Aiôn

Bonjour à tou.t.es. La nouvelle que je vous propose cette semaine a été écrite en décembre 2017, dans le cadre d'un concours de nouvelles amateur. Le thème était « Immortalité ». Le texte a été retravaillé a posteriori, en 2018 et 2021. J'espère que vous en apprécierez la lecture !

*

Aiôn regarda par la fenêtre. Dehors, la foule se massait au pied de l'estrade ; le discours allait bientôt commencer. Le dernier discours avant les grandes élections.

Tous ces pauvres gens, si seulement ils savaient...

Passer sa vie à commettre des erreurs offre au moins l'expérience nécessaire pour différencier la bonne décision de la mauvaise. Aiôn voyait dans cette allocution la pire qui soit. Il fallait que l'orateur se taise, qu'il renonce à se présenter devant le peuple, à agiter ses bras et à hurler ses idées, qu'il ne s'adresse sous aucun prétexte à ses ouailles avides de belles paroles.

L'observateur silencieux vit son reflet sur la vitre derrière laquelle il guettait les ultimes préparatifs du discours. Son visage ! Un masque d'horreur, au teint cireux, à l'air âgé et dont les yeux cernés ouvraient sur des orbites aussi creuses que des canyons. C'était l'image d'un mourant, sans aucun doute. Les ravages de la syphilis, contractée dans un bordel, quelque part à Tanger ou Casablanca, ne lui offraient que peu de répit. Aller en Afrique, voilà la pire idée du siècle ! Si seulement l'humain ne se trouvait pas soumis à de tels besoins, il se serait abstenu lors de son dernier voyage. Voilà une autre erreur, et il fallait en tirer un enseignement à propos du désir : Aiôn choisirait un hôte moins viril, la prochaine fois.

Mais puisque désormais les dés étaient jetés et qu'il tirait visiblement le mauvais numéro, mieux valait perdre ce corps de manière utile.

Aiôn ouvrit le tiroir de son bureau et en sortit un vieux poignard. Il n'aimait pas les armes modernes – tous ces revolvers, bruyants et trop imprécis. Lui préférait quelque chose de plus traditionnel. La mort telle qu'on la donnait à une époque lointaine, dans le sang, l'acier, d'un geste du bras qui connectait l'espace d'un instant victime et bourreau – une communion écarlate, presque une eucharistie macabre.

Il dégaina la lame et observa le passé dans l'éclat qu'elle lui renvoyait. Forgée dans de l'acier nippon, la belle dame tranchante. La pureté du métal alliée à l'esthétique d'une courbe parfaite. Que de travail pour obtenir une telle perfection ! Il s'en souvenait encore comme si c'était hier : la grande armurerie de Hiroshima, ses forges en fusion, le brasier, les sentinelles rouges – et l'Empereur, bien sûr. Aiôn l'avait épousé et, pendant un temps, il avait été sa compagne, avant que ses gardes ne se retournent contre lui. Un piètre dirigeant, certes, mais quel amant !

De l'Extrême-Orient à l'Europe, en passant par la Sibérie et le Nouveau Continent, la lame avait voyagé en compagnie de son propriétaire. Tandis qu'il étreignait sa garde râpée, celui-ci songea à tous ces objets qui avaient pu jouer un rôle signifiant dans l'Histoire – dans son histoire – sans qu'il ne choisisse de les conserver près de lui. L'abandon d'autant de souvenirs... Etrange, n'est-ce pas ? se dit-il, cette manière que l'on a de vivre en abandonnant peu à peu nos possessions, comme pour laisser à certains endroits de petits bouts de nous-mêmes. Illusoire, aussi, cette manie des reliques. En fin de compte, tout disparaît un jour ou l'autre ; les photos tombent en poussière, les dessins s'effacent, les fleurs se fanent, et les gens meurent. Les gens qu'Aiôn avait laissé dans son passé ! Tellement de gens...

L'acier survivait tant bien que mal, lui, à l'abri dans son fourreau. Et à présent il devait servir à remettre une fois de plus l'Histoire sur le droit chemin.

L'assassin quitta la pitoyable chambre qu'il louait une fortune. L'argent l'indifférait ; tantôt, il nageait dans des fortunes jusqu'à s'y noyer, tantôt il se retrouvait aussi pauvre que Diogène dans son tonneau. Sa situation financière dépendait étroitement de son incarnation.

A une époque proche, il s'appelait encore Léonard Wendel, de la famille du grand industriel français. Du jour au lendemain, le voilà riche à millions, placé à la Bourse, en politique, près des hautes sphères. Il avait même bu un whisky avec Napoléon III, tout en discutant charbon et chemin de fer. Un chouette gars, le p'tit Louis ! Peut-être un peu autoritaire, mais il fallait le comprendre : il compensait au bureau l'autorité qu'il n'avait pas au foyer – ne parlons pas de sa bigote de femme, une belle grenouille de bénitier rabat-joie au possible, et qu'elle soit comtesse de Teba n'y changeait rien.

Et le voici aujourd'hui, le pauvre Aiôn, sans le sou. Il l'avait bien cherché, à aller traîner ses guêtres dans les colonies. Résultat, il avait reçu un coup de poignard en plein milieu de Brazzaville, et il n'avait rien trouvé de mieux que ce pauvre bougre – un type nommé Sigmund – qui passait par là et regardait le spectacle d'un homme à l'agonie. Il ne paraissait pas de première fraîcheur, le Sigmund, mais quand on meurt aussi subitement, on évite de faire des manières ; on prend le premier péquin qui s'approche un peu trop et on s'en accommode bon an mal an.

Aiôn s'arrêta un instant pour enfiler ses gants, avant de sortir se mêler à la foule. Son regard tomba sur les taches brunes qui recouvraient ses paumes. Des lésions, selon les médecins. Sigmund, un cinquantenaire bossu avec quelques problèmes de coordination au niveau des mains, mais surtout un gars dont la virilité frôlait le priapisme. Un obsédé à la libido intenable ! Quelle torture ! Alors quand il avait fallu se soulager, à un moment où la pression confinait à l'explosion physique... La syphilis, par manque de prudence.

Ce corps pourrissait sur place, désormais, et puisque la mort lui rôdait autour comme une charogne, cela signifiait que bientôt, il faudrait reléguer cette mésaventure dans un passé déjà trop chargé. Aiôn détestait ça, devoir changer. Mais s'il le fallait... Depuis si longtemps, ni le Diable ni le Bon Dieu ne voulaient de lui – il les avait vus apparaître, ces deux-là. On se battait en leur nom, on montait des débats théologiques, sans jamais vraiment comprendre la nature métaphysique de l'âme.

L'âme dans sa forme la pure – la plus essentielle possible – signifie l'immortalité, l'existence sans avant ni après. Exister pour toujours. L'âme condamne à vivre.

Le mourant resserra son emprise sur le poignard. Il le cacha dans la poche intérieure de son blouson et sortit. Le regard bas, il tenta de se frayer un chemin dans la densité composite de la foule. Il s'affaiblissait à chaque minute qui passait ; il fallait agir vite, avant de défaillir.

L'homme providentiel arriva dans sa décapotable flamboyante. Il levait les bras et saluait le peuple en liesse. Ils voulaient tous le voir, ils voulaient tous le toucher. Ils brandissaient des pancartes et des banderoles. Certains jetaient même des fleurs sur son passage. Le sauveur parmi les hommes, le héros dans la crasse des pauvres.

Aiôn en avait vu, des messies. Il les avait vus naître et mourir, sans que cela ne change quoi que ce soit. Ceux qui prennent des vessies pour des lanternes découvrent toujours la souffrance d'une désillusion. Le masque tombe lorsque l'Histoire rattrape ceux qui pensent être des grands hommes. Elle demeure seule juge, impartiale et omnipotente. Personne ne peut courir plus vite que le temps, surtout lorsqu'il s'agit de sauver une vulgaire réputation.

Le Christ d'opérette descendit de sa voiture et salua ses fidèles. Il se dirigea vers les siens pour serrer des mains, étreindre des femmes en larmes et embrasser des enfants aux yeux ronds comme des soucoupes.

L'assassin embusqué se mit en bout de file, là où il aurait le plus d'espace. Lorsque sa victime arriva face à lui, il tira sa lame et la brandit. Il vit la terreur dans son regard noir, et le visage ennemi qui se décomposait – il est donc si facile de fendre le masque. Le bras de d'Aiôn-Sigmund fendit l'air, mais sa main le trahit un instant trop tôt et il lâcha l'arme. Les lésions syphilitiques se réveillèrent soudainement, lui causant d'horribles douleurs.

Il recula d'un pas, en étreignant sa poitrine. Ses poumons le brûlaient. Il se mit à cracher du sang. Il tomba sur le sol, immédiatement relevé par deux hommes en habit militaire. Ils le tinrent debout devant celui qui aurait pu être sa victime. Celui-ci l'observa avec une candeur touchante, pleine d'incompréhension.

– Je ne veux que votre bien, articula-t-il, pourquoi faites-vous cela... ?

Le prisonnier n'eut pas le temps de répondre ; il se sentit partir. Le cœur défaillit et le cerveau s'embruma. Il commença à convulser, s'accrochant frénétiquement aux gardes qui le soutenaient. De toute manière, mourir ainsi ou finir fusillé dans une rue sombre en guise de châtiment, quelle différence ? Machinalement, Aiôn s'agrippa au poignet du plus jeune des deux soldats tandis que Sigmund s'éteignait. Ses doigts brûlants l'enserrèrent, avant de le relâcher pour retomber mollement par terre.

Le jeune militaire recula, sonné. A son âge, il voyait mourir un homme pour la première fois, et ne parvint pas à y demeurer insensible – même s'il s'agissait d'un terroriste. La tête lui tournait, son estomac remontait dans sa gorge. Il vacilla et ressenti le besoin de s'éloigner de la foule tandis que son collègue l'appelait. Tout cela semblait si lointain. Les vertiges s'aggravèrent à tel point qu'il s'adossa contre le mur d'une petite ruelle. Ses oreilles bourdonnaient, mais il réussit quand même à discerner des sons étouffés : le futur dirigeant entamait son discours.

Il parlait, ce petit homme. Il donnait une image forte, malgré la tentative d'assassinat.

Une tentative qui n'aurait pas dû échouer. Une tentative qu'il fallait réitérer. Non, songea le soldat, il ne faut pas. Il se serina l'enseignement qu'on lui prodiguait chaque jour, à la caserne. Avec ses compagnons de régiment, ils se récitaient souvent les grands principes – le programme politique et les idées qui le composaient.

Mais désormais, pour une raison encore inexplicable, il n'y croyait plus. Il ne percevait plus que le danger. Il voyait au-delà du rideau de mots mensongers, et il comprenait des choses qu'il n'aurait jamais envisagées auparavant. Il savait ce qu'il ignorait. Il reniait ses principes pour d'autres idées – des idées nouvelles, qui ne lui appartenaient pas.

Lentement, sa mémoire se morcela pour s'éloigner et disparaître à jamais. Elle fut peu à peu remplacée par une entité plus vaste – une sorte de conscience universelle. L'autre arrivait. A présent qu'il s'introduisait pleinement dans la tête du jeune homme, il en prenait le contrôle. Il allait éteindre l'ancien esprit, petit et simple, pour exister à sa place. Le parasite psychique investissait un nouveau corps.

Le jeune homme ferma les yeux, étourdi. Lorsqu'il les rouvrit, il ne restait rien de son existence précédente. Son enveloppe appartenait à une forme de vie plus grande, plus ancienne – une conscience si pure qu'elle ne pouvait s'ancrer dans la réalité qu'en possédant les autres.

Il secoua ses bras engourdis. Après un transfert exécuté dans une telle hâte, il fallait raviver le sang dans les veines. Absorber une âme jusqu'à sa disparition complète n'avait rien d'aisé : elle se débattait, fouettait, renâclait, comme un mauvais cheval ou une anguille qui sentirait le couteau s'approche de sa tête.

Aiôn essaya ses membres, à l'instar de ces riches personnages qui, chez le tailleur, tressautent dans leur costume pour l'ajuster aux épaules. Par chance, celui-là prenait soin de lui. Un soldat, quelle aubaine ! Un solide gaillard, fort et plutôt vigoureux – de quoi bien s'amuser pendant au moins quelques décennies, si tout se passait bien.

Il rajusta son col et retourna dans la foule, l'air de rien. Sur l'estrade, la tension atteignait son apogée. Le futur dirigeant hurlait et accompagnait ses mots éclatants par de multiples gestes à l'exubérance démesurée. C'eût été ridicule, si seulement ses partisans ne lui répondaient pas avec autant de ferveur – une ferveur qui en disait long de l'emprise que la rhétorique exerce sur les esprits désespérés. On aurait voulu vénérer un dieu qu'on ne s'y serait pas pris autrement.

Aiôn passa la main dans ses cheveux blonds – cela changeait des fils grisonnants du pauvre Sigmund, dont le corps venait d'être évacué discrètement. Depuis sa nouvelle posture, le soldat dominait toutes les femmes et la plupart des hommes. Il s'observa dans un rétroviseur. Il arborait à présent un visage saillant et d'incroyables prunelles bleues. Il allait en faire tourner des têtes avec ces yeux – une fois, il en avait eus des comme ça, à l'époque où il jouait les courtisanes de luxe dans l'un des bordels d'Amsterdam. De bons souvenirs, qui s'estompaient à l'horizon quand on regardait l'obscurité en approche – une période de violence et de sang, qui inquiétait l'entité millénaire.

Un son strident transperça l'air, comme l'annonce d'un paroxysme. Le moment fatidique arrivait. Le peuple attendait, prêt à lever le bras comme un seul homme, uni dans l'adversité de l'humiliation qu'il subissait depuis des années. Uni dans une haine de l'ennemi que l'on brandissait devant eux – un merveilleux bouc-émissaire au service des fantasmes de pouvoir d'un individu. Le frémissement qui agitait la marée humaine se ressentait jusque dans les os. Le cri de guerre allait retentir ; un slogan connu de tous dans le pays, depuis Berlin jusqu'aux provinces les plus reculées de la Bavière.

« Ein Volk ! » Aiôn prit le révolver qu'il portait à sa ceinture. « Ein Reich ! » Il l'arma. « Ein Führer ! » Il tira.

Le coup partit malheureusement avec quelques secondes d'avance et percuta l'un des militaires, debout à côté de la cible. Celle-ci se jeta à terre et fut immédiatement conduite loin de la menace. La foule entière se dressait, immobile, à la recherche du coupable. Pour la deuxième fois ce jour, on attentait à la vie de leur Sauveur. La multitude de têtes guettait, sans que cette hydre populaire ne parvienne à localiser un responsable précis.

Le soldat joua la comédie, regardant autour de lui. Il feignit la surprise jusqu'à ce que la foule renonce et se disperse, désormais plus inquiète pour sa propre sécurité que pour celle de son guide. Aiôn s'échappa donc avec une chance insolente. Grâce au discours charismatique qui avait tenu en haleine chaque citoyen présent, aucun ne s'était soucié de lui au moment du tir ; il profitait de cet avantage pour s'en demeurer dans l'ombre, sous l'apparence d'un « quelqu'un » qui ne s'imprimerait sans doute pas sur les pages de l'Histoire. D'autant plus que l'on trouverait sûrement un innocent à blâmer à sa place.

Dépité, Aiôn rajusta rageusement la brassière rouge autour de son épaule. Depuis tout ce temps qu'il influait sur ce fleuve impétueux qu'était le Temps, ses échecs se comptaient sur les doigts d'une main. Des régimes entiers s'étaient effondrés sur son passage, lui le régicide, l'assassin, le sage et le tyran, l'Eminence Grise des plus grands, celui-là même qui conduisait leur tête en à la guillotine en fomentant des révolutions ; des tours d'ivoires étaient nées sous son égide, il avait eu l'oreille des rois et le lit des reines. A la fois Créateur et Destructeur, véritable démiurge de l'Histoire, voilà qu'il se coltinait une arme défectueuse !

Le petit homme vivrait, puisqu'apparemment une force invisible s'opposait à sa mort, avec détermination. Pour une raison mystérieuse, il appartenait à ce monde, envers et contre tout. A croire que l'Histoire aimait la cruauté – ou bien une nécessité encore incertaine sommeillait-elle dans ses brumes insondables ? Pourquoi vouloir d'un tel avenir pour les hommes, autrement ? Cela leur infligerait tant de souffrances qu'ils ne s'en relèveraient peut-être jamais. Une plaie béante risquait de marquer à jamais leur société.

Aiôn jeta un dernier regard dépité en direction de la tribune vide. Il connaissait ce genre de personnage – ce genre de monstres. Des enjôleurs et des bonimenteurs ! Autant de charognards greffés sur la carcasse du temps et prêts à n'importe quelle folie pour y laisser une empreinte, aussi minime soit-elle.

Autour du soldat, les derniers habitants regagnaient leur maison. Après l'excitation, la peur se répandait dans les rues. On distinguait son odeur familière, si l'on y prêtait suffisamment attention. Les épreuves qu'avaient traversées ces gens justifiaient leur désespoir. Encore aujourd'hui, l'Histoire ne les épargnait pas en leur envoyant un tel fléau, déguisé en miracle.

De toute manière, l'Histoire n'épargne personne, songea Aiôn, ni les petits, ni les grands. Si elle vous retient, en général votre fin n'est pas glorieuse. Elle vous prend dans les rets de sa mémoire collective et malmène votre image jusqu'à ce que vous soyez vidé de toute substance. Alors, un jour où l'autre, votre Figure se redresse sur les pages du livre et, vilipendée ou encensée, elle tire sa révérence.

Seul Aiôn ne parvenait pas à quitter la scène historique, en dépit de l'impitoyable chef d'orchestre. A chaque fois, il sautait pour mieux retomber sur ses pattes. Si le Temps avait été un chien, Aiôn aurait pu être sa puce – une puce savante, une puce de cirque même, parfois amusante, souvent dérangeante, toujours au cœur de l'existence, jamais sous la même apparence.

Aiôn. Démon ? Esprit éthéré de la Grèce Antique ? Sempiternel fantasme de l'homme, condamné à demeurer l'Eternel.

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