L'autre monde
On aurait dit que c'était la fin de tout.
La fin du monde, la fin de la vie, la fin de toute chose sur Terre. La fin, tout simplement.
Le ciel était obscurci de nuages bas d'un gris de cendre qui cachaient le soleil et dégorgeait sans arrêt une pluie épaisse qui répandait sur la ville une odeur acide donnant la nausée.
Assise sur son lit, le regard perdu au-dehors, Liz regardait de grands oiseaux noirs planer, passant parfois juste devant sa fenêtre. Elle n'avait jamais vu de tels oiseaux, si grands, si sombres et aux yeux si cruels. Par delà la vitre, elle voyait la ville, en contre-bas. Comme oppressée par cet orage d'une lourdeur jamais vue. La montagne, à gauche, disparaissait derrière les volutes obscures des nuages et la mer, en face, était d'un gris de fer, immobile dans le silence pesant. Malgré ce qu'on aurait pû croire, une luminosité éclatante régnait sur le monde. Pas une lumière claire et saine, non, une blancheur crue, qui brûlait les yeux quand on la regardait, qui faisait scintiller cette pluie jaunâtre qui, parfois, devenait si intense que plus rien d'autre qu'elle n'existait.
Une lumière de fin du monde, sur fond de nuages de cendre.
Au début - dans la matinée -, il y avait eu des sirènes de police dans les rues, des avertissements du gouvernement disant de fermer toutes les fenêtre et de rester chez soi, des articles divers sur les raisons du phénomène, et tant d'autres choses. Liz avait reçu de nombreuses notifications, provenant surtout des quelques réseaux qu'elle utilisait rarement, où chacun avait son hypothèse, toutes plus catastrophique les unes que les autres. Quand le réseau avait été coupé, Liz avait abandonné son téléphone sur son bureau. Depuis, le silence était retombé. Il n'y avait plus aucun son, même la pluie était inaudible. De temps en temps, un éclair déchirait le ciel, puis la terre tremblait, mais toujours dans cette absence de bruit si déconcertante.
Quelques minutes après la coupure du réseau, il y avait eu l'électricité. Plus rien ne fonctionnait. Les gens s'étaient empressés de faire des provisions d'eau avant que cette dernière soit coupée à son tour. La seule eau qui restait était cette pluie empoisonnée qui trouait les feuilles des arbres quand elle tombait. Il y avait aussi eu le vent, terrible, qui avait fait s'envoler le linge des balcons et plier les arbres, tant et si bien que quelques uns étaient dorénavent couchés sur le sol. Mais maintenant, même la tempête était passée.
De temps en temps, Liz entendait des cris. Des hurlements de détresse, des pleurs d'enfants. Il fallait s'y attendre, certains ne pouvaient simplement pas continuer à rester eux-mêmes quand le monde rendait son dernier souffle. Les cris perçaient le silence mais ce dernier reprenait ses droits aussitôt, et on ne savait plus s'ils avaient vraiment été là où s'ils n'étaient qu'un effet de l'imagination.
Liz, elle, était restée calme. Quand, en se levant, elle avait ouvert sa fenêtre et vu les oiseaux noirs, elle avait compris qu'il ne servait à rien de resister. Elle s'était installée sur son lit et n'en avait pas bougé. Durant les premières heures, elle avait prit des photos. Puis elle avait arrêté. Elle avait aussi mis de la musique dans ses écouteurs mais celle-ci était discordante dans le silence pesant qui étouffait tout le reste. Elle l'avait arrêtée.
Pourtant, malgré son visage impassible, son imobilité totale, Liz pleurait. C'était son cœur qui pleurait, pleurait des larmes de sang. C'était sans doute pour ça que la fin du monde ne la chamboulait pas tant que ça. Parce qu'à quoi bon vivre avec un cœur brisé. À quoi bon exister si c'était pour voir les autres être heureux et ne plus jamais pouvoir l'être aussi ? Autant regarder la fin du monde.
La veille, la personne qu'elle aimait le plus au monde avait disparu. Sans laisser de traces. Personne ne savait où elle était. Liz lui avait envoyé des messages, l'avait appelée, mais rien. Elle s'était volatilisée, tout simplement.
Alors la fin du monde était bienvenue.
Elle avait pleuré une partie de la nuit, de longs sanglots douloureux qui faisaient trembler tout son corps frêle, et avait cauchemardé l'autre. Elle revoyait son visage, elle pouvait sentir son parfum, toucher sa peau, entendre sa voix. Mais elle n'était plus. Et maintenant, Liz n'avait plus de larmes. Son visage était sec, comme figé par la douleur, ses membres inertes et son cœur seul battait lentement, entre deux pleurs de sang.
Apathique.
Voilà ce qu'elle était. Dépourvue de toute émotion, de toute sensation. Elle aurait préféré mourir, mais peut-être cela valait-il mieux de voir le monde s'effondrer avant elle.
Un de ces rapaces inconnus s'écrasa soudain contre la fênetre, à quelques centimètres de son visage. Elle ne broncha même pas, regardant le volatile glisser sur le verre dans une traînée de sang noir comme son plumage. Les yeux cruels de la bête, tout aussi noirs que le reste de son corps, la fixèrent, vides de toute lueur, comme si la bestiole ne savait pas ce qu'étaient la douleur, la peur et la mort. Peut-être que du monde d'où elle venait, cela n'existait pas.
Liz ne détacha pas les yeux de ceux de la créature avant d'être sûre qu'elle avait rendu l'âme. Son agonie avait été lente, silencieuse. La pluie qui tombait sur le carreau ne parvint pas à effacacer la trace sanglante qu'elle y avait laissé. Le cadavre de l'oiseau, tordu dans une position grotesque, affreusement immobile, resta sur le rebord de la fenêtre. Liz avait envie de vomir mais elle n'esquissa pas le moindre mouvement, se contentant de décrocher son regard de la chose inerte, lentement, sans un battement de cil, pour le reposer sur la ville mourrante à ses pieds.
Bientôt, la pluie s'arrêta. Une odeur infecte se glissait par les interstices des fenêtres et des portes. Une odeur de décomposition, de poison, de pisse de chat ou de poison pourri. Ou peut-être de tout ça à la fois. La dernière trace de vie avait disparu. Plus aucun mouvement n'était perceptible au-dehors. Même les nuages avaient été stoppés net dans leur course. La Terre entière semblait figée dans un étau indestructible. Liz sentit les larmes revenir lui piquer les yeux. Elle fut étonnée - si du moins elle pouvait l'être - d'en avoir encore. Il lui semblait pourtant que son organisme était aussi mort que l'animal qui la fixait toujours de ses yeux aveugles de l'autre côté de la vitre. Elle n'avait pas mangé de la journée, pas bu, rien. Seule son âme possédait encore un semblant de vie. Son âme et son cœur agonisant.
Lui aurait-on passé une lame à travers le corps, Liz n'aurait pas souffert plus. Les larmes dévalèrent ses joues blafardes, plus brûlantes encore que la pluis d'acide qui tomabait encore sur la ville quelques minutes auparavant. Elle était surprise d'être encore en vie alors qu'une si grande souffrance envahissait son corps. Une souffrance silencieuse, elle aussi, comme si le bruit avait été aboli, mais pas moins une souffrance douloureuse, insupportablement douloureuse.
Soudain, un hurlement plus fort que les autres s'éleva. Un hurlement de terreur, de la terreur à son état le plus pur, qui fit frissonner le corps immobile de Liz. Il mit de longues secondes à s'éteindre, allant decrescendo pour finir par mourir dans un gargouilli affreux.
Liz ferma les paupières, voulant soudain nier la réalité, comme dans un sursaut de volonté. Mais peut-être n'aurait-elle dû.
Car lorsqu'elle ouvrit les yeux, elle pensa d'abord être sujette à une hallucination.
Le ciel s'était fendu, littéralement. Les nuages s'étaient déchirés et une zébrure sanglante tranchait l'espace au-dessus de la mer qui s'était mise en mouvement, furieuse. On apercevait dans cette fissure d'un rouge sombre qui contrastait avec le gris omniprésent des tours et des montagnes fumantes. Liz, bouche bée, se serait dit qu'elle venait de voir l'Enfer lui-même si elle y avait cru. Mais elle ne pensait pas qu'un tel lieu exsistât, pas plus que le Paradis, d'ailleurs. Elle ne croyait pas qu'il y ait une quelconque forme d'existence après la mort.
Pourtant, elle ne pouvait nier ce que ses yeux contemplaient avec stupeur. Une lueur d'un rouge sang, malsain, s'échappait de la balafre en même temps que des nuées de ces oiseaux noirs qui tournoyaient dans le ciel depuis le matin. Il lui semblait que les tours que l'on pouvait entrevoir se rapprochaient de plus en plus. Un appel languissant sortait de là-bas.
Liz, son cœur saignant et son âme brisée, ne purent résister à cette force qui les appelait là-bas, dans cet autre monde.
~1436 mots~
Merci d'avoir lu.
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