La vois-tu...

– Est-ce que tu la vois, en rêve ?

Je la sens se figer derrière moi. Ne pas se retourner, ne surtout pas se retourner. Ne pas voir les larmes que j'ai fais naître dans ses yeux.

– Est-ce que ton cerveau t'oblige à la revoir, encore et encore, chaque nuit ? À la sentir si proche, si vivante ? Et le matin, quand tu te réveilles, tu voudrais que le rêve soit réalité et que la réalité soit rêve, n'est-ce pas ? Tu voudrais oublier, revenir dans le passé, même pour revivre encore une fois sa mort, tu voudrais pouvoir la toucher...

Elle tremble. J'entends sa respiration qui s'accélère. Je m'en veux. Mais je dois savoir.

– Pourquoi... Pourquoi me demandes-tu ça ?

Sa voix est brisée. J'essaie de retenir mes propres larmes.

– Je sais que tu la vois... Je sais que tu pleures, quand tu te réveilles, au milieu de la nuit, parce que tu as rêvé d'elle et que tu ne peux supporter de la sentir si proche et de la perdre à nouveau, chaque fois que tu sors du sommeil... Je sais que tu as peur de dormir, mais qu'en même temps tu veux la revoir, que tu te déchires de l'intérieur entre le désir de la rendre vivante et la peur de la douleur, douleur de la perdre encore...

– Arrête... Je t'en prie, arrête...

Je suis horrible. Ses sanglots font comme des déchirures dans mon cœur. Si seulement j'avais le choix...

– Quand tu fermes les yeux, quand tu sombres dans le sommeil, tu peux sentir son odeur et toucher sa peau, voir son sourire, entendre son rire...

La détruire pour la sauver. Ma voix se fait plus douce.

– Savais-tu que l'odeur est la première chose que l'on oublie ? Tu l'as déjà oublié, n'est-ce pas ? Alors que ça ne fait qu'une semaine... Oui, l'odeur est la première chose qui s'efface après la mort de quelqu'un... Puis il y a la voix, le ton de la voix, ses intonations, sa douceur. Cela aussi tu l'as oublié, et si ce n'est pas le cas tu l'oublieras vite.

Je l'entends glisser sur le plancher. Je ne retiens plus mes larmes.

– Le pire, c'est quand les traits du visage s'effacent. Plus tu essaies de te les rappeler, plus tu les oublies. C'est pour ça que plus le temps passera, plus tu voudras la rejoindre en rêve. Car ton subconscient, lui, se souvint de son visage. Il a gravé chaque expression, chaque sourire, chaque ride de sa peau en lui, et il te les offres à la faveur de la nuit. Et quand tu te réveilles, tu voudrais les revoir, mais tu as beau serrer les paupières pour te souvenir, ils se défont dans le néant. Alors tu tentes de te rendormir, mais tu n'y arrives pas. Et tu l'oublies jusqu'au lendemain.

Je fais une pause. Ses sanglots sont devenus inaudibles. Je sais que mes mots l'ensorcellent.

– Après...

Ma voix se brise.

– Après ce sont ses yeux que tu perds. Parce que même quand tu ne te souviens plus de son visage, ses yeux restent, eux. Tu les connais par cœur, chaque petit détail de ses iris, et tu t'y accroches parce que tu sais qu'eux aussi, tu vas les perdre. Et quand ils s'estompent, il ne te reste rien. Tu regardes des photos, et tu pleures en silence parce que tu ne vois plus qu'un souvenir figé. Tu vois son visage, et ses yeux, et son sourire, mais ils semblent faux, irréels. Toi, ce que tu voudrais, c'est entendre sa voix, son rire, sentir son parfum, et son souffle, la douceur de sa peau et celle de ses lèvres. Mais cela, la photo ne peux pas te le dire. Tu sens les larmes sur tes joues, alors que caches le cadre. Tu ne veux plus le voir, plus jamais, car il ne montre qu'un instant de celle qu'elle a été.

Inspirer. Expirer. Inspirer. Expirer. Et reprendre...

– Mais quand le matin suivant arrive, tu ressors la photo, car tu l'a vue en rêve et tu veux pouvoir encore la contempler. Mais la photo te ment toujours. Pourtant, c'est chaque jour la même chose, tu espère secrètement qu'elle aura changé, qu'elle te montrera son vrai visage. Et c'est cet espoir qui te fait vivre, cet espoir vain.

Je ne l'entends plus. Je n'entends plus ses larmes, ni ses sanglots, ni son souffle.

Je chuchote :

– Tu attends. Encore. Toujours. Tes proches voient tes larmes, ta douleur, mais ils ne peuvent rien faire. Tu ne veux rien d'eux. Pas de pitié, pas de réconfort, pas de paroles rassurantes. Ce que tu veux, c'est elle, et ça, ils ne peuvent te l'offrir. Alors ils ne comptent plus.

Là, voilà, elle a recommencé à pleurer, en silence. Un silence si déchirant, si bruyant que je voudrais me boucher les oreilles.

– Après, longtemps après, c'est son souvenir même qui s'en va la rejoindre aux cieux. Tes rêves ne te la montrent plus que rarement, comme si ton cerveau s'était lassé de ce jeu. Tes larmes se tarissent car ta tristesse ne peut plus les nourrir. La photo est oubliée, elle aussi. Tu la vois sans la voir. Le monde n'est plus qu'un brouillard blanc car le dernier pilier est tombé. Tu recommence à vivre, à sourire, même à rire, mais tu n'es plus vraiment là. Une partie de toi est partie avec elle, loin, très loin, là où personne ne pourra aller la retrouver. Tu ne vis plus qu'à moitié, mais les gens ne le voient pas. Ils ne voient que ton sourire revenu, tes yeux qui brillent à nouveau. Ils ne voient pas le fantôme derrière eux. Ils sont heureux que tu t'en sois remise.

Je marque une pause.

– Mais ils sont aveugles. On ne se remet jamais de ça.

Elle se lève, mon cœur accélère.

– Comment le sais-tu ? Comment peux-tu dire tout cela ?

Sa voix n'est qu'un murmure, un souffle à peine audible, plus faible que la respiration d'un cadavre.

Une dernière larme s'échappe de mon œil avant que je me retourne.

– Moi aussi j'ai perdu ma mère.

~995 mots~

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