Nuit2 d'hiver
(812 mots)
Yann n'aimait pas dire qu'il peignait des natures mortes.
Il préférait natures vivantes, mais les gens ne comprendraient pas. Pourtant, son boulot, c'était de faire revivre la mort.
Dans des paysages ternes il ajoutait de la lumière ; là où d'autres ne voyaient qu'une plaine en friche, il ranimait la vie. Il préférait les villages déserts. Il dessinait chaque détail avec application, imaginait une vie aux gens qui apparaissaient derrière son pinceau.
Et dans les nuits sans lune il rallumait les étoiles.
Mais ce soir-là, rien à faire. Assis sur le rebord de sa fenêtre ouverte, son carnet sur les genoux, il inspirait l'air de la nuit. Une odeur de neige portée par le vent. Le froid s'infiltrait sous son pull en laine, si bien qu'il ne sentait plus son corps. Il s'en rendait à peine compte.
Ce soir-là rien ne venait. La nuit restait sombre et froide, et dès qu'il esquissait une étoile, elle s'obscurcissait sans qu'il ne sache comment.
Ses nuits demeuraient noires.
Il jeta son carnet dans la pièce et se recroquevilla, enserrant ses genoux entre ses bras.
Jamais il n'avait manqué d'inspiration. Lorsqu'il était triste, ses toiles s'illuminaient de plus belle. Mais il n'était pas triste. Juste... vide. Il ne ressentait rien. Ou il ne voulait rien ressentir. Ou il en avait assez de ne rien ressentir.
Toute sa vie, il avait été vide. Aucune étincelle. Les étoiles sur ses tableaux n'étaient que factices. Elles ne brillaient pas vraiment. Il avait essayé de s'en convaincre. Pendant vingt-neuf ans. Mais ce n'était que de la lumière artificielle. Juste des lampadaires, pas de lueurs naturelles.
L'hiver, il aimait rester éveillé jusqu'à ce que le feu se meure, puis le ranimer sur le papier, plus flamboyant, plus vigoureux, plus coloré que jamais.
Un feu factice, encore.
Toutes ses œuvres n'étaient-elles qu'illusions ? Des années de travail, pour découvrir un soir que ses peintures n'avaient pas de profondeur ?
Mais pourquoi n'avait-il jamais essayé de ranimer le feu, le vrai, celui qui réchauffait vraiment le cœur, les nuits d'hiver ?
*
* *
*
« Qu'est-ce que tu fais ? » s'enquit Skye.
Elle frottait ses yeux encore pleins de sommeil, de l'air égaré qu'on a au saut du lit. Ses petits pas résonnaient sur les carreaux. Yann eut peur qu'elle n'attrape froid.
« Un feu, indiqua-t-il en plaçant trois branches dans le foyer.
— Un feu ? Mais pourquoi ? Il doit être au moins minuit ! »
Yann sourit, absent.
« Il est trois heures et demie, Skye. Ne reste pas là, tu vas attraper froid. Viens te réchauffer. »
La fillette obtempéra et le rejoignit devant la cheminée, s'asseyant par terre. Yann craqua une allumette et la jeta sur le tas de petit bois. Le feu prit peu à peu.
« Mais pourquoi tu fais un feu alors que tout le monde dort ? demanda sa nièce.
— Tout le monde ne dort pas. Moi, je ne dors pas.
— Moi aussi, je dors pas... protesta mollement Skye d'une voix éteinte, affalée contre Yann.
— Si, tu dors, la taquina-t-il.
— Pourquoi t'as pas attendu demain pour faire ton feu ?
— J'avais pas envie d'attendre.
— Si elle était là, maman dirait qu'il est très très tard et je dois retourner au lit et je vais être fatiguée demain et je vais pas pouvoir jouer – mais maman, elle comprend pas que je joue tout le temps, même quand je suis fatiguée, ajouta la petite fille d'un ton de conspiratrice.
— Mais elle n'est pas là, répliqua Yann en haussant les épaules.
— Ouf ! »
Ils éclatèrent d'un rire complice.
« Pourquoi tu voulais faire un feu ?
— Je ne sais pas. J'en avais juste envie. J'ai décidé de faire tout ce que je voulais dans la vie, même allumer un feu à trois heures du matin.
— Si maman était là, elle dirait qu'il faut pas faire que ce qu'on veut dans la vie parce qu'il faut faire les devoirs et la douche et dîner pas trop tard aussi.
— Ouais, mais elle est pas là.
— Tu sais, chuchota Skye comme un secret, quand maman est là je m'amuse moins.
— Et avec ton papa, alors ?
— Oh non ! Lui c'est pire. Il fait que de parler de trucs de cormrerce ennuyants, et il joue pas avec moi. Il dit que mes amis eh ben ils existent pas.
— Mais si, ils existent, rit Yann en tapotant la tête de sa nièce : ici.
— Toi aussi, tu dis qu'ils existent pas ?!
— Ah non ! »
Skye ne dit rien, faisant semblant de bouder. Yann se releva en bâillant.
« Dis, Skye. Tu promets que dès que tu en auras envie, tu iras allumer un feu, quelle que soit l'heure ?
— Même s'il est minuit et que demain j'ai un contrôle de calcul ?
— Même si demain tu as un contrôle de calcul et un contrôle de grammaire.
— D'accord. Et toi aussi ? »
Il enserra la main de la fillette, qui disparaissait dans sa paume.
« Promis. Allez, va dormir, sinon ta maman va râler. »
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