Antartica Polaris
Cette nouvelle a été écrite en décembre 2016, dans le cadre du concours de nouvelles avancées ENSTA Paristech 2017. Le thème était « Atomes crochus : vers l'infiniment petit... et au-delà ! ». Le texte a été retravaillé a posteriori, en 2018 et 2020.
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Les gonds gelés éclatèrent dans un grincement strident. La porte s'écroula sur le sol, fendue par le froid. Les rayons des lampes transpercèrent la brume polaire. Le crissement des bottes rompit le silence de cette sépulture scellée dans les glaces. Les soldats s'avancèrent sous le regard immuable des statues.
Il y en avait des dizaines – des centaines même ! Quelques-unes cachées sous les arches ou enchâssées dans d'étranges alcôves, mais la plupart d'entre elles gisaient sur le sol. Il en émanait une sensation glaciale qui ne devait rien au climat du pôle. Certaines s'étaient recroquevillées, transies ; d'autres encore tendaient leurs doigts en avant, comme pour s'emparer de quelque chose qui n'était plus là depuis des années. A la lueur des lampes-torches, on distinguait leurs visages tirés en arrière, leurs yeux proéminents, leurs bouches légèrement entrouvertes, gelées dans un dernier cri.
Le réalisme saisissait même le plus impassible des hommes. Le sculpteur avait poussé le vice du détail jusque dans le plus petit pli du vêtement, dans la ride la plus insignifiante, l'ongle le plus amoché, la moindre plaie. Une représentation fidèle d'une extinction dans la souffrance.
Ces gardiens éternels reflétaient tous la même émotion troublante. Et quelle émotion ! Une angoisse d'une profondeur telle qu'on doutait de son existence. Le masque de la peur à l'état brut – un être humain figé dans son dernier souffle, à l'instant précis où la faucheuse l'embrasse.
Mais pourquoi ici ? A quoi bon sculpter ça dans un endroit pareil ? Un artiste transcendé par l'image de la terreur aurait-il laissé son inspiration se déchaîner ? Ou bien s'agissait-il des fantasmes d'un fou fasciné par l'effroi ? Les deux à la fois, peut-être ?
Sculpter, vraiment ? Graver dans la pierre, immortaliser dans la roche, voilà ce que sculpter implique. Là, tout n'était que métal. Il avait servi à façonner ces figures taillées sur le modèle de la mort.
Un étrange métal d'un blanc laiteux, que ni le givre ni les années n'altéraient. Ce métal pour lequel des équipes entières de chercheurs et d'excavateurs s'étaient déplacées ; ce métal pour lequel des millions avaient été déboursés ; ce métal pour lequel on avait précisément bâti cet endroit – « Le plus grand centre de recherche qui soit », selon les journaux de l'époque.
L'Antartica Polaris. Un lieu mué en légende à mesure que les glaces l'avaient recouvert – une légende enterrée depuis près de cinq décennies. Une boîte de Pandore demeurée intouchable jusqu'à ce jour, à tort ou à raison.
A l'école parfois, lorsque le professeur se sentait d'humeur maussade ou qu'il voulait calmer sa classe, il se penchait sur le sujet. Comme une vieille rengaine, après un long exposé mille fois rebattu, il leur passait le dernier message – celui qui dissuadait quiconque de redescendre vers le pôle depuis. Quelques mots noyés dans un brouillard radiophonique, capable de paralyser une population entière et de lier les pieds et les poings de dizaines de politiciens, tous plus audacieux les uns que les autres à en croire leurs promesses de campagne.
Combien s'exclamaient qu'ils y retourneraient, eux ? Combien affirmaient posséder la force de caractère nécessaire pour le faire, tandis que leurs prédécesseurs aux bourses molles ne l'osaient pas ? Pourtant le silence écrasait ce dossier comme une chape de plomb sur une centrale nucléaire endommagée. Au-delà d'un banal secret d'Etat, on tentait d'établir depuis longtemps déjà une vaine amnésie collective. Le souvenir perdurait malgré tout, quelque part au fond d'un tiroir, dans le recoin d'un esprit informé : on savait que le dôme existait, même si on ne voulait plus en entendre parler.
En cinquante ans, personne n'était retourné dans le complexe Antartica Polaris. On s'interrogeait sur l'incident, mais de là à désirer de véritables réponses... Cela demandait un courage qui dépassait les simples paroles de politiciens. Et avec le temps, à force de ne pas le mentionner, on ne songeait plus vraiment à ce maudit métal. On recourait à la plus grande faculté de l'être humain : faire croire que l'on peut oublier ce qui doit l'être, dans l'intérêt de tous.
Mais voilà qu'à présent un nouveau projet voyait le jour. Les gouvernements ressortaient de vieux dossiers en dépoussiérant des bureaux qui empestaient le renfermé ; ils cherchaient à restaurer un certain idéal de la société, pour faire « table rase du passé », encore une fois. Un coup d'œil rapide sur trois-quatre pages caviardées, estampillées « secret défense », et soudain la terre entière désirait s'emparer d'une ressource plus rare que le pétrole. Du jour au lendemain, ce maudit métal devenait vital pour la survie de l'humanité – mais surtout au maintien d'un portefeuille d'actions à Wall Street.
Après leur spectaculaire effraction, les soldats avançaient lentement dans le complexe. Chacun se remémorait cette histoire inimaginable – celle de l'Antartica Polaris. Ils se posaient tous la même question, mais personne n'osait la formuler à haute voix, de peur d'éveiller une ancienne malédiction. Un interdit frappait les statues, autour d'eux. Ne pas en parler revenait à nier leur existence. Et pourtant, les hommes continuaient de s'interroger : pourquoi de telles figures ? Cette peur...
Alors qu'ils progressaient dans un silence de mort, leurs lumières se posèrent sur les murs et révélèrent un éclat inattendu.
L'armature du bâtiment, ses fenêtres, ses portes, le moindre recoin se mit à refléter les rayons des lampes. On y voyait soudain comme en plein jour. Les poutres, autrefois faites d'acier, consolidées par du béton et maintenues par du titane, s'apparentaient désormais à un étrange amas cristallisé. La pièce entière paraissait faite de verre. Par miracle, l'ensemble tenait encore sur ses fondations, bien qu'uniquement porté par cette charpente translucide. Pour une raison mystérieuse, la structure du complexe avait muté du sol au plafond, jusqu'à se vitrifier intégralement.
Le phénomène impressionnait, mais les soldats s'efforcèrent de l'ignorer ; ce n'était pas leur affaire. Les scientifiques avaient eu leur chance, des décennies auparavant. L'Antartica leur appartenait autrefois. Leur royaume de logique rationnelle, de mathématique et de chimie, au service des grands seigneurs de la finance. Où étaient-ils passés, tous ces cerveaux si soumis ? A quel genre d'expérience s'étaient-ils livrés dans les profondeurs glacées du pôle, pour ainsi disparaître sans laisser de trace ?
A mesure que les militaires progressaient vers le cœur du dôme, les statues proliféraient. Partout, elles accompagnaient un désordre grandissant. Des tables renversées, des livres sur le sol, des instruments brisés, des flacons vides, d'étranges objets à l'usage sibyllin, des résultats d'anciennes expériences inachevées...
Tout à coup, un bruit clinquant déchira le silence. Les hommes se crispèrent et braquèrent leurs armes vers l'un des leurs. Son pied venait de percuter un objet. Il se baissa en prenant d'infinies précautions et ramassa une large feuille aux veines saillantes. Alors que les torches se posaient elle, elle révéla son éclat métallique. Les militaires n'eurent pas le temps de s'en étonner : plus loin, un autre soldat découvrit un élevage de rats, immobiles dans leur cage. Un coup de lampe suffit à les irradier de mille reflets. Tous chromés.
Les questions foisonnaient. La tension montait. Le commandement n'avait fourni aucun rapport sur la véritable nature de l'Antartica Polaris, se cachant derrière le secret d'Etat pour dissimuler les expériences qu'on y avait menées.
Plusieurs regards en biais dévièrent en direction des hôtes froids et immobiles. La conclusion paraissait logique, inéluctable même, puisqu'il n'existait pas d'autre explication. Evidemment qu'aucun artiste fou n'était descendu ici pour entreposer des œuvres macabres.
Des feuilles, des rats, des hommes. On n'avait jamais évacué la base, à l'époque de l'incident. Personne ne s'en était sorti vivant. Ces statues déposaient un arrière-goût glaçant sur la rétine parce qu'elles distillaient dans le cœur du spectateur leur dernière émotion – la dernière chose qui s'était offerte à leur vue. Lentement, très lentement, elles s'insinuaient ainsi dans l'esprit des vivants.
Face à elles, un sentiment de malaise se répandait vite, mais lorsqu'on réalisait leur véritable nature...
Cinquante ans auparavant, des scientifiques étaient venus ici avec un unique objectif. Guidés par les puissants, piqués par l'aiguillon de la curiosité, ils étaient finalement devenus le métal qu'ils avaient tant convoité.
Ce simple constat suffisait à provoquer une vague de terreur, même chez les braves. Cependant, une question subsistait qui empêchait quiconque de fuir, par peur de subir un sort semblable : quel genre de maléfice pouvait causer autant de dégâts ?
Maléfice. Un mot que l'on entendait plus, au temps où la magie s'effaçait dans les limbes de l'histoire des premiers hommes. La magie est morte quand la science est née, voilà l'irréfutable réalité : à quoi bon imaginer et fantasmer quand on explique chaque chose d'un simple coup d'œil, que l'on dissèque la nature en l'épinglant sur une paillasse et que l'on distille le savoir par le goulot d'un tube à essai ? Sur le plan purement pragmatique, chéri par nos esprits brillants, ces gens avaient simplement changé d'apparence – du vivant organique au solide décédé. Une mutation des cellules. Une transformation au sein de la matière. Ou pire, quelque chose dans la structure moléculaire du métal – dans ses atomes – qui permettait de faire ça.
Comme une gorgone. Une gorgone moderne, composée de métal, de verre et de science. Croire aux monstres, c'est humain. Ils ne cessent pas d'exister, ils changent simplement d'apparence. Mais comment la regarder dans les yeux, cette gorgone, si elle en est dépourvue ? Comment s'y était-elle prise pour pétrifier ses tristes victimes ?
Sans réponse, perdus dans le vaste champ de leurs interrogations, les soldats poursuivirent leur avancée malgré l'appréhension.
Un alignement d'étranges colonnes formait un cercle au centre du dôme. En d'autres lieux, elles auraient pu être considérées comme un chef-d'œuvre dorique dédié à un dieu quelconque. Mais ici, dans le froid glacial, il ne s'agissait plus que des vestiges d'anciennes tours d'énergie, selon toute vraisemblance. Autrefois, elles devaient servir à générer un champ électromagnétique – une barrière, en somme. Après tout, elles ne bordaient pas ce gouffre béant pour le simple plaisir de le décorer.
Attirés par le vide, les militaires se penchèrent et sondèrent cet insoutenable appel au saut de l'ange. La force magnétique les faisait vaciller, leurs pieds ne se trouvaient qu'à quelques centimètres de la dégringolade. Des restes de câbles pendaient misérablement contre la terre glacée. Des décennies plus tôt, ils avaient dû conduire une cabine d'ascenseur jusque dans les entrailles du monde.
Stoïques envers et contre tout, les soldats fixèrent solidement des grappins, et plusieurs d'entre eux décidèrent de se rendre au fond du trou. Si les chercheurs avaient fait une découverte plus bas, il était impératif d'en connaître la nature pour comprendre le phénomène – élucider enfin le mystère de l'Antartica Polaris.
Le contingent commença donc sa descente d'un pas lent et prudent. Sur plusieurs mètres, le béton s'était changé en verre, ce qui rendait les prises difficiles, voire glissantes par endroits. Cependant, la surface lisse se mua peu à peu en terre froide, à mesure que les militaires progressaient. Des milliers d'éclats brillants constellaient l'agglomérat sombre et humide – des fragments du fameux métal, concentrés en pépites. Lorsque la lumière des casques se posait sur ces pierres, elles semblaient se mouvoir tels des insectes dissimulés dans les strates inférieures, habitués à l'obscurité. Quelle étrange matière, solide et pourtant si instable, songea sans doute l'un des soldats en approchant ses doigts sans oser les poser sur la ressource tant convoitée.
A mesure qu'ils s'enfonçaient dans les ténèbres, une étrange lueur vint caresser les parois sur lesquelles évoluait le groupe d'hommes. La présence de la terre devint de moins en moins évidente. Le métal prenait le dessus peu à peu, tel un ennemi qui, secrètement caché dans une citadelle, se révèle davantage à chaque heure. Il se répandait pour former un réseau de veines ; ses ramifications, devenues liquides, semblaient presque vivantes. Il brillait, il changeait sans arrêt d'état, s'infiltrait dans la terre et laissait ses capillaires s'étendre, rejoindre une artère, puis reprendre leur course. Une course vers où ? Un cœur palpitant, au centre de ce réseau ?
La lumière rougeoyante et laiteuse s'amplifia jusqu'à devenir aveuglante. On découvrit enfin un cocon, à l'origine des veines ; elles l'enveloppaient afin d'en dissimuler la source. Liquide et pourtant vaporeux, comme placé en lévitation, le métal tournoyait dans l'air. Il fouettait et ruait pour se défendre contre l'intrusion. Ses tentacules effleuraient les parois circulaires en grinçant. Il ne voulait pas des soldats, ils devaient disparaître.
La source défendait son maître, comme un chien dressé avec soin. Elle protégeait la seule personne qui soit jamais descendue jusqu'au fond du gouffre avant eux.
Contre toute attente, il ne s'agissait ni un scientifique avide de savoir, ni un investisseur désireux de faire des profits. L'explication s'avérait si simple qu'elle aurait échappé à tous ces esprits brillants, ces pontes de la technè et de la scientia, s'ils avaient eu le courage de s'aventurer sous le dôme en lieu et place de leurs sbires.
Cinquante ans auparavant, la fille de l'un des concierges était tombée dans le vide alors que son père nettoyait le dôme. Un banal accident, en montant sur la passerelle reliée à l'ascenseur, juste pour y jouer. Le sol s'était dérobé sous ses pieds. Elle avait dégringolé dans les ténèbres, entourée par la terre sombre et froide, jusqu'à trouver le cœur du filon – où plutôt jusqu'à s'écraser dessus.
Alors qu'elle était venue se briser sur le noyau, mi-liquide, mi-solide, les vagues ondoyantes l'avaient happée et conservée précieusement, comme un joyau.
Son corps portait les origines de la première la mutation, tandis que son esprit se mêlait aux atomes – un esprit d'enfant, simple, innocent, empli des dernières craintes, de cette peur du vide, de la chute, de la mort. Le voici devenu cette matière que tant de civilisations convoitaient depuis tellement d'années. Après cinq décennies, elle se trouvait encore là, conservée dans l'œil de la tempête, déifiée à plusieurs mètres sous un tombeau de verre – un tombeau que personne ne devait jamais profaner.
A l'instant où les soldats posèrent le pied au sol, ils réalisèrent leur erreur. La force en sommeil s'éveilla et les enveloppa avant même qu'ils ne puissent tenter quoi que ce soit – tenter quoi, de toute manière ?
Alors que les volutes s'accrochaient à leur peau et s'immisçaient dans leur organisme, tandis que leurs membres se raidissaient à vue d'œil, ils prirent enfin la pleine mesure de l'entité qu'ils défiaient involontairement par leur simple présence. Ils provoquaient la source même de l'univers. Un métal capable briser n'importe quelle molécule, d'atteindre jusqu'aux atomes, de les déstructurer, de les changer. Au fond, ce n'était rien d'autre qu'un peu de mathématique : un numéro qui varie, une masse atomique qui change, et du béton se transforme en verre.
L'Antartica Polaris. Un souvenir prisonnier des glaces. Un endroit maudit. Une voix neigeuse dans un vieux poste de radio. Une menace latente. Une épine politique. Un projet militaire. Mais avant tout, pour des générations entières, un rêve idéalisé, une possibilité, non pas de comprendre l'univers, mais de le réécrire, de le contrôler – une possibilité de reprogrammer la matière, de modifier quelques chiffres dans son ADN. Une clef d'accès à l'Alpha et l'Oméga. Pour son propre bien, l'humanité ne devrait jamais découvrir cet endroit. Que le sol se referme, et qu'on oublie l'existence de ce métal et de cette enfant – c'était ce qu'il y avait de mieux à faire.
Ce fut l'ultime pensée de ce cheptel de moutons de Panurge. Envoyés dans les profondeurs glaciales pour satisfaire les besoins des puissants, ils les renièrent quand vint leur dernier souffle, lorsque leur cœur muta. Ils se durcirent, leur sang se figea, leurs muscles, leurs os, leur chair, leurs organes, tout se changea en matière inerte – rien de plus qu'un peu de métal. En l'espace d'un instant, de nouvelles statues vinrent décorer le mausolée d'un pauvre bambin qui, un soir, avait eu la mauvaise idée de jouer au-dessus du vide.
Plus haut, sous le dôme, le reste de l'escadron patientait encore. Ils attendirent un long moment et, voyant que personne ne remontait, ils décidèrent de descendre à leur tour. Trop tard.
Des bruits résonnaient, comme des serpents qui glissent entre les rochers. Des serpents scintillants, dont les bras soudainement animés répondaient à l'appel silencieux de leur maîtresse, plusieurs mètres sous eux. Ils ne laisseraient personne profaner sa tombe – ni des scientifiques, ni des financiers, ni des soldats. Ils s'apprêtaient à accomplir leur rôle d'éternels gardiens. Le métal ne quitterait pas l'enceinte sacrée de l'Antartica Polaris. Il fallait protéger le secret de la création, coûte que coûte.
Les statues rampaient dans l'ombre. Le froid s'intensifiait. Le métal rutilait. Personne n'en ressortirait vivant.
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