Amour éphémère ?

[Musiques : If you only knew (Alexander Stewart) et/ou Perfect (Ed Sheeran)]

Je crois que je suis amoureux. Amoureux d'un fantôme. Amoureux d'une ombre. Ou peut-être de l'écho d'un rire, du reflet d'un sourire dans la surface mouvante de l'incertain. Je dénigre l'amour, je dénigre le coup de foudre et toutes ces sortes d'enfantillages. Mais alors qu'est-ce ? Pourquoi suis-je heureux quand je repense à son visage, son visage que je n'ai vu qu'une poignée de minutes, de loin qui plus est ? Je ne comprends pas. Je ne la connais pas, je ne sais rien d'elle. Je l'ai juste aperçue, là-bas, au loin, et je l'ai aimée. Comme ça. J'ai aimé cette manière qu'elle avait de chantonner en bougeant la tête de gauche à droite. J'ai aimé ce sourire qui passait sur ses lèvres, brièvement. J'ai aimé ce geste qu'elle faisait pour replacer ses cheveux derrière son oreille. Ses cheveux aussi, je les ai aimés. Ils paraissaient si doux, si soyeux. Je voudrais ne plus penser à elle, la chasser de mon esprit, mais je n'y parviens pas. Je ne ressens que des émotions inconnues. Ce bonheur niais quand je la revois pencher sa tête en arrière, dénudant son cou gracile, ce bonheur insouciant que je ne saurais définir. Et aussi cette tristesse quand je pense que je ne la reverrai plus jamais, mais tristesse n'est pas le bon mot. C'est plutôt... de la mélancolie. Oui, c'est ça, de la mélancolie. La mélancolie de quelque chose que je n'ai jamais connu, ni dans cet univers ni dans un autre. Je ne l'ai vue qu'une poignée de minutes, de loin. Et je sens une larme que je n'avais pas vu venir qui coule sur ma joue quand je prend pleinement conscience que dans aucun monde je n'aurais pu avoir quoi que ce soit à voir avec elle. J'étais passager, elle était passagère, nous nous sommes croisés, et c'est cela toute l'histoire. Une bien piètre histoire. Je ne pense pas qu'elle m'ait vue. Et c'est étrange de se dire qu'elle a existé pour moi, de manière si intense en un si court laps de temps, alors que je n'ai certainement jamais existé pour elle. En fin de compte, c'est plutôt moi le fantôme. Je l'ai connue sans qu'elle ne sache seulement que j'existais. C'est triste. Ou pas. Est-ce triste ? Plutôt mélancolique. Un brin poétique. Et ça me fait comme une petite fissure au cœur. Oh, pas grand chose, mais je sens une toute petite fêlure, une petite fêlure par laquelle s'échappe en goutte à goutte la chaleur que fait naître l'écho de son souvenir dans mon esprit.

***

C'était le soir de Noël, un 25 décembre froid et pluvieux. Le vent soufflait, un vent froid qui vous gelait la peau et le cœur. Je n'aimais pas Noël, je pense que peu d'orphelins aiment Noël. Je n'avais pas de famille, pas de proches, juste moi-même et l'ennui.

C'est pourquoi j'avais décidé que cette année, je n'allais pas passer une énième soirée en tête à tête avec ma propre personne. J'avais pris une place à l'opéra, j'espérais me distraire.

Je suis arrivé sur place à huit heures moins dix, après avoir marché dans les rues froides, balayées par ce vent glacial. J'avais les mains dans les poches de mon grand manteau, le nez enfoui dans mon écharpe. À la réflexion, je ne devais pas être particulièrement rassurant pour les passants. Un grand hurluberlu, raide et sombre, marchant seul dans les rues, à la nuit tombée, avec juste les yeux et le nez - que j'avais crochu, en plus - qui dépassaient de son écharpe. Décidément, on avait vu mieux.

À l'opéra, j'ai laissé mon manteau et je suis allé prendre ma place. La salle se remplissait peu à peu, je commençais à me demander si j'avais vraiment bien fait de venir. J'avais horreur des foules. Par bonheur, il n'y avait pas, ou peu, d'enfants. J'avais horreur des enfants. Ils crient, tapent des pieds, et quand on les enferme dans une salle de spectacle, ils deviennent de véritables démons. À huit heure et quart, les lumières se sont éteintes, la fosse a été mise en lumière, valorisant l'orchestre. Le premier violon est arrivé, le public l'a applaudi. Le chef d'orchestre est arrivé, le public l'a applaudi.

Le spectacle a commencé et je dois bien avouer que j'ai été déçu. Certes, la musique était belle, certes les voix étaient puissantes, mais les costumes et les maquillages étaient d'une grossièreté que je désapprouvais. Des paillettes partout, les acteurs au visage couvert à outrance de blanc et aux paupières rouges, des mouvements qui auraient plus eu leur place dans une salle de gymnastique que sur une scène d'opéra. Enfin, j'étais venu, alors autant profiter de ce qui était bon.

J'ai détaché les yeux de la scène pour observer l'orchestre. Ma place ne me permettait pas de voir tous les musiciens, mais j'ai pu remarquer que la plupart étaient d'un âge bien avancé, le front dégarni mais les mouvements vifs.

Puis je l'ai vue.

En tant que percussionniste, elle était tout à droite, un peu en retrait. La lumière qui éclairait ses partitions mettait en valeur les traits de son visage. Je lui donnais une quarantaine d'années, tout au plus. Ses cheveux bruns étaient retenus par une barrette, au-dessus de son oreille gauche. Elle avait un visage harmonieux, parfaitement proportionné. Lorsque venait son tour, elle prenait ses baguettes et donnait des coups à la fois puissants et gracieux sur ses percussions. Ses gestes étaient souples, mesurés, j'étais hypnotisé. Lorsqu'elle ne jouait pas pendant un moment, elle s'asseyait sur une chaise, en retrait et je ne la voyais plus, jusqu'à ce qu'elle revienne devant son instrument.

Le temps passa plus vite que je ne le pensais, et l'entracte arriva rapidement. Je restai à ma place, et je l'observai, encore. Je ne pouvais détacher mon regard de son visage. Je n'avais même pas peur d'être découvert, rien n'existait en dehors d'elle. Elle parlait avec la contrebassiste, une vieille femme portant une perruque blonde frisée qui faisait presque disparaitre son visage. J'enviais cette femme pour la simple raison qu'elle parlait à celle qui avait fait prisonnier mon cœur sans même le savoir. J'aurais tant aimé que ce soit moi, à sa place. Moi qui la faisait sourire, rire, moi qu'elle regardait. Je ne sais pas si l'on peut appeler cela de la jalousie, c'était plutôt la déception de savoir que je ne pourrai jamais être à cette place, quoi qu'il se passe, la déception de savoir que jamais je ne lui parlerai.

À la reprise du spectacle, je ne cherchais même pas à regarder les chanteurs. Je n'avais d'yeux que pour elle. Elle était assise dans la lumière, je la voyais parfaitement. De temps en temps, je devais pencher la tête sur le côté car la personne devant moi me la cachait. Elle était à la fois si proche et si lointaine... Elle dans la lumière de la fosse, moi dans l'ombre du public. Elle musicienne, moi spectateur. Elle regardant la scène, moi la regardant. Elle était le Soleil et j'étais la Lune, elle était la pureté, le bonheur, j'étais un fantôme invisible qui n'existait plus que pour elle, pour la voir, encore et encore. Elle était l'innocence et le rire, j'étais l'ombre obscure, ne pouvant détacher le regard de ce feu dansant, de sa légèreté et de sa beauté.

Elle regardait les acteurs sur la scène, et elle riait en même temps que le public, tandis que moi je souriais, d'un sourire douloureux, en la voyant si belle. Lorsqu'elle jouait, elle chantonnait en même temps que les chanteurs, en secouant gracieusement la tête de gauche à droite. J'aimais penser que c'était sa manière de se repérer pour ne pas être en décalage avec l'orchestre et les chanteurs. Elle jouait avec un air concentré, la lampe dessinait des ombres sous ses pommettes et sous ses arcades sourcilières, qui assombrissaient son regard déjà souligné d'un trait d'eye-liner. Mais lorsqu'elle ne jouait pas, elle avait la tête tournée vers la scène et je pouvais voir son profil. J'apercevais les muscles de son cou, tendus sous sa peau blanche, son menton parfaitement dessiné, sa bouche peinte en rouge, son nez très légèrement retroussé, son œil, son front, ses cheveux. Tout était magnifique en elle.

De temps en temps, elle se retournait pour échanger quelques mots avec la contrebassiste, et elle riait. Je ne savais pas si je le voyais vraiment ou si je ne faisais que l'imaginer, mais j'avais l'impression de voir de petites rides se former au coin de ses yeux, la rendant plus belle encore qu'elle ne l'était déjà. Vint un moment où elle s'étira, pencha la tête en arrière, m'offrant la vision de son cou dénudé. La robe qu'elle portait avait un léger décolleté et lorsqu'elle fit ce geste, je ne vis plus que cela : sa peau blanche, la ligne que formait son col avec son cou et le dessous menton. Je m'effrayais moi-même, jamais je n'avais eu autant d'obsession pour une femme, et c'est cette obsession qui me faisait peur. Je ne savais pas jusqu'où je pouvais aller.

Je fermai les yeux, préférant fuir cette vision qui faisait battre mon cœur beaucoup plus fort que d'habitude. Lorsque je les rouvrit, elle était à nouveau concentrée sur ses partitions. Pourquoi les larmes me montaient-elles soudain aux yeux ? Était-ce la pureté de cette femme qui me faisait tant d'effet ? Ou bien la conviction qu'après ce soir, je ne la reverrai jamais ?

Le spectacle prit fin beaucoup trop vite à mes yeux. Les acteurs saluèrent, l'orchestre se leva. Elle était belle, si belle que j'en avais mal. Comme si l'on m'enfonçait un poignard entre les côtes pour me perforer le cœur. Ce cœur que je croyais en pierre, mais qui avait fondu en un rien de temps à la vue de cette femme.

Je sortis. Je la cherchais de yeux dans la foule, tout en sachant pertinemment qu'elle n'y serait pas. J'ignorais où elle était maintenant, ce qu'elle allait faire.

Je partis. Je ne la cherchais plus, je savais que c'était fini. Qu'elle était passée au stade de fantôme. J'ignorais où j'allais aller maintenant, ce que j'allais faire.

La réponse était pourtant évidente : j'allais rentrer chez moi, me coucher et l'oublier. Demain, elle ne serait plus qu'un lambeau de fumée qui s'enfuirait dans l'air du matin. Je chérirais son souvenir quelques jours encore, peut-être quelques semaines. Je me rappellerais son visage quelques temps, puis lui aussi allait se désagréger en poussière d'or. Ne resterait plus que la chaleur dans mon cœur, la fêlure qu'elle y avait fait.

La pluie se mit à tomber sur les rues noyées dans la nuit. Des couples marchaient en se serrant sous un parapluie. D'autres s'empressaient de se mettre à l'abri en riant. Je me sentais ailleurs, comme si je voyais tout ça depuis l'autre côté d'un voile. Je sentais le sol sous mes pieds, l'air froid sur mon visage, l'eau qui coulait dans mes cheveux. Mais mon esprit m'avait quitté. Il était avec elle. Je n'étais plus qu'un corps, qui marchait automatiquement, mettant un pied devant l'autre sans réfléchir.

Nostalgique, voilà ce que j'étais. Nostalgique de cette femme, que j'avais vue à la fois trop et trop peu, de cette femme que je ne connaissais pas, que je ne connaîtrais jamais. De cette femme qui avait prit possession de mon cœur sans même savoir que j'existais. De cette femme que j'avais regardée comme je n'avais jamais regardé personne et qui ne le saurait jamais.

Une fois chez moi, je regardai si l'orchestre jouerait encore dans ma ville. Il partait le lendemain à l'autre bout du monde. Elle partait le lendemain à l'autre bout du monde. Et peut-être que c'était mieux comme ça. Elle resterait à jamais un souvenir sans vie, un fantasme, l'amour éphémère d'un cœur de pierre.

Sans doute était-ce mieux ainsi. Je n'avais plus qu'à oublier son visage, plus qu'à oublier son rire.

Mais je savais que je ne le pourrais pas. Jamais.

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