessein semblable à celui de Maya, un ressentiment aussi violent que celui de Jeff, une douleur aussi forte que celle de Morgan.
L'horreur se dessine à mesure que les mots se déversent de sa bouche comme un flux expiatoire de ses démons. Elle décrit chaque atteinte faite à son corps, chaque coup porté à son âme, elle pleure chaque haine qu'elle a subie, chaque dégoût qu'elle a ressenti.
L'éclairage tremble.
L'auditoire est en effroi.
Jeff serre le poing, et de ses lèvres serrées s'échappent ces mots :
– Un coup rendu pour chaque coup donné.
Son corps devient fumée, puis il s'évapore.
Sylvie, comme possédée par son passé ne peut plus s'arrêter de décrire sa chute dans les abîmes de ce monde.
Morgan passe ses doigts squelettiques sur ses marques :
– Une cicatrice pour chaque blessure.
Son corps devient transparent, puis il disparaît.
Sylvie termine son histoire, mêlée de larmes et de soulagement. Elle a enfin réussi à briser ce mur d'angoisses la maintenant enfermé dans ce corps qui ne lui appartenait plus.
Maya, en larmes, se lève pour la rejoindre et l'étreint avec vigueur. Un sentiment de bien-être qu'elle n'avait encore jamais ressenti envahit alors Sylvie et la percute de tout son être, comme si son âme se libérait enfin de sa prison. Elle accueille le geste de Maya avec gratitude et la voix de cette dernière s'éteint dans un souffle :
– Laisser partir la haine pour faire entrer l'amour.
Son corps se dissout dans ses bras, puis elle s'évapore.
Sylvie s'écroule au sol. Vidée de toute une vie à essayer d'oublier, elle s'est rendu compte que c'est en se rappelant qu'on guérit. À genoux dans une pièce vide.
Vide.
Ce mot résonne en elle, devant ce néant d'émotions qui lui fait désormais face.
***
La porte s'ouvre et le docteur Bensami fait son apparition. Elle aide sa patiente à se relever et la gratifie d'un sourire sincère.
– L'expérience a fonctionné, Sylvie. Vous avez fusionné. Vous et vos alters ne faites plus qu'un, maintenant.
– Vous… vous en êtes certaine ?
– On va continuer à travailler pour s'en assurer, mais vous avez fait face à vos traumatismes et votre trouble dissociatif de l'identité est en voie de guérison. Vous êtes libre d'être vous-même à présent.
Sylvie retrouve le parc à l'extérieur de l'hôpital, ferme les yeux et hume l'air printanier chargé de parfums. Elle regarde autour d'elle, jamais les couleurs n'avaient été aussi vives, les sons aussi clairs. Elle sourit pour la première fois depuis longtemps et s'avance enfin vers le début de sa nouvelle vie.
Elle s'enfonce dans la nature verdoyante. Tout à coup, le vent se met soudain à souffler plus fort. Un frisson s'empare d'elle et son dos se voûte sans qu'elle ne puisse se contrôler. Ses doigts s'enroulent autour de son sac, telles des griffes acérées, tandis qu'elle lutte contre une force intérieure beaucoup plus puissante qu'elle :
– Toi, suffoque-t-elle.
Elle se redresse puis reprend sa marche comme si de rien n'était, alors qu'une voix sinistre résonne dans son esprit.
« Tu ne croyais quand même pas pouvoir te débarrasser de moi si facilement, Chère Sylvie. »
Nouvelle écrite pour un AT de Librinova. Thème libre, il fallait commencer l'histoire par "Elle a dix ans".
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