C'est fou comme les sens sont décuplés, coupé du monde !
J'ai l'impression de découvrir la vie.

Mégane rêvait de continuer son master en France, pays qui l'a vu naître. Sans attache, hormis le lien qui les unit, Marissa l'a suivie sans hésiter. Mais l'hiver maussade de la Bretagne a eu raison de sa bonne humeur.
Je me noyais dans une marée obscure, à mesure que les jours raccourcissaient.
Mégane, qui connaît son amie mieux que personne, lui a alors offert le cadeau parfait. Cette retraite dans un ashram indonésien est la meilleure chose qui lui soit arrivée en vingt-deux ans d'existence. À l'heure où les étudiants se réunissent à Cancún ou Miami pour célébrer le spring break dans une euphorie de déboires, on se retrouve, elle et moi, en tête-à-tête pour une introspection silencieuse au milieu de la jungle balinaise. Faire face à son Amour-propre est loin d'être évident. Concernant Marissa, c'est un obstacle infranchissable.

Assise au bout du ponton, l'océan turquoise s'étend à perte de vue. Le regard dans les vagues, elle tente de se concentrer sur sa respiration.
Mais il y a tant de beautés à voir.
Je navigue dans ses pensées, l'âme légère, tandis qu'elle ferme les paupières.
Mais il y a trop à entendre, sentir, toucher.
Depuis ces quelques jours passés ici, je ne cesse de m'émerveiller de cette nature si parfaitement imparfaite. Du rocher élimé par les chutes d'eau depuis des millénaires. De ce croisement d'orchidées qui par je-ne-sais quel miracle prend des couleurs presque irréelles. De la famille macaque avec qui Marissa partage son petit-déjeuner chaque matin. Chaque détail ne m'appelle qu'à en découvrir toujours plus.
Alors elle passe son temps à errer, lèvres closes, par les chemins sinueux de l'ashram inondé de quiétude, pendant que je transpire de curiosité.

Mon caractère tempétueux vagabonde une fois de plus à l'horizon et elle commence à perdre patience.
Garder le silence plusieurs heures par jour est une épreuve à laquelle Marissa s'est rapidement habituée. Se focaliser sur sa respiration s'avère beaucoup plus compliqué.
Il faut dire que je ne lui en laisse pas beaucoup l'occasion.
Elle triture son japa mala ¹ plus qu'elle n'en compte les billes de bois, oublie tous ses mantras, soupire, étouffe un grognement, abandonne. Peu importe, le cours de yoga commence bientôt et quelques personnes s'installent déjà sur les tapis.
Mégane, studieuse, lui a gardé une place au premier rang. Elles ont découvert cette discipline en Inde l'an dernier, et depuis, elles ne peuvent plus s'en passer. Même si la souplesse lui manque, lorsqu'elle pratique, elle est à l'aise dans son corps.
Ainsi apaisée, je suis aussi léger que l'écume.

En quelques regards et haussements de sourcils de Mégane, Marissa devine que son amie a flashé sur le prof — dont le bagou tient plus de l'animateur de colo que de Bouddha — et son crush se comprend. Rahul possède un charme surnaturel, une aura mystique, qui attire les femmes comme un aimant. Mégane mime un message dans une langue des signes approximative, mais Marissa n'y prête plus attention. Deux magnifiques yeux verts croisent les siens et je ne peux m'empêcher de perturber son système sanguin. Un homme qu'elle n'avait jamais remarqué traverse la plate-forme s'excusant presque d'être là.
Elle ne voit plus que lui.
Mon courant s'éveille.

— Namasté.

La séance commence et s'achève de la même manière, mains jointes devant le cœur.

— Namasté à tous. Merci d'avoir partagé ce moment avec moi. Le buffet vous attend. Vous serez de nouveau autorisés à parler après le repas, et ce jusqu'à l'aube, explique Rahul.

Face à son bol d'urap sayur ² aux effluves épicés, Marissa tente de traduire les gestes de Mégane destinés au prof quelques tables plus loin. Mon cœur serré, elle encourage son amie à le retrouver d'un signe du menton avant qu'il ne soit pris d'assaut par ses groupies.
C'est bien elle, ça ! Toujours disposée à aider l'Amour des autres. Mais dès qu'il s'agit de moi...
Elle se résout sans peine à terminer son repas seule, lorsqu'un plateau se pose en face d'elle.
Encore ces yeux verts. Les mêmes que ceux de Tiago.
Tiago. Je m'éveille à la seule pensée de ce nom.
Ils se jaugent, s'appréhendent, s'interrogent et s'apprivoisent d'un simple regard dans un silence angélique.
Dans un boucan d'enfer, je m'émulsionne dans son bas-ventre.
Cet échange cosmique entre eux me rappelle comment je suis né. De cette boule d'énergie dont la lumière est si pure qu'elle est invisible au commun des mortels. Marissa ignore que je suis là, dans son for intérieur, pourtant elle me ressent à chaque instant, pourtant elle me respire, pourtant elle me vit.

Les estomacs sont repus et le silence est rompu.
Mégane disparaît avec Rahul. Marissa ose enfin s'éloigner du rivage pour naviguer aux confins de deux iris émeraude du nom de Joko.
Joko, pêcheur d'un village au sud de Bali, a traversé l'île pour guérir de la perte de son épouse. Marié et père très jeune, veuf bien trop tôt, l'homme ne parvient pas à faire son deuil. Il n'est pas avare en confidences, et à son tour, Marissa finit par se livrer.

La semaine passe vite et chaque instant de la journée est prétexte à se retrouver. Joko enseigne à Marissa comment vider le trop-plein d'émotions, Marissa apprend à Joko comment remplir l'absence.
Elle se sent forte à ses côtés.
Un filet d'assurance prend sa source dans mes entrailles.
Marissa partage son émerveillement pour la nature avec Joko, Joko montre à Marissa la beauté de son propre corps. Chacun se bâtit un nouveau monde empreint de l'autre.
Et de se nourrir ainsi, mon aura grandit.

L'heure de se dire adieu est proche. Un silence plus parlant que tous les mots, les lèvres scellées sur leurs échanges secrets.

De la pulpe de ses doigts, Joko peint Marissa d'une tendresse jamais égalée. La jeune femme le goûte, le sent, le ressent, se déleste des contraintes qu'elle s'inflige à elle-même pour enfin trouver sa place auprès de moi dans l'univers.
Elle est libre, désormais.
Le désir tisse sa toile et imprime mon nom en lettres de feu sur les peaux ardentes. Les regards s'accrochent, les souffles se lient.
Je tourbillonne dans sa poitrine. La marée monte en elle, la température aussi. Je bous sous la passion de deux êtres exaltés. Magma incandescent coulant dans ses veines.
Les corps fusionnent, j'explose. L'éruption est volcanique.

Les enveloppes charnelles s'unissent avant que les âmes se séparent.
Joko est parti sans bruit. Tous deux affranchis de leurs maux par l'Amour.
Je flamboie dans son cœur et ne suis pas près de m'éteindre.
J'en suis convaincu.

¹ Japa mala : chapelet hindou qui sert à la récitation des mantras (formules sacrées).

² Urap sayur : spécialité indonésienne à base de légumes.