Le miroir des Vanités
« Vanitas vanitatum, omnia vanitas »
[« Vanité des vanités, tout est vanité ». Il s'agit des premiers mots de l'Ecclésiaste.]
Le bateau fend l'eau, lentement mais sûrement. Il entre dans le delta bourbeux en glissant sur la surface lisse du fleuve. Sa roue à aube frappe le miroir liquide ; elle le déforme et projette des vaguelettes concentriques en direction des roseaux, ce peuple immobile des rives boueuses. Par instants, de discrets mouvements agitent les longues tiges, mais aucune créature ne se risque assez près pour qu'on la distingue au clair de lune.
A cette heure, le pont principal est désert. Les passagers ont presque tous rejoint leur cabine – ou le bar-restaurant, s'ils sont de l'espèce des couche-tard un peu fêtards. Je me retrouve seul à contempler le paysage, accoudé au bastingage. Le reflet des astres sur le Nil se déplace à mesure que nous progressons en direction du Caire. Le voyage depuis l'Europe n'a certes pas été une partie de plaisir, mais je touche enfin au but. Me voilà si proche de me libérer du cauchemar qui hante mes jours et mes nuits. Bientôt, je me débarrasserai de cette chose qui me poursuit sans répit.
En regardant au loin, j'imagine déjà ma destination qui se profile par delà la vaste obscurité du delta. Demain matin, nous accosterons dans le port de la capitale. Alors je parlerai à Azhoul ; il m'a dit qu'il attendrait mon arrivée sur les quais. Notre amitié est née pendant la guerre ; notre confiance s'est forgée dans le sang et la poudre. Il connaît ma hantise – l'horrible secret que je traîne derrière moi – et croit détenir la clef pour l'enfermer à jamais.
Au-dessus de moi, une femme passe sur le pont supérieur. Elle rit si fort qu'elle me tire de mes pensées. Je m'aperçois soudain que j'ai faim ; je n'ai rien mangé depuis plusieurs heures, tant l'angoisse et la crainte me tiennent à l'estomac. Je pose un dernier regard sur le long bandeau liquide. Dire qu'il relie le désert à la mer, cela me fascine. Il capte la lumière des cieux noirs et me la renvoie avec une telle puissance. Un véritable miroir, me susurre une petite voix intérieure. Absorbé dans ma contemplation, je mets un instant à réagir. Un instant de trop...
Mes tympans s'assourdissent. Mon cœur s'accélère. Mes tempes pulsent contre mon crâne. La panique s'empare de moi.
Je distingue déjà l'épais brouillard noir, comme prisonnier sous l'eau. L'ombre apparaît, s'étire, s'étiole, se tord, se forme et se déforme au rythme des soubresauts provoqués par la roue à aube. Je prends mes jambes à mon cou. Je cours sur le pont et vois défiler à côté de moi les portes des cabines. Par chance, aucun passager n'en sort, sans quoi ma course aurait été coupée nette. Les vitres aux rideaux rabattus me renvoient à leur tour une image de mon visage paniqué. Elle en profite, évidemment. Son obscurité se répand derrière le verre ; elle se glisse également dans ce reflet-là. Elle l'utilise à son avantage ! Déjà, une tête commence à s'y matérialiser. Sa tête, cadavérique, froide, qui jaillit de l'obscurité.
Un simple regard de l'autre côté me confirme qu'il n'y a rien. L'air estival est vide de tout parasite inquiétant. Cette sombre créature n'est qu'une image, un fantôme qui me poursuit où que j'aille.
Après le virage, au bout du pont inférieur, la porte du bar-restaurant surgit devant moi. A bout de souffle, je pile. Je tente de reprendre un minimum de contenance, m'efforçant d'ignorer ma peur, puis je m'engouffre dans l'atmosphère enivrante des tables de jeu et du zinc. Peut-être qu'au chaud devant un verre, je serai à-même de l'oublier un temps. Si j'évite les reflets, si je ne regarde pas dans leur direction, peut-être...
L'ambiance chaude et ouaté m'enveloppe. Au fond de la salle, le pianiste joue une musique entraînante. Une poignée de danseuses virevolte entre les tables, accompagnent les notes et papillonnent de client en client en espérant ramasser un pourboire généreux en échange de leur spectacle. Elles lèvent leurs robes affriolantes et les font froufrouter en cadence, s'imaginant un instant appartenir au cercle restreint des fées du Crazy Horse ou du Moulin Rouge.
Au billard, un groupe d'Américains bruyants se chamaille. Noyés dans les fumées de cigarette, ils se tapent sur l'épaule à chaque coup de queue ; ils rigolent, se donnent des accolades, contestent le score et laissent tomber les cendres de leurs mégots dans leurs verres de bière sans s'en apercevoir.
Je m'éloigne d'eux et préfère m'accouder au bar. Je n'ai jamais été un grand fan des ricains, mais peu importe. Pour l'instant, j'essaie de ne pas baisser les yeux vers le bois du zinc ; il est si impeccablement ciré qu'il me renverrait sans aucun doute mon reflet – alors elle viendrait à nouveau...
Soudain, je réalise qu'un autre élément du décor me met mal à l'aise. Tous mes efforts s'effondrent comme un misérable château de cartes. J'aurais dû le remarquer au premier coup d'œil, l'énorme miroir plaqué contre le mur, derrière le serveur. A force, j'ai pris l'habitude de les repérer dès que j'entre dans une pièce ; je les traque du regard, puis les fuis comme la peste. Mais la panique du ponton a émoussé mes sens et m'a poussé à l'erreur.
La glace est si large que j'y distingue la salle toute entière. Elle s'étire derrière moi. Je compte le nombre de tables occupées, histoire d'oublier que je fais actuellement face à mon pire cauchemar. Dans un coin, il y a cet homme – probablement un dandy anglais – qui s'imagine qu'on ne le voit pas glisser ses mains baladeuses sous les jupons d'une danseuse affriolante ; j'aperçois également un couple occupé à s'admirer dans le blanc des yeux, à la lueur d'un chandelier ; dans le fond, derrière le billard et ses joueurs pour le moins envahissants, une femme très maquillée semble dissimuler quelque chose sur ses genoux – sûrement un petit chien, puisqu'ils trouvent cela tellement trendy en ce moment à Londres.
A force de me plonger dans ces tranches de vie qui ne m'appartiennent pas, j'en viens presque à l'oublier. Mais enfin elle apparaît, après un moment. Elle en a mis du temps – ou bien est-ce moi qui deviens impatient ? Quelle ironie ce serait, tout de même !
La brume se forme à la surface du miroir, comme une oxydation sur son verre. Elle s'étire, gagne en opacité, s'intensifie et s'obscurcit. Ses volutes vaporeuses se répandent, aussi noires que l'obsidienne. Du cœur de ce sombre manteau émerge une tête – ce crâne sec aux orbites creuses. Puis les doigts osseux et glaçants se plaquent contre la surface réfléchissante, dans l'espoir de m'atteindre. Mais elle ne fait rien. Elle ne peut rien faire, si ce n'est m'observer. J'en suis bien conscient, quelque part au milieu de mon océan de terreur ; je sais qu'elle est piégée de l'autre côté, dans le monde des reflets.
Par réflexe, je me retourne, afin de m'en assurer. J'aimerais me retenir, mais à chaque fois il faut que je vérifie. Evidemment, la salle n'a pas changé d'un iota, elle demeure identique à ce que j'ai vu dans la glace, une seconde avant que n'apparaisse ce monstre.
Le barman m'apporte mon gin. Je reprends ma position et, au moment de le remercier, je sursaute en étouffant un cri.
Elle se colle comme le ferait un enfant devant une vitrine de Noël. Le trait qui lui fait office de lèvres sèches s'écarte largement, laissant voir des chicots noircis au-delà desquels ne se distingue que le vide de sa boîte crânienne. Les fumées sombres qui s'échappent de ce simulacre de corps s'agitent – serpents sournois ou tentacules obscurs.
A la voir, je pense qu'elle hurle, même si je ne l'entends pas.
Le barman me fixe, intrigué. Il pose une main sur mon poignet et je tressaille, les yeux rivés derrière lui. Il me regarde, puis se retourne vers le miroir dans lequel il ne voit que son propre reflet, bien sûr. Quelle chance il a, le veinard ! Je sors une livre sterling de ma poche et la lui donne en pourboire. J'en profite pour tirer au passage le carré de papier soigneusement plié que je garde en permanence sur moi. Depuis qu'Azhoul m'a écrit, il ne se passe pas un jour sans que je relise sa lettre, en particulier lorsque mon démon vient me hanter avec insistance.
A la fin de la guerre, mon ami est rentré chez lui, en Egypte, où il avait étudié l'archéologie avant que les conflits européens ne l'obligent à prendre les armes. Les Français l'ont ensuite engagé pour étudier un complexe de ruines mis à jour dans le désert, au nom de la Sorbonne ou je-ne-sais trop quelle autre institution – toujours une excuse pour fourrer leur nez partout, les froggies.
Je me rappelle encore le jour de mon aveu. Dans une tranchée, serrés l'un contre l'autre, la conversation a dérivé sur les mythes et les légendes. Il s'y intéressait beaucoup à l'époque, et je me suis alors dit qu'il pourrait peut-être me venir en aide. C'est là que, pour la première fois depuis longtemps, j'ai mentionné l'existence du miroir des Vanités, avec l'espoir fou qu'Azhoul l'ait déjà croisé au fil de ses lectures. Sans m'affirmer pour autant qu'il en connaissait l'existence, il m'a cru. Comment douter d'une histoire aussi folle ? Il a tenu pour acquis ce qui était loin de l'être. Jamais je ne le remercierais assez du crédit qu'il m'a accordé d'office.
Car, après tout, qui serait prêt à gober une telle histoire ? Un démon de la Vanité emprisonné dans un miroir si parfait qu'il permet de contenir son pouvoir maléfique. Quiconque contemplerait ce miroir serait alors maudit, condamné à être poursuivi dans tous les reflets, pour punir l'amour de soi dont il aurait fait preuve en s'admirant. Car l'humain s'aime au-delà de toute mesure, Narcisse a entériné ce principe. Aussi méritons-nous peut-être un tel châtiment ? Traqué jusqu'à la folie, obligé à ne voir dans chaque réflexion que l'image corrompue d'une entité malveillante.
Elle est là, dans son miroir, à me hanter depuis l'autre côté. On raconte qu'elle est en mesure de prendre l'apparence qu'elle souhaite ; elle pourrait m'horrifier d'un millier de manières différentes, me contraindre à contempler les pires horreurs, mais elle se contente de me suivre sous cette forme cadavérique, sans que je sache véritablement pourquoi.
Même durant la guerre, lorsque ma mère est morte de la tuberculose, la Vanité s'est abstenue. Le jour de son trépas, je me suis retrouvé face à un imposant miroir, dans le quartier des officiers. J'ai regardé en face cette engeance infernale, persuadé qu'elle me la montrerait, qu'elle se grimerait afin de me la représenter dans ses derniers instants d'agonie, pourrie par la maladie. Elle n'a pas daigné me torturer de cette manière. Elle s'est contentée de se coller au miroir, sinistre lamproie fantomatique, avec l'éternel espoir d'un jour passer au travers.
Si elle me connaît à force de me suivre, je devine également son rêve intime ; elle souhaite par-dessus tout sortir de sa prison pour se répandre sur l'humanité entière.
Pour l'instant, malheureusement, elle doit se contenter de moi. A moins que d'autres soient tombés dans le même piège, mais j'en doute fortement. Le grenier de la maison familiale est resté solidement scellé durant des décennies, voire des siècles. Ma grand-mère elle-même ignorait sûrement ce qu'elle gardait dans ce vieux nid à poussière. Combien de fois m'a-t-elle dit, dans mon enfance, de ne pas monter au grenier, car des monstres s'y cachaient ? Et moi, enfant discipliné, j'obéissais. Je préférais passer mes vacances à me promener sur les chemins toscans, plutôt que de courir le risque d'une malédiction.
Puis grand-mère est morte. Je suis retourné en Italie afin de débarrasser la maison. A mes yeux le grenier ne représentait plus aucune menace. Mais comment diable notre famille est-elle entrée en possession de ce miroir ?
Ma curiosité m'a perdu. Lorsque j'ai retiré le drap poussiéreux, je me suis condamné sans le savoir. Je dois vivre avec ce fléau, désormais. Mon fléau personnel.
Pour le moment, j'essaie de l'ignorer, mais je parviens difficilement à faire abstraction de sa présence. Voilà quinze ans qu'elle suit mes moindres faits et gestes par le truchement d'un reflet, des restaurants aux maisons closes, des lieux d'aisance aux grands salons londoniens. Je ne le supporte plus ! Je veux qu'elle s'en aille, qu'elle me laisse en paix !
Au début, j'ai prié dans tous les lieux de culte imaginables. J'ai voyagé à travers l'Europe, imploré le Pape des catholiques, l'Archevêque de Canterbury, même le grand Pope des Russes. Je n'ai reçu que des quolibets en retour. « Illuminé ». « Fanatique ». J'ai appris à mes dépens que souvent ces gens ne croient pas en ce qu'ils prêchent, et donc qu'ils prêchent ce qu'ils ignorent. En vérité, ils ne savent rien de la Vanité, ce péché mortel auquel je suis confronté jour après jour.
Quel soulagement lorsque enfin une personne m'a cru. Entre le feu et le sang, alors qu'un continent entier se déchirait, Azhoul m'a juré qu'il m'aiderait, que s'il existait une solution, il la trouverait. Il a regagné son pays avec l'espoir que les mythes des Anciens puissent m'apporter la paix. Après des mois à parcourir les dédales de Gizeh, il m'annonce enfin qu'il a trouvé un lieu où, dit-on, les vieilles malédictions se peuvent enfermer. Les chambres fortes des pharaons, en quelque sorte, où ils conservaient leurs reliques les plus dangereuses.
Demain, Azhoul et moi nous retrouverons au Caire. D'une manière ou d'une autre, la Vanité le sait. Ce soir, je devine qu'elle cherche à m'influencer, avec l'espoir de me rendre fou avant l'aube. Si je craque avant la fin du voyage et que je commets l'irréparable, le miroir s'égarera ; il sera probablement revendu dans un souk et elle se dégotera une nouvelle victime. Mais je ne faiblirai pas si près du but. Je consacrerai jusqu'aux dernières minutes de ma vie à faire disparaître ce fléau, dussé-je y mourir au passage.
Je contemple le fond de mon verre vide. Tout à coup, je ne supporte plus de rester assis avec ce démon en face de moi. Sa vue me devient insupportable. Je quitte le bar et ressors sur le pont, dans l'air lourd des nuits d'orient.
Tandis que je marche en direction de ma cabine, je sens sa présence. Elle se dissimule dans un reflet, même si j'ignore encore lequel. A vrai dire, je préfère parfois ne pas savoir, elle trouvera bien un moyen de me rappeler son existence – comme toujours.
Sur le pont, je croise un couple d'amoureux enlacés qui contemple la lune. Un peu plus loin, une dame habillée à la mode de Londres profite également de la vue. Elle porte une lourde robe à jupons et un chapeau de soie aux rebords si larges qu'il pourrait faire office de plateau à huîtres. Elle tient au-dessus de sa tête une petite ombrelle en dentelle, en dépit de l'absence évidente de soleil – preuve que pour certaines personnes, l'apparence compte plus que les circonstances. Au bout d'une laisse, une petite boule de fourrure blanche s'agite et gratte les planches sous ses pattes. Si j'imagine d'abord un très petit chien, avec sa queue relevée en pompon et ses oreilles tombantes, je m'aperçois vite qu'il s'agit d'un lapin.
Sa propriétaire lit la surprise sur mon visage. Elle en rit. Quel genre de bourgeoise traite un lapin comme un animal de compagnie ? Pour moi, ça se mange, sans plus ! Mais c'est à croire que les victimes de la mode ne l'entendent pas de cette oreille ; il s'agit à leurs yeux d'un accessoire indispensable, afin de compléter leur tenue comme il se doit.
La femme continue de m'observer. Je souhaiterais m'éloigner, mais son regard chargé de maquillage me met mal à l'aise. Son visage semble recouvert par une épaisse couche de plâtre, tant il y a eu de l'abus sur le fard. Sa bouche tracée au rouge passe par différentes moues aguicheuses à mesure qu'elle me détaille. Elle tortille ses anglaises avec ses doigts gantés, tout en minaudant. Je comprends sans peine qu'elle appartient à cette espèce qui aime plaire – peut-être parfois à outrance. Elle glousse lorsqu'elle me voit sur le point de l'abandonner là, sans un mot.
Soudain, je me fige derechef. Du coin de l'œil, j'ai cette vision fugitive, à peine l'espace d'un instant, mais assez pour que je me retourne et regarde malgré moi. L'ombre ! Derrière, sur la vitre d'une cabine éteinte.
La Vanité s'y forme. Elle charrie toujours avec elle son brouillard malfaisant. Cependant, cette fois, plutôt que de se coller à la paroi en espérant passer aux travers, elle étend ses doigts sombres en direction du cou blanc de la cocotte. Par instinct, je me précipite vers la pauvre femme. Je sais pourtant que ce démon ne possède aucune emprise sur la réalité, mais j'ai gardé certaines habitudes après la guerre. J'ai vu trop de morts...
L'anglaise excentrique prend mon geste comme un témoignage d'intérêt charnel. Elle qui me faisait les yeux doux un instant auparavant, la voilà à murmurer que ce n'est pas un endroit décent, qu'on ne se jette pas ainsi sur les gens. Je lui répondrais bien qu'elle ne se gêne pas de son côté pour balader ses mains manucurées à des endroits où elle ne devrait pas. Je me fiche d'elle comme de ma première chemise. Elle m'indiffère. Seule me préoccupe la Vanité dans son dos – ce monstre hideux qui cherche à lui saisir la gorge sans y parvenir.
Je réalise peu à peu la vacuité de mon acte. Le moment de panique s'éloigne à l'horizon. Je recule et m'apprête à sortir une excuse maladroite lorsqu'un petit cri strident attire mon attention. A mes pieds, le lapin fixe la vitre ; ses yeux, ronds comme des billes, reflètent à leur tour l'image du monstre qui me poursuit. Ses oreilles s'agitent tellement qu'il pourrait s'envoler avec.
Il écarte sa petite bouche et couine derechef. Il la voit, cela ne fait aucun doute ! Il tire sur sa laisse. Rendu fort par la peur, il parvient à arracher le lien de cuir des mains de sa maîtresse. A son tour, cette dernière pousse un hoquet de surprise et regarde son jouet lui échapper.
La boule de fourrure court à toute allure sur le pont. La dame se relève et se lance maladroitement à la poursuite du pauvre animal. Elle traîne derrière elle ses jupons meringués, sûrement assez lourds, en balançant ses bras dans tous les sens. Les talons de ses bottines claquent contre le plancher. Si elle continue comme ça, elle risque de réveiller les autres passagers, me dis-je, à demi-amusé, à demi-inquiet. Au fond, cela ne me concerne pas. Quoique...
J'entraperçois un éclat noir. La Vanité a disparu, elle ne me hante plus, mais poursuit désormais la femme. Elle ou son fichu lapin ? Loin d'être soulagé par ce constat, j'y vois un mauvais présage. Après tout ce temps, pourquoi se concentrer sur une nouvelle proie ? D'autant plus qu'elle n'a jamais croisé le miroir originel, seulement moi !
Le temps que je réfléchisse, le bruit s'est déplacé sur le pont inférieur. Je me penche par-dessus la rambarde ; le lapin file à toute allure, poursuivi par sa ridicule maîtresse. A leurs côtés, sur l'eau verte du Nil, la Vanité se manifeste, comme le reflet d'un nuage sombre au milieu d'un ciel dégagé. Les trois bifurquent vers la proue et disparaissent en direction des cales.
Tout à coup, je réalise ! Le démon exploite le degré de perception de l'animal, plus bas que celui de l'homme, pour attirer non seulement le lapin, mais aussi sa propriétaire, à l'instar d'un berger avec son chien et ses troupeaux. En effarouchant l'animal, elle conduit la malheureuse droit dans un piège.
Je m'élance à mon tour vers la proue. Je dévale l'escalier le plus proche, traverse en un éclair le pont inférieur et découvre avec horreur la porte de la cale grande ouverte. Normalement, l'équipage s'assure qu'elle reste fermée afin que le fret et les bagages lourds ne risquent aucune dégradation, volontaire ou accidentelle.
Je crains qu'il ne soit déjà trop tard. Néanmoins, j'hésite un instant... Ne parvenant pas à me rendre fou, le monstre s'est dégoté une autre victime. Si je le laisse faire, mon calvaire prendra peut-être fin ? Ma conscience me rattrape vite, en dépit de cet instant de faiblesse ; je ne souhaite mon sort à personne, pas même à mon pire ennemi – encore moins à une inconnue. La Vanité finira enfermée à jamais dans les chambres fortes des Pharaons, je me le suis juré !
Dans les profondeurs du bateau, une misérable ampoule pend au bout de son fil et diffuse une lueur jaunâtre depuis le plafond. Malgré cela, je me cogne dans l'amas de caisses entreposées là. Même en plissant les yeux, je ne parviens pas à déchiffrer la moitié des étiquettes que je croise. Le sol oscille au rythme calme du fleuve mais me déséquilibre tout de même par instants. Je progresse bon an mal an dans ce dédale jusqu'à retrouver le fugitif. Prostré dans un coin, le lapin feule, le poil hérissé. Je m'approche, il m'esquive et court en direction de la sortie. Désormais, il n'est plus d'aucune utilité à qui que ce soit.
Sa maîtresse se tient debout à quelques mètres de là. J'arrive dans son dos et constate que l'une des caisses a été forcée à l'aide d'un pied de biche. Qui eut cru que cette frêle créature peinturlurée soit capable du moindre travail manuel ? Mais je suis bien placé pour savoir que la Vanité nous pousse à des extrémités que l'on imaginait inconcevables – comme cambrioler la cale d'un navire afin de contempler ce qui ressemble a priori à un banal miroir.
La coquette s'y admire. Elle se délecte de son reflet sans réaliser le ridicule de la situation, ni l'ensemble ahurissant d'incohérences qui l'ont conduite devant cet objet maudit.
Grand, ovale, son cadre en bois est sculpté assez simplement, en dépit de quelques dorures qui incrustent encore de discrètes moulures. Même à distance, j'y devine les inscriptions qu'un artisan sans doute bien intentionné a un jour placé là, comme une mise en garde. Quelques mots de la Bible. Un Jugement de Dieu sur le danger de l'amour superficiel et des apparences.
La surface réfléchissante, obscure et brumeuse, retient le démon qui logeait autrefois dans le grenier de ma grand-mère. Face aux origines de mes persécutions, j'en viens encore à me demander par quel maudit hasard une relique aussi redoutable s'est retrouvée dans les combles d'une vieille bicoque poussiéreuse.
Emprisonnée de l'autre côté du reflet, la Vanité se débat. Elle lutte et tente d'échapper à son châtiment. Elle connaît les vices de l'homme et profite de son orgueil, se nourrissant de ce péché qui l'a engendré : l'adoration de l'Image, dans sa forme la plus pure et la plus intime. Quiconque se pâme devant le miroir des Vanités en paie le prix ; elle s'accroche à sa victime et la maudit sans fin. Voilà pourquoi il est impossible de tuer cette créature ; son essence provient de nos péchés, elle se nourrit de l'existence des vaniteux. Or jamais nous ne serons en mesure d'éradiquer leur existence complète, sauf à annihiler d'un claquement de doigt l'ensemble de l'espèce humaine.
Je suppose tout de même qu'elle s'en ira, à la fin, lorsque le dernier homme s'éteindra.
La coquette s'extasie devant sa propre splendeur, sans s'apercevoir qu'elle renforce le pouvoir du monstre qui loge là, dans le miroir. En s'admirant, en simulant un rire mondain et en affichant toutes les expressions de la fausseté sociale qu'elle emploie dans les salons londoniens, elle irrigue le démon. Il infuse dans ses vices. Il puise des forces dans ses regards papillonnants et ses petites manies de jolie dame du monde. Dieu seul sait ce que la vanité lui montre – un reflet idéal d'elle-même, sûrement. De mon côté, je ne perçois que l'ombre ; elle s'agite, tend ses doigts et essaie d'attirer sa proie dans ses filets, à l'instar des sirènes antiques lors du retour d'Ulysse à Ithaque.
J'observe la scène, tétanisé par ce crâne qui me fixe de ses orbites creuses et menaçante. Si j'approche ou essaie d'interrompre sa victime, que fera-t-il ? Probablement rien, comme toujours. Et pourtant, je pressens un grand malheur. Elle ne pourra pas éternellement se contempler sans conséquence. Un simple regard a suffi à me damner ; elle s'admire depuis déjà plusieurs minutes.
Mes jambes refusent d'agir. Je le dois pourtant.
Enfin vient l'instant où, lassée de seulement se mirer, la vaniteuse éprouve le besoin de palper son image. Son estime d'elle-même culminant à un degré mirobolant, elle approche ses mains. J'appréhende les conséquences d'un tel acte et, sortant de ma torpeur, j'amorce un mouvement dans sa direction. Je cherche à l'en empêcher, mais trop tard. L'impensable se produit sous mes yeux. La londonienne pose ses doigts sur la surface vitrée.
Les os embrumés commencent alors à traverser la glace. Un son strident me vrille mes tympans. Des vertiges perturbent mon équilibre, je vacille et dois me rattraper de justesse à une caisse proche. Les phalanges cadavériques s'enroulent autour des poignets de la malheureuse. Les yeux écarquillés, elle voit enfin le démon face à elle. Trop tard. Une fois le péché commis, le châtiment s'abat. Aucune rédemption n'est possible. La Vanité émerge de sa prison, saisit sa victime par la gorge et la soulève du sol. Enfin elle la possède, sent l'air qui se raréfie dans ses poumons et, à l'instant où la mort pourrait frapper sa victime, elle l'entraîne dans les profondeurs insondables de son monde.
Je mets plusieurs minutes à reprendre mes esprits. Mes yeux balaient la pièce à la recherche d'un indice, du moindre élément qui me permettrait de croire que tout cela n'était qu'une illusion – le produit de mon imagination. Mais le cauchemar est réel. Sur le sol, une épingle à cheveux dorée sertie d'un rubis en forme de cœur rutile encore, dernier vestige du passage de la femme au lapin sur cette terre.
En dépit du risque que cela représente, je m'avance en direction du miroir. A première vue, je dirais que la Vanité a disparu. A sa place, la femme tambourine contre la paroi. Ses petits poings frappent, ses lèvres bougent, des larmes sombres dessine deux longs sillons noirs sur ses joues. Malheureusement pour elle, je n'entends rien.
Aller jusqu'à toucher la surface du miroir, quelle folie ! Je reste là, à contempler cette infortunée créature, et j'en viens à douter. S'agit-il vraiment d'elle ? Ou d'un piège, une apparence dont la Vanité se serait emparée afin de torturer ma conscience ? Je l'ai vu emporter la pauvre femme, mais j'ignore ce qu'il s'est produit derrière. Est-elle morte ? Est-elle vraiment devant moi ? Elle me fixe de ses orbites désormais creuses, distillant le doute dans mon esprit. Je me lève après plusieurs heures, conscient que, de toute manière, je demeure impuissant.
J'erre jusqu'à l'aube sur le pont ; elle me poursuit dans le moindre reflet, paniquée, suppliante même.
Au petit matin, avant que le bateau n'accoste sur les docks du Caire, je descends remettre ma marchandise dans sa boîte. Je signe ensuite le bon de livraison au moment du déchargement et, dans un élan de curiosité malsaine, je consulte le registre des passagers. Dans quelques minutes, le capitaine et ses matelots devront déclarer la disparition d'Alice Cartwright. La police locale draguera sûrement le fleuve à la recherche de son corps – il n'est pas rare de passer par-dessus bord après une nuit un peu trop arrosée.
Sa famille, si elle en a une, demeurera dans l'incertitude. Je resterai le seul à connaître la vérité, jusqu'à la fin de mes jours. Qui sait, peut-être même qu'après avoir enfermé le miroir dans la chambre forte, je continuerai à la voir. Ma conscience pourrait prendre le relais. La Vanité s'en ira, mais l'image perdurera. J'espère pouvoir l'oublier avec le temps ; la croiser comme une vieille ennemie que l'on rencontre parfois au coin d'une rue, dans un reflet. Je me dirai que ce n'est rien de plus qu'une illusion fugitive et je passerai mon chemin, car je serai bien conscient qu'Alice est coincée à tout jamais de l'autre côté du miroir.
* * *
Et voilà une longue nouvelle que j'avais écrite pour un concours dont les thèmes étaient "Miroir(s)" et "Fuite". Elle était arrivée première à l'époque, et je l'ai réécrite il y a quelques semaines. J'espère qu'elle vous aura plu, n'hésitez pas à laisser votre avis en commentaire, à voter et partager si vous voulez, et merci à tou.t.es ! A bientôt !
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