La légende du Monolithe

Hello à tou.t.es. Après des vacances et une rentrée mouvementée, je vous propose une nouvelle beaucoup plus récente, que j'ai écrit il y a moins d'un an, suite à un fait divers dont certain.e.s auront peut-être entendu parler ! J'espère que cette nouvelle vous plaira ;) Bonne lecture !

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« Crescit Eundo »

("Il grandit de jour en jour." - Devise du Nouveau-Mexique)


Dans un éclair apparut le Monolithe.

Par une nuit d'été, une zébrure déchira le ciel obscur, zigzagua jusqu'au sol et frappa la roche à l'en briser, comme un marteau contre une enclume de bois. L'instant d'après, le Monolithe se dressait là, à égale distance de deux petites montagnes grises, qui tremblèrent et s'éboulèrent quelque peu sous la puissance de l'apparition. Suivit-il le chemin tracé par la lumière, jusqu'à descendre parmi nous ? Emergea-t-il de la terre rocheuse, désertique, tel un buisson ardent, à l'extrême sud du Nouveau-Mexique ? Personne ne saurait affirmer ou infirmer l'une ou l'autre de ces théories.

Le Monolithe existait, voilà tout. Lisse, géométrique, d'une rectitude verticale, ses arêtes étincelaient sous le soleil brûlant et absorbaient les doux rayons lunaires. Ses faces métalliques ne renvoyaient, quant à elle, aucune image. Ceux qui se déplacèrent avec l'idée grotesque de se mirer dans cet étrange obélisque moderne en furent quittes pour une solide déception ; le Monolithe n'admettait aucune autre reflet que le sien, perdu parmi les mirages auxquels donnait parfois naissance l'intense chaleur de la région.

Dans les premiers temps de sa venue, beaucoup se rendirent sur les lieux. Chacun voulait examiner le phénomène, s'approcher de la relique, ou simplement dire « je l'ai vu » au cours d'une conversation mondaine dans un country club, pendant un repas de famille, devant l'oncle alcoolique, ou pour clouer – non sans une joie certaine – le bec de la belle-mère acariâtre, toujours prête à dispenser ses bruits de bouche sceptiques quand elle faisait tomber son œil inquisiteur sur les colonnes du Times ou du New York Post.

Quel sujet passionnant, le Monolithe ! Scientifiques, journalistes, chercheurs, administrateurs, policiers, juges, politiques se déplacèrent pour l'observer, prononcer un avis à son sujet, offrir une déclaration à leurs auditeurs, fournir une théorie, proférer un discours qui se voulait historique, peu en importait le thème. En bref, jeter dès que possible un os à ronger, afin de satisfaire une populace intransigeante, à la fois fascinée et offusquée – fascinée par la nature mystérieuse du Monolithe, et offusquée qu'après un temps d'investigation considéré comme raisonnable, les autorités compétentes ne puissent toujours pas proposer de réponse concrète.

L'engouement autour de ce monument sauvage, surgi de nulle part, non-revendiqué, conduisit les éternels serviteurs du système commercial à établir un petit campement à proximité. Les harangues aux touristes ne tardèrent pas ; le pèlerinage culturel conduisait les pas des curieux vers le Monolithe, et ils ne s'imaginaient pas repartir sans sa réplique au un-dixième, la figurine porte-clefs, le mini-monolithe gourde, le monolithe-lampe-torche, le livre sur l'histoire inexistante du Monolithe, cosigné par plusieurs grands noms de la télévision, des sommités dans le domaine de l'ignorance. Par ici, le Monolithe en photo, à toutes les heures du jour et de la nuit, afin d'obtenir une luminosité pour chaque goût ; par là, une photo de vous en sa compagnie, prise à votre insu, mais sur laquelle vous rendez tellement bien – il vous la faut, pour décorer votre salon et fermer une fois pour toutes le bec de belle-maman.

Une économie entière s'érigea en quelques mois autour de l'étrange pilier métallique. Les tentes de camping se muèrent en cabanes solides, en bungalows, en caravanes, qui se changèrent à leur tour en échoppes, restaurants, bars et gîtes. Il fallut installer des supérettes, alimenter la population désormais locale, implanter une laverie, une centrale électrique, une banque, un poste de police et enfin une mairie. Le Monolithe se découvrit une vocation urbaine ; le voilà qui devenait, en un rien de temps, le monument d'une Grand-Place, à l'instar des fontaines, statues ou autres bibelots que l'on montrait au gens de passage, avec une certaine fierté. Les terres autrefois désertiques se peuplèrent ; le village ainsi sorti des sables se nomma lui-même Dos Montes, en référence aux deux montagnes rocheuses qui l'enclavaient.

En moins d'un an, le commerce du Monolithe s'épuisa. Les touristes n'affluaient plus en masse, ils se faisaient sporadiques dans la région. L'hiver sonna le début d'un long marasme économique. Le seul remède viable fut de se lier aux autres villes de la région, de commercer, commencer à élever du bétail, vendre quelques céréales qui poussaient bon an mal an dans le sol peu fertile. Parfois, un mendiant, sur la place de Dos Montes, tournait son regard vers la colonne géométrique qui en ornait le centre, en songeant que l'artiste qui avait pondu une telle horreur l'avait sûrement vendue une fortune, à l'époque.

A l'époque. Le Monolithe appartenait désormais à cette temporalité lointaine – celle de l'ancien, du vieux, des choses passées de mode, que l'on relègue au fond d'un grenier parce que l'on n'en tire plus d'intérêt ni de profit. On oubliait l'étrangeté du lieu et de l'objet. Son absence d'histoire s'estompait en toile de fond d'une progression plus générale – celle de Dos Montes, petit village du Nouveau-Mexique en voie de paupérisation, qui devait impérativement trouver un moyen de sauver de la faillite des milliers de commerçants. Personne ne haïssait le Monolithe, ni ne s'y intéressait plus. On passait devant, indifférent à son existence. Quand un voyageur s'arrêtait-là et demandait à un autochtone le nom du fabricant, ou la raison pour laquelle on avait érigé le monument, la réponse demeurait invariablement la même : « Oh, ça, c'est le Monolithe. Il a toujours été là j'crois. Y sert à rien, y fait joli. P'têt qu'un jour la mairie changera la décoration de cette place, elle serait mieux avec des pots de fleur et une fontaine, vous ne trouvez pas ? »

Renvoyé au rang d'antiquité, le Monolithe demeura immobile, inamovible, impassible, protégé de l'extérieur au cœur de la ville qu'il avait agrégé autour de lui. Une fois les premiers satellites du capitalisme réunis en une entité unique – Dos Montes – il patienta encore, attendant que la population s'étende et se sédentarise définitivement. Le pétrole et le gaz de schiste sauvèrent l'endroit de la ruine. Les ouvriers affluèrent, les commerces s'amplifièrent, on construisit même un grand magasin. Dix ans après l'apparition du Monolithe, plus personne ne songeait à lui ; il ne subsistait, sur son cas, qu'une ou deux pages internet obscures, peu informées.

Un matin de juin, il s'éveilla pourtant, en toute discrétion. Sa surface, habituellement lisse, dépourvue de reflets humains – phénomène amusant, des années auparavant – se couvrit soudain d'étranges symboles. Ils apparurent en relief dans le métal ; ils se formèrent dans un rougeoiement anormal, parurent jaillir de l'intérieur du pilier, étincelèrent, firent légèrement onduler la surface miroitante. Alors que l'attention de quelques passants se portait enfin sur le Monolithe, il en émana une puissante onde de choc. Elle secoua Dos Montes et ses habitants à peine réveillés. Les devantures des boutiques tremblèrent, les pancartes tombèrent parfois de leur support, les vitrines et les fenêtres les plus proches explosèrent – de quoi donner une bonne frayeur aux familles patriciennes, fondatrices originelles des lieux, enracinées depuis une décennie dans les institutions de Dos Montes.

Le maire, se remémorant soudain la présence du Monolithe – en même temps que son propre passé de camelot revendeur de porte-clefs – arriva sur la place centrale, échevelé et perdu. Il examina les inscriptions et, bien obligé d'admettre qu'il n'y comprenait rien, il décréta qu'il ferait appeler un spécialiste au plus vite.

Le cas du Monolithe redevint un sujet d'actualité brûlante dans les rues de la ville. Chacun se souvenait tout à coup de sa vie d'avant, de son existence première – on se rappela même d'une femme ou d'un enfant laissé dans une autre ville, loin du Nouveau-Mexique. Mais personne n'osa quitter les lieux, par peur de ce que le Monolithe pourrait tenter en retour. On préférait attendre l'avis – tellement rassurant, qui en doutait ? – d'un expert.

Mais quel genre d'expert dépêcher sur place ? Les bureaux du maire, du shérif, du procureur, et même du gouverneur se trouvèrent dans l'incapacité d'expliquer clairement la situation à un intervenant extérieur. Si bien qu'après une semaine, on ignorait encore quel spécialiste contacter. Les pouvoirs publics déléguèrent heure après heure à une instance inférieure, jusqu'à ce que le conseil municipal de Dos Montes se sente totalement isolé, condamné à décider seul de son sort. Faute de mieux, il fallut rechercher sur internet l'auteur d'un article de quelques pages à propos du Monolithe, même si ce dernier datait de cinq ans en arrière.

Contre toute attente, on répondit rapidement à la demande d'aide et, deux semaines après que le phénomène se fut déclenché, l'homme en question se présenta devant la mairie.

Fier comme un paon, Herbert Valdemar resserra son nœud papillon avant de rencontrer les dirigeants de Dos Montes. Savant en rien, ignare en tout, il professait l'idiotie depuis déjà longtemps, conversait sur les absurdités avec une aisance pleine d'assurance, dissertait doctement sur les plus grandes stupidités possibles, toujours d'un ton emprunt de la condescendance des crétins. Il prétendait maîtriser les connaissances au sujet Monolithe jusque dans leurs arcanes les plus fines. Son absence de diplôme, ou même de vie sociale cohérente, se dissimulait derrière des tas de pseudo-informations, toutes peuplées par les mêmes rumeurs paranoïaques ; en tant que grand croyant de l'Eglise de la Zone 51, ainsi qu'adepte du gouvernement mondial et de la théorie de l'invasion secrète des reptiliens, il ne pouvait prôner aucune autre hypothèse que celle d'un complot caché derrière la colonne métallique.

Conduit face à l'objet en question, il écarquilla les yeux, sous le regard attentif des habitants, fit le tour de l'étrange obélisque, en conservant cependant une distance aussi respectueuse que craintive, marmonnant des « intéressant, très intéressant », qu'il espérait convainquant. Puis, après s'être approché des symboles en rajustant ses lunettes, pour se donner un air de grand sérieux, il décréta que l'analyse de tels cryptogrammes demandait un matériel de haute précision. Il s'exclama en place publique qu'il lui fallait regagner son laboratoire – la cave de la maison familiale, inutile de le préciser – afin d'analyser les photographies et d'étudier cela de plus près. Il promit des résultats et s'en repartit, content de son effet.

Loin du charlatanisme ou de la poudre de perlimpinpin, Herbert se croyait dur comme fer expert dans tout ce qui touchait de près ou de loin aux hypothèses complotistes. Aussi comptait-il bien, en effet, rendre des comptes aux gens de Dos Montes. Depuis son centre des opérations, il pilla les bases de données en libre accès, explora les recoins du net, passa les symboles dans tous les décodeurs de langues réelles ou imaginaires, avec le sentiment d'une urgence.

Pour ce qui était des signes sur le Monolithe, il demeura plusieurs mois dans l'impasse. Impossible de trouver la moindre signification. Il découvrit en revanche, à force d'épluchages minutieux de toutes sortes de documents secrets – la plupart truqués et mis en ligne pour satisfaire quelques fadas du complot – la présence de dessins similaires sur les murs de ruines égyptiennes. Certains caractères s'étaient apparemment glissés dans les fresques des pyramides, et passaient pour des glyphes intraduisibles aux yeux des vrais linguistes. Idem en Grèce, ou dans le labyrinthe de Crète. Encore une occurrence dans le temple d'Angkor Vat, ou dans les cités Incas du Pérou. Les théories des cités d'or, de l'Atlantide, de la civilisation Première, et d'autres encore, convergeaient soudain dans la direction du Monolithe.

L'esprit d'Herbert tissait des liens, en inventait, et s'imaginait au cœur d'un immense réseau conçu par les propriétaires du Monolithe. Leur identité lui paraissait évidente : les Lunaires, rencontrés en 1969, avec lesquels le gouvernement américain avait passé un accord secret, venaient récupérer la planète dont nous nous étions emparés, et qu'ils avaient dû nous céder de force – bien que cet épique combat ne soit resté dans les annales d'aucune civilisation connue.

Pendant ce temps, Dos Montes retombait dans la lente léthargie de l'ennui. L'évènement s'estompait une nouvelle fois. Le Monolithe nous faisait une poussée de glyphes, et alors ? Il avait bien le droit, qu'importe ! L'économie redémarrait, les forages de pétroles reprenaient leur interminable mouvement de balanciers verticaux. Au restaurant ou au café, on ne parlait déjà presque plus du Monolithe ; après l'avoir guetté tous les jours, avoir surveillé l'intensité de ses symboles, on s'ennuyait à nouveau de lui. Il reprenait son rôle de décoration et, si l'on avait interrogé l'un des habitants au sujet du pilier et de ses cryptogrammes incandescents, il aurait répondu : « Oh ça, c'est le Monolithe. Un jour, la mairie a décidé de le transformer en illumination. On a fait ça pour Noël, ça a plu aux gosses, du coup on l'a laissé comme ça... C'est trois fois rien vous savez, quelques LED et le tour est joué. »

Jusqu'au jour où, à l'approche de la nuit, il entama une lente décomposition. Un trou se forma entre les cryptogrammes. Une invisible rouille rongea le métal ; corrosive, elle éradiqua cette enveloppe, dévora les symboles et révéla un vide intérieur qui se confondit avec l'obscurité naissante.

A l'heure où la ville s'endormait, de longues piques s'étirèrent dans les rues ; du Monolithe jaillissait un assemblage cristallin. Leur structure peu commune formait des lances, comme de longs espontons. Ces dernières naissaient et se développaient en arborescence, semblables aux ramifications d'une terrible plante en pleine croissance – croissance accélérée, car, au petit matin, Dos Montes était déjà transpercée de toutes parts. Les épines rocheuses traversaient le bois des façades, les salons, les chambres, les boutiques, même le sol et les canalisations.

Les habitants paniquèrent. Ils voulurent monter dans leurs véhicules et quitter les lieux au plus vite – aucun Monolithe à l'influence amnésique ne parviendrait à les retenir, cette fois. Il n'y avait de toute manière plus aucune trace de celui-ci ; au centre de la Grand-Place se trouvait désormais la racine du réseau qui emprisonnait la population.

Personne ne parvint à manœuvrer une voiture, ou même une moto, à travers le dédale de pics. On décida alors de quitter les lieux à pied, mais avant que quiconque ne puisse emprunter la route principale, les cristaux frémirent. De longues veines noires se répandirent dans leur structure translucide, à une vitesse remarquable. Ce réseau produisit une importante sudation, qui se condensa sur les lances. Plusieurs gouttes épaisses tombèrent sur les locaux. Elles se murent sur eux, étirèrent de longs doigts poisseux, jusqu'à recouvrir en un éclair tous les êtres vivants présents dans la ville, avant de se solidifier. Depuis monsieur le maire jusqu'au clochard du coin, chacun se retrouva emprisonné dans un cocon rigide, plus noir que du charbon.

Dos Montes patientait à présent, condamnée à l'immobilité par un Monolithe qui venait de révéler les ténèbres qu'il abritait en secret.

Herbert Valdemart arriva en urgence, quelques heures après le figement, pour alerter d'un cataclysme à venir. Il devait dire aux autochtones que la venue d'un Monolithe précédait toujours une catastrophe, dans toutes les civilisations. Trop tard.

De loin, il aperçut l'immense amas cristallin et, frottant ses lunettes contre son col de chemise, il freina d'un coup sec avant d'entrer dans la ville. Il préféra descendre et s'approcher discrètement. Mû par une paranoïa intuitive, il évita le principal chemin d'accès au centre et préféra de petites rues étroites, même si y circuler devenait difficile à cause de l'imposante structure qui transperçait maintenant Dos Montes. Le venin formait une croûte séchée sur le sol, mais ne paraissait plus actif. Herbert y risqua un pied, puis un second, et s'aventura à pas de loups jusqu'à la Grand-Place, où des choses sérieuses se déroulaient depuis déjà quelques minutes.

La colonne centrale flottait, éclatée, comme suspendue en pleine explosion. Ses fragments lévitaient autour d'une déchirure lumineuse qui trouait l'air. Elle ouvrait sur un indescriptible vide dans lequel s'enfonçaient, les uns après les autres, les habitants de Dos Montes. Les cocons dans lesquels on les avait préservés s'effritaient peu à peu, partout autour d'Herbert. Ce dernier se dissimula en vitesse dans une boutique endommagée et, à travers un trou dans une vitrine, il observa ces humains aux yeux vitreux et à la peau souillée de pourpres, comme empoisonnés.

Ils avançaient, dociles. Ils obéissaient à un ordre muet, qui leur intimait de franchir le portail.

Mais l'ordre de qui ? Les théories fourmillaient dans l'esprit du conspirationniste émérite. Il manqua de se jouir dessus dans la situation donnait raison aux milliers de scénarios qu'il élaborait dans l'intimité de ses nuits. Il sautillait sur place. Il sortit son téléphone, prêt à photographier un Reptilien, membre du gouvernement mondial, mais malheureusement la technologie ne semblait plus disposée à fonctionner correctement. Rien n'y fit. Impossible même d'allumer l'écran !

Il n'y avait, de toute manière, aucun saurien d'une quelconque espèce à immortaliser pour la postérité. Les lézards demeuraient parfaitement étrangers à l'affaire du Monolithe.

En silence, une silhouette glissa dans les rues de Dos Montes. Elle précédait son troupeau discipliné. Sur le plan physique, elle s'apparentait à un humanoïde, dotée de deux bras et de deux jambes. Jusqu'au bout des doigts, elle ressemblait à n'importe lequel des habitants. Sa tenue même donnait l'impression d'un haut dignitaire politique : veste à revers boutonnée sur le devant, chemise au col serré, pantalon rigide, chaussures en cuir, boutons de manchettes bleutés. Mais quant à parler d'une créature de chair...

Les mains, doigtées à l'identique des nôtres, possédaient un aspect translucide duquel émanait un intense éclat. Idem pour la tête, qui n'en avait que la forme, comme ces mannequins dans les boutiques qui nous laissent l'impression d'un simulacre d'humanité inachevé. En lieu et place des reliefs d'un visage, la licéité du verre imposait une froideur fascinante. Au-delà de cette surface translucide, on distinguait toujours la même lumière, indescriptible dans un premier temps. En plissant les yeux, Herbert Valdemar distingua peu à peu la complexité stellaire d'un univers organique, interne à ces étranges corps célestes ; des étoiles, des galaxies, des voies lactées, concentrées au sein de ces silhouettes à l'aspect prototypique.

Le Céleste qu'aperçut Herbert avançait en direction du portail ouvert sur la Grand-Place. En lévitation, il guidait ses ouailles vers leur prochaine existence à l'aide d'un cube qui flottait entre ses paumes. A la fois pixelisé et possédé par l'énergie universelle qui s'écoulait hors de son possesseur, on devinait son rôle matrice ; il contrôlait les Possédés, autrefois population de Dos Montes.

Venant des rues adjacentes, d'autres Célestes guidèrent l'intégralité de cette dernière jusqu'au centre de la ville. Celle-ci se vida progressivement, sous le regard médusé et tremblant d'Herbert. Un instant, il crut que l'une des têtes froides et inexpressives se tournait dans sa direction. Cependant, la créature étant dépourvue de regard, le conspirationniste ne put affirmer avec assurance qu'on avait détecté sa présence. Son cœur manqua de s'arrêter : il jubilait et tremblait, les émotions se bousculaient dans ses tripes. Il observait un univers complet à travers le corps des Célestes et, fasciné, il laissait leur beauté envahir son esprit, à tel point qu'il se pensa plusieurs fois proche de la folie, devant un spectacle qu'aucun homme n'avait encore contemplé.

Combien de temps demeura-t-il caché ? Il l'ignorait. Lorsque Dos Montes fut intégralement vidée de ses Possédés, et que leurs maîtres eurent regagnés leur royaume éternel, le pilier central se reconstitua. Une gangue de métal le recouvrit, séparant le tronc cristallin de ses branches. Elles ne tardèrent pas alors à mourir. Leur structure se décomposa, minute après minute, en une fine pluie de poussière. Les bâtiments, entraînés par ce mouvement, s'évaporèrent jusqu'à rejoindre les sables du désert. En moins d'une heure, Dos Montes disparut corps et âme ; il ne resta plus aucune trace de vie, à l'exception du pauvre Herbert.

Dans la soirée, les gardes-frontières vinrent patrouiller dans les parages, selon leur habitude, et trouvèrent le malheureux assis au pied du Monolithe reformé. Béat, il répétait sans arrêt le mystérieux nom de « Dos Montes ». On distinguait dans son regard une étincelle de folie, qui se changea en violents hurlements lorsqu'on lui demanda ce qu'il faisait ici, perdu au milieu du désert. Il soutint qu'une ville existait là, quelques heures auparavant, et qu'elle venait de se dissoudre dans le vent. On rit, on le prit pour un fou et, quand on voulut le menotter pour l'emmener à l'hôpital, il s'accrocha bec et ongles aux surfaces lisses du Monolithe, en hurlant qu'il s'agissait d'un portail vers une autre dimension. Cet objet – probablement réalisé par un artiste devenu dingo – n'avait rien de bien exceptionnel en soi, si ce n'était l'absence de reflets humains sur ses pans métalliques.

Le bureau du gouverneur, pour qui le nom de Dos Montes n'évoquait strictement rien, trancha en faveur de l'internement immédiat d'Herbert Valdemar. Le spécimen était déjà connu pour avoir véhiculé de nombreuses théories anxiogènes sur les réseaux sociaux, il valait donc mieux l'éloigner définitivement de la société. Quant à l'œuvre d'art avec laquelle il avait été retrouvé au beau milieu du désert, on décida de la transférer dans les collections du MoMA, à New York, en espérant une revendication de son créateur, en vain.

Encore aujourd'hui, exposé depuis des années sur un joli socle, le Monolithe attend patiemment l'heure d'une nouvelle rafle.

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