La chute de la Lune et du Soleil
– Votre Altesse, vous devez le faire !
Le chambellan recula d'un pas. Il regrettait déjà ses paroles. On ne donne pas d'ordre à une reine, encore moins à une déesse. Il ploya la tête en signe de soumission respectueuse, manière de réaffirmer son allégeance en dépit du caractère critique de la situation.
Dans sa robe immaculée, sur son trône, elle dominait une cour désormais déserte. Son front pâle, préoccupé, formait une ride inquiète sous sa couronne ; tressée de laurier d'argent, il en émanait une lueur lunaire, paisible et froide, qui contrastait avec l'agitation environnante. La souveraine leva les yeux vers le plafond du palais ; par-delà la grande verrière, le ciel habituellement sombre se teintait d'éclats écarlates. Au loin, une tache incandescente déchirait le voile obscur de la nuit.
– Dans combien de temps sera-t-il là ? demanda la reine.
– Peut-être deux jours, mais qui sait. A cette vitesse, il pourrait nous atteindre bien plus tôt... Nos astronomes sont formels, sa comète gagne en puissance à mesure qu'il avance, et quand elle atteindra le sol...
Le chambellan soupira. Inutile d'achever sa phrase pour comprendre le degré de menace qui planait sur leur civilisation. La reine courba à son tour la tête, assommée par le poids du désespoir.
– La population devrait se réfugier dans les galeries, suggéra-t-elle. Si elle descend assez profond, peut-être échappera-t-elle à la catastrophe.
– Votre Altesse, cela ne servirait à rien. Ce météore n'est que le premier d'une longue série. Regardez derrière, cette myriade d'éclats... Votre frère conduit son armée. Les Héliotes avancent dans son sillage, et ils causeront un massacre lorsqu'ils arriveront. L'unique moyen serait de...
– Je sais !
Le ton agacé n'autorisait pas la contradiction. Artémis connaissait la décision du Haut-Conseil des Sélénites, elle savait ce qu'ils avaient proclamé plus tôt dans la journée, sans la consulter ni se soucier de son opinion – elle, la reine du royaume lunaire ! Mais elle s'y refusait. Elle n'appliquerait pas la sentence que d'autres réclamaient ; qu'ils le veuillent ou non, le choix lui appartenait. Elle se dressa de toute sa hauteur et toisa le chambellan. D'une voix forte, qui se répercuta dans les multiples halls du palais, elle déclara :
– Je ne tuerai pas Apollon, que cela leur plaise ou non ! Jusqu'à preuve du contraire, je règne ; je décide, ils me conseillent – et leur conseil ne me semble pas avisé. Mon frère est une divinité, au même titre que moi ; je suis la seule ici qui puisse mettre fin à ses jours, et je m'y refuse. Je ne reviendrai pas sur ma décision !
La déesse quitta la salle du trône d'un pas raide. Altière, droite, elle n'accorda pas un regard aux pauvres hères qui traînaient encore leurs guêtres dans son sillage moribond. Artémis entendit malgré tout les derniers mots prononcés dans son dos : « alors nous mourrons tous. » Le ton dépité lui déchira le cœur. Elle conserva pourtant son air digne, afin de demeurer forte aux yeux des quelques servantes qu'elle croisa dans les couloirs ; depuis l'apparition de la comète apollinienne, le Haut-Conseil rongeait son autorité, la reléguant ainsi au rang de souveraine fantoche. Dans un moment aussi fatidique, elle devait s'affirmer aux yeux de tous pour prouver qu'elle n'avait rien d'un pantin.
Depuis le ciel, les reflets incandescents projetaient une lueur inquiétante sur les murs immaculés. Les colonnes en cristal de lune, habituellement nimbées d'une douce lumière, absorbaient à présent l'éclat du feu fraternel. Le palais d'albâtre et d'argent semblait la proie d'un incendie aux proportions monumentales.
Ce sera bientôt le cas, si je ne fais rien, songea Artémis en regagnant ses appartements. Sur son chemin, elle congédia tous les serviteurs qu'elle croisa. Depuis la grande explosion, ils erraient tous, paniqués et inquiet, dans l'attente d'un renvoi auprès de leurs familles, ou bien d'un branle-bas le combat qui mettrait les Sélénites sur le pied de guerre. Mais à quoi bon se battre ? L'éruption solaire, quelques heures plus tôt, témoignait de la puissance qui galopait vers eux. L'astre diurne s'était dilaté et, dans un vacarme assourdissant, même à cette distance, il avait expulsé ses macules, dont une, énorme, plus rapide que les autres – le Char d'Apollon. Dans sa course folle, il se drapait de roches spatiales, prisent au piège par sa gravité. Il constituait ainsi le météore le plus redoutable qui soit.
La Lune vivait ses dernières heures de paix ; à chaque minute, elle se rapprochait d'une fin inéluctable.
Une fois à l'abri derrière les lourdes tentures moirées qui masquaient l'entrée de sa chambre, Artémis arracha d'un geste vif le cercle de lauriers posé sur sa tête – un objet délicat, ciselé par les meilleurs artisans, si beau qu'on aurait cru qu'un vent invisible en agitait encore les feuilles d'argent. Mais quel fardeau ! Si lourd à porter. Il incarnait le poids d'une civilisation entière. La déesse s'approcha d'une petite fontaine, dans un coin, et se rafraîchit le visage, comme au temps où elle courait dans les forêts terrestres avec ses compagnes et qu'elle se baignait dans les ondes pures des rivières. L'eau révéla la fatigue de ses traits, elle veillait depuis trop longtemps.
Dans l'encadrement d'une porte apparut alors un jeune homme, attiré par le hoquet des sanglots. Ses cheveux d'or capturaient les reflets mordorés du ciel en furie. Vêtu d'une simple toge blanche et de sandales de cuir, il dévoilait sans pudeur la musculature fine de son torse en V ; des formes désirables saillaient sous sa peau d'albâtre. De longs cils papillonnèrent sur ses yeux, d'un bleu profond ; les déesses, d'ordinaire vaniteuses, ne toléraient pas qu'on les surprenne dans un moment de faiblesse. Celle-ci se laissa pourtant approcher et, docilement, elle se réfugia dans les bras de son amant. Elle se lova contre lui, posant la tête sur sa poitrine pour entendre les battements de son cœur.
– Ils espèrent tous que je le tue, murmura-t-elle. Mais il reste mon frère, mon jumeau et... Adonis, je ne peux pas !
Les larmes roulaient sur les joues de la souveraine. Adonis caressa ses longs cheveux sombres. Il en ôta les épingles d'argent, les dénoua en douceur, les peigna avec ses doigts, puis se pencha pour embrasser la déesse. Sa douceur, plus que son corps, avaient su prouver à la chasseresse sauvage que les hommes ne méritaient pas tous qu'on leur plante une flèche dans le cœur. Elle s'agrippa au merveilleux jeune homme et répondit à ses caresses. Elle lisait dans ses yeux l'amour et le désir ; il réveillait en elle les mêmes émotions. Elle s'y abandonna sans retenue, et s'offrit d'ultimes instants avec lui, avant que n'arrive la guerre.
Après un long moment d'intimité partagée, une fois Adonis endormi, Artémis l'observa en silence. Elle le contempla puis, quand elle fut rassasiée par sa beauté, elle ramassa sa robe. Elle la passa à la hâte et s'aventura sur le grand balcon. Depuis sa chambre, elle distinguait mieux encore l'imposant globe de feu. Il se rapprochait dangereusement. Il y avait quelque chose de tragique dans ce mouvement ; on l'imaginait rythmé par un galop martial – une sorte de musicalité. Apollon et ses mises en scènes ! songea la déesse. Il aime le spectacle, je lui reconnais au moins ce point ; quand il décide de se battre, il le fait avec élégance. Arès devrait en prendre de la graine.
Par-delà les comètes qui se rapprochaient, le soleil continuait à vomir ses langues de feu rougeâtres. Chaque éruption masquait davantage les étoiles. Des centaines de débris se dispersaient dans l'espace. Les Héliotes prenaient leur envol. Depuis des heures, les troupes d'Apollon empruntaient le chemin de la guerre ; il ne cessait de s'en déverser dans le ciel en flammes.
Deux bras enlacèrent la taille d'Artémis. Adonis, réveillé par une nouvelle éruption solaire, se colla contre son amante.
– Ton frère a mobilisé une armée entière. Il aime exposer sa puissance, j'en conviens. Quand il percutera le sol de la Lune, il nous brûlera tous sur son passage. Mais pourquoi ?
La souveraine plongea son regard dans les cieux enflammés ; ils se reflétèrent dans ses prunelles claires, sans lui apporter la plus petite réponse. Elle baissa donc la tête et, malgré elle, assista au spectacle des dernières heures d'une ville – sa ville, son empire lunaire. Les tours d'argents étincelaient comme des lames chauffées à blanc ; les lueurs ardentes répandaient le présage des flammes sur les bâtiments alentours.
Un son grave résonna tout à coup entre les maisons, jusqu'à l'intérieur du palais. Lancinant, il se répéta par à-coup.
– Les prêtresses sonnent les cloches du Cloître, elles nous préviennent du danger. Comme si c'était nécessaire, soupira Adonis. Mais je suppose qu'une tradition reste une tradition, même à quelques heures d'un cataclysme.
– L'ultimatum du Haut-Conseil, rectifia Artémis en serrant les dents. Voilà qu'ils utilisent mon culte contre moi. Si je ne réagis pas, à présent que l'appel est lancé, comment pourrais-je encore me dire déesse protectrice. Ils veulent m'obliger à mettre un terme à cette folie.
– Mais de là à tuer ton propre frère...
La souveraine leva derechef les yeux vers la comète. Elle la fixa à s'en brûler les yeux. En chasseresse divine, elle poussa l'acuité de son regard à l'extrême et, au cœur de l'amas de roches, elle parvint enfin à distinguer le mouvement cadencé du galop. Soudain, elle entendait même les sabots enflammés qui martelaient le vide à toute allure.
Sur son char, Apollon, le seigneur solaire. Sa crinière blonde flottait autour de son visage d'ange ; son front, ceint d'une couronne de flammes, se plissait sous l'inquiétude et la détermination. Jumeaux, le frère et la sœur se comprenaient depuis la naissance, dans un lien unique envié par les autres membres du Panthéon. Pourtant, Artémis ne lui trouvait aucun motif de se précipiter ainsi vers son royaume. Certes elle avait brisé ses vœux en tombant sous le charme d'Adonis, mais quand bien même elle cessait d'être Artémis la Vierge, on ne lui en tenait pas rigueur – Zeus lui-même approuvait cette union, après des millénaires de chasteté dans les forêts humaines.
Alors pourquoi cette armada spectaculaire, mon frère ? Que désires-tu pour amener ainsi le feu dans mon paisible royaume ?
En quête de cette réponse vitale, Artémis creusa si profondément dans son esprit qu'elle atteignit un autre espace, qui ne lui appartenait pas. Elle toucha du doigt ce lien qui l'unissait à Apollon et, tout à coup, elle eut le sentiment d'être envahie par lui. Il la possédait.
La tête lui tourna, elle vacilla, l'air autour d'elle s'opacifia et devint flou. Les bras d'Adonis la retinrent dans sa chute, mais elle n'y prêta aucune attention. Elle voyait.
Devant elle s'étendait les vastes horizons de l'avenir, si nombreux, mais qui convergeaient tous en direction d'une seule fin. Les voiles du temps se soulevaient sous l'impulsion du dieu solaire, afin de révéler le sol de la Lune, gris comme la cendre. Le soleil, dans le ciel noir, s'éteignait, moribond. Au loin, la terre des hommes, dévorée par une éternité obscure ; des villes en ruines, des amoncellements de corps – femmes, enfants, prêtres, guerriers ! Les dieux eux-mêmes succombaient, du haut de leur montagne céleste, engloutis par l'obscurité. Au cœur de ce carnage, l'enfant de la Lune, pâle et maléfique, riait sur les décombres du Cosmos.
Voilà notre avenir, Artémis. Il est de mon devoir de l'empêcher, même si cela implique de te causer les pires maux, ma sœur, et quand bien même mon cœur en pleure.
Apollon libéra l'esprit désormais éclairé de la souveraine.
Artémis hoqueta pendant presqu'une minute, avant de reprendre une respiration normale. Le Dieu-prophète comptait ravager jusqu'à la dernière pierre de la Lune, pour s'assurer que jamais l'enfant de la reine des Sélénites ne voie le jour. Il tuerait Adonis, en premier lieu, afin d'empêcher une procréation, et ensuite... La déesse posa une main sur son bas-ventre et, connaissant les mystères des femmes, elle soupira en son for intérieur : Tu perds ton temps, Apollon. L'univers l'a placé là où il doit être ; il se développe déjà, le fléau que tu redoutes tant. Tu ne pourras rien y changer, à moins de me tuer – et tu le feras sans hésiter, parce que de nous deux, tu as toujours été le plus impitoyable, quoi qu'en pense le reste du Panthéon.
Artémis se tourna vers Adonis. Inquiet, il guettait la moindre de ses réactions ; il ignorait encore la sombre vérité. Lui, père. Et elle, mère. Ensemble, ils fonderaient cette famille dont ils parlaient parfois... La souveraine se releva et courut dans sa chambre. Elle s'empara à la hâte d'un long manteau pourpre, s'en drapa et, plus que jamais consciente de l'urgence de la situation, elle quitta son palais en courant.
A travers la ville terrifiée, elle recouvra vite ses réflexes de chasseresse aux pieds agiles. Partout, le temps suspendait son vol, dans l'attente du cataclysme imminent. Chaque habitant, sur le pas de sa porte, levait les yeux vers ce spectacle apocalyptique aux accents merveilleux ; l'armée du Soleil – les Héliotes d'Apollon, cette pluie de comètes destructrices, qui irradiaient les cieux de mille nuances de feu. La puissance de leur éclat effaçait les étoiles. Personne ne songeait à une riposte quelconque. Comment réagir lorsque le ciel s'effondre ? Alors ils regardaient, dans l'attente d'un quelconque miracle. La cité entière baignait dans un silence figé.
Artémis fila à travers les rues, discrète et rapide comme une ombre. Inutile qu'on la voit, que l'on sache ce qu'elle s'apprêtait à faire. Au fond, peut-être craignait-elle le jugement de ses sujets. Mais régner revenait à assumer des décisions, pour ensuite être jugée par ceux qui n'avaient pas eu à les prendre.
La déesse pénétra dans son temple. Au centre, son effigie, monumentale : Diane-Artémis, la chasseresse. A ses côtés, ses filles – les vierges qu'elle protégeait autrefois, et qu'elle conduisait à travers toutes les forêts du monde terrestre. Parfois, dans un instant de nostalgie, elle regrettait le royaume offert par Zeus. Converties en prêtresses, jamais ces femmes ne s'étaient plainte de leur sort, ni n'avaient désobéi à un ordre de leur maîtresse. Pieuses et pures, elles continuaient encore d'alimenter le culte de leur protectrice en inondant les autels de branches, d'arbustes et de gibiers qu'elles descendaient chercher parmi les hommes. Au fond, les forêts leur manquaient, les chasses aussi, Artémis s'en doutait sans admettre qu'il s'agissait là du prix de son bonheur en compagnie d'Adonis ; abandonner ses compagnes pour un compagnon.
Fidèles jusqu'à la dernière seconde, les prêtresses Sélénites attendaient leur déesse dans la grande salle d'astronomie, depuis laquelle elles observaient le ciel en feu. Les astronomes quittèrent les lieux par respect pour les mystères du culte, laissant les femmes entre elles. En tant que gardiennes des rites, elles possédaient une autorité naturelle ; elles la tenaient de leur maîtresse qui, dès qu'elle se défit de son manteau, parut aussi rayonnante et écrasante qu'elle l'était à l'époque où elle changeait de vulgaires mortels en cerfs pour l'avoir surprise nue durant ses ablutions.
Depuis ce point d'observation privilégié, le char d'Apollon déchirait les cieux flamboyants. On distinguait clairement la comète, ainsi que le millier d'autres qu'elle entraînait dans son sillage.
– Le tuer n'empêchera pas son armée de venir jusqu'à nous, fit remarquer la déesse.
– Dans une meute, la mort du plus gros gibier provoque la débandade des petits, nous le savons mieux que personne, argua l'une des anciennes chasseresses. Privé de leur dieu, les Héliotes retourneront sur le Soleil pour tenter de préserver sa lumière.
Artémis soupira. Ses compagnes, au moins, ne changeraient jamais. Stratèges redoutables, impitoyables guerrières, fidèles prêtresses ; un trio de vertu que la souveraine respectait. Sous leurs regards confiants, elle se dirigea vers la caryatide, derrière son autel. La statue brandissait un arc. Sanctifiée des années plus tôt lorsque la déesse avait brisé ses vœux pour Adonis, la relique reprit vie sous la caresse délicate de sa propriétaire. L'arme forgée par Héphaïstos conservait toutes ses propriétés ; les ciselures de son métal froid demeuraient impassibles, malgré les reflets enflammés ; la corde tendue vibra lorsqu'un toucher familier l'effleura. L'instrument idéal pour tuer un dieu.
Les prêtresses apportèrent un carquois en peau de daim, dans lequel reposait une unique flèche. Artémis s'en empara et l'observa. Longue, fine, noire comme la nuit, elle pesait un poids certain ; n'importe quel autre arc se serait trouvé dans l'incapacité de tirer un pareil projectile. Sur un ton chargé de respect, l'une des prêtresses expliqua :
– Il y a des millénaires de cela, alors que la guerre contre les Titans arrivait à son terme, votre père a fabriqué cette flèche dans les grandes forges du Soleil. Le cœur en fusion de celui-ci a permis de modeler la matière noire pour façonner un trait capable de tuer un monstre du Premier Âge.
– Conçue dans le royaume de mon frère, et désormais vouée à le détruire... Que ceux qui pensent que l'univers n'a pas d'ironie en tirent une leçon.
Les gestes revinrent d'eux-mêmes. L'arc et la flèche, unis dans l'esprit de celle qui les maniait le mieux. Elle encocha le trait sombre, leva ses bras, banda l'arme, et avant même de réaliser le seuil sur lequel elle se tenait, Artémis mettait la comète en joue. Au-delà du plafond ouvert, elle visualisait déjà la trajectoire de son tir. Ses yeux perçants calculaient chaque seconde du mouvement, afin que la flèche franchisse les couches de roches qui entouraient le char d'Apollon.
Jamais, dans toute son existence, elle n'avait raté sa cible. Mais à ce moment précis, une part d'elle espérait que, cette fois, ce serait le cas ; l'idée d'ajouter la tête de son frère à son tableau de chasse la répugnait.
Une voix insidieuse, située quelque part sous son nombril, lui susurra alors : Lui n'aura aucun scrupule à massacrer ton peuple, à détruire ton bel Adonis, et à exterminer ton enfant jusqu'à ce qu'il n'en reste pas la plus petite miette. Tu as connu ton frère pendant des millénaires, mais tu pourrais bien ne jamais connaître ton fils, par sa faute – parce que ce prophète de malheur n'envisage pas que tu puisses éviter un destin tragique en aimant ta progéniture. Il ne voit que les rouages du Cosmos... Au fond, il ne t'aime pas.
Le « désolé » se perdit derrière le son pur de la corde que l'on relâche. Le trait siffla si fort que la population entière l'entendit. Sa traînée d'argent fendit l'air, lueur d'espoir au milieu d'un cauchemar. La flèche s'éleva à une vitesse remarquable. Une détonation suivit sa collision avec la comète. Elle transperça la barrière enflammée, passa par l'une des failles qui composaient l'agglomérat de roches célestes, dépassa les deux pur-sang ardents et termina sa course dans le front d'albâtre d'Apollon.
Des centaines de mètres plus bas, sa jumelle s'écroula sur le sol. Elle se tint le crâne et poussa un cri si puissant que ses chasseresses furent propulsées en arrière. Artémis souffrit le martyr, l'espace d'un instant qui lui parut une éternité ; son frère était mort sur le coup, elle pouvait l'affirmer. Pour autant, la comète n'arrêta pas sa course. Au contraire, elle accéléra sa descente vers le sol lunaire, sans pour autant se désagréger en vol.
Le cri de panique des Sélénites, à l'extérieur, fit écho à celui des chasseresses, dans le temple.
– Son cadavre tombe dans notre direction, balbutia Artémis, encore sous le choc. J'ai attendu trop longtemps, il est attiré par notre gravité, avec son char. Dès l'instant où il est entré dans notre giron, l'avenir a changé, je suppose... Nous étions tous condamnés, j'ai trop tardé... J'en suis navrée.
Les remords de la déesse n'y changeraient rien. Ses vierges l'aidèrent à se relever et, après une dernière étreinte, en souvenir de leurs jours heureux, elles laissèrent la reine rejoindre son palais.
Dans les rues, la panique remplaçait le silence. Le chaos provoquait des émeutes un peu partout, chacun cherchait en vain un moyen d'échapper à la destruction imminente. Des enfants pleuraient au milieu de la cohue ; certains appelaient leur mère. Des familles entières se blottissaient dans de petits recoins, espérant ainsi éviter le fléau. Personne ne prêta attention à la souveraine en larmes. S'ils l'avaient aperçue, peut-être l'auraient-ils blâmée ou lynchée, mais il n'en fut rien.
Artémis pénétra dans son palais désert. Déjà la chaleur de la comète envahissait les lieux. Les tentures connurent des départs de feu que l'on ne se donna pas la peine d'éteindre. La déesse gravit les marches brûlantes et regagna ses appartements en vitesse.
Sur le balcon, Adonis observait toujours le spectacle, immobile. De loin, il paraissait une statue de marbre triste. Son calme contrastait avec le désordre de la ville, en bas. « Cela devait en être ainsi », répétait-il de temps à autre. Il étreignit son amante quand elle le rejoignit, et ils contemplèrent ensemble l'extinction de leur civilisation.
Les flammes rongèrent bientôt la cité entière. Le ciel se consumait. Un déluge de feu précéda l'impact. Le météore percuta le palais. L'onde de choc se propagea ensuite dans le sol, souleva les bâtiments et rasa ainsi la ville, ne laissant sur son passage que poussières et cendres. Dans un hurlement sourd, les Sélénites s'éteignirent jusqu'au dernier.
Quelques heures seulement après la catastrophe, un immense cratère fumait à l'endroit où vivait autrefois le doux peuple de la Lune. Parfois, lorsque la Terre se rapproche assez de l'astre nocturne, il est encore possible d'apercevoir les restes désolés de cette civilisation détruite bien avant que nous levions les yeux vers elle.
* * *
Voilà un texte de fin 2017 pour le concours de l'ENSTA ParisTech 2018, qui a été accessit sans être retenu pour le podium. Le thème était « Météorites : attention, chutes depierres ! ». J'ai retravaillé cette nouvelle il y a un mois ou deux. N'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez, et n'oubliez pas de voter si vous aimez. Merci à vous et à bientôt ;)
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