Le temps de l'orage - Épilogue

Rebonsoir, cette fois (pour une fois), je passe pas mon temps à rédiger une note inutile (finalement si) alors voilà la deuxième partie !

Cet automne on l'a vécu comme le dernier,
et puis tu t'en es allé,
c'était vraiment le dernier

J'aurais dû m'en douter, vous savez. Dès que j'ai vu cet espèce de junkie affalé sur le canapé, je me suis douté que ça finirait mal. Dès que leurs regards se sont croisés, je me suis douté que leurs voies se croiseraient - c'était la première fois qu'Emma travaillait mal, et c'était flagrant qu'il était la cause de sa déconcentration. Et dès que leurs voies se sont croisées, j'ai su qu'elles s'éloigneraient. Ma douce Emma et un garçon pareil ne pourraient pas s'entendre. Je ne sais pas pourquoi, je ne supportais pas de le voir, salissant le canapé à vendre depuis des années avec ses vêtements crasseux et déchirés.

Mais trouver ce mot déposé sur le canapé, légèrement dissimulé dans un repli du tissu, je ne m'en suis pas douté.

Fugi. Pardon. Je reviendrai...
Fuego.

Fugi... Il avait fui. Pourquoi écrivait-il en latin ? Là, mes certitudes se sont effondrées. D'abord, il parlait latin. Un junkie ne parle pas latin. Ensuite, il écrivait d'une écriture parfaite sans fautes d'orthographe, ses lettres avaient des boucles rondes comme celles des enfants appliqués. Et enfin, Fuego, ce n'était pas un prénom de junkie.

Peut-être ce Fuego n'était-il pas un junkie, finalement. Mais il ne m'inspirait tout de même pas confiance, avec ses cheveux mi-longs et emmêlés, ses airs douloureux, et son regard. Son regard me faisait peur. Et puis il ferait souffrir Emma en partant.

J'y ai songé, vous savez. J'aurais pu replier ce petit bout de papier, pesant si lourd dans ma main, et l'enfoncer entre les coussins du canapé. Pour qu'Emma ne le trouve jamais. J'avais la certitude insensée que si Emma ne voyait pas le mot, Fuego ne pourrait pas revenir - comme un gamin se cachant les yeux pour ne pas être vu. J'ai souri en imaginant le parcours de ces quelques mots si je les dissimulais. Peut-être qu'un jour ce canapé défoncé partirait enfin, et que des années plus tard quelqu'un retrouverait ce petit mot, brouillé par le temps. Fuego a fui. L'acheteur froncerait les sourcils, aurait peut-être un léger sourire en imaginant les histoires derrière ces lettres rondes. Ou bien pas du tout, peut-être froisserait-il le papier et deux vies, deux voies avec agacement.

Mais je n'ai pas pu. Je ne l'aimais pas, ce Fuego, mais ce n'était pas une raison. Je ne voulais pas briser Emma encore plus qu'elle ne le serait. Il lui restait une petite chance qu'il revienne, et s'il revenait ça irait mieux, même si j'aurais préféré ne jamais le revoir...

J'ai reposé le petit mot entre les plis du canapé d'un geste lent. Je pouvais encore le garder. J'ai serré les poings. Arrête, Sandra. Ce n'est pas à toi de faire ça.

Quelques minutes plus tard, la porte de la Ressourcerie s'est ouverte à la volée. Le bonjour claironnant d'Emma a résonné dans le local. J'ai pincé les lèvres et détourné la tête pour ne pas voir son visage se décomposer. Comment pouvait-on faire délibérément du mal à cette petite ? Peut-être aurais-je dû cacher le mot... Le junkie, enfin Fuego, n'était pas bien pour elle. Sandra... Arrête de te mêler de ce qui ne te regarde pas.

- Sandra ?...

Voix timide, étouffée. Elle aurait préféré ne pas entendre la réponse.

- ... Tu as vu F... mon ami, aujourd'hui ?

- N-non, ai-je bégayé. Il n'est pas là ?

- De toute évidence, a-t-elle soufflé, des larmes dans la voix, en désignant le canapé déserté.

- Ce n'est pas grave, il est peut-être en retard...

- Hm...

Emma a travaillé bravement. Elle se battait contre les larmes, chaque minute plus difficile que l'autre. Pas à pas, elle attendait que les secondes s'égrènent pour pouvoir s'effondrer, mais la trotteuse prenait son temps, faisant paresseusement le tour de l'horloge, et recommençant à l'infini son périple.

Dès que dix-huit heures ont sonné, et que les derniers bénévoles ont quitté leslieux, elle s'est laissé tomber sur le canapé, les jambes coupées. Son menton tremblait, mais elle refoulait encore ses sanglots. Elle est restée longtemps là, à fixer le plafond, peut-être espérait-elle qu'il apparaîtrait comme ça, par magie, et s'assiérait sur son canapé. Elle a attendu encore, avant de se recroqueviller sur le canapé. C'est là qu'elle a senti le papier, je crois. Elle s'est levée, a saisi le mot entre ses doigts tremblants. L'a lu sans pouvoir arrêter le tremblement de ses mains. Puis elle s'est rassise et s'est mise à pleurer, silencieusement, discrètement. Comme pour ne pas éveiller un monstre. Elle souriait, un peu. J'ai saisi le mot, feint de le lire alors que je le connaissais par cœur.

- Il reviendra, ai-je murmuré doucement en m'asseyant à côté d'elle. Hein ? Il va revenir.

Et je le souhaitais vraiment. Tout pour sécher les larmes d'Emma.

- Oui... Il reviendra... Il m'a dit... qu'il avait quelque chose à accomplir... mais qu'il ne voulait pas partir... qu'il voulait rester ici... alors... je ne comprends pas...

Moi non plus. Moi non plus, je ne comprenais pas. J'irais le chercher moi-même, le junkie, s'il le fallait...

- Où est-ce qu'il est parti ? l'ai-je pressée.

- Il m'a dit... loin...

J'ai soufflé, agacée. Le junkie était intraçable.

- Mais c'est pas grave, Sandra, tu sais... Il est guéri... Je l'ai guéri... je l'ai sauvé...

- Sauvé de quoi, Emma ?

- Je ne sais pas... Il ne m'a jamais dit... Mais il est guéri... c'est grâce à moi, il l'a dit plusieurs fois.... tu m'as guéri... c'est peut-être pour ça qu'il est parti, dis ? Parce que c'était fini... Peut-être qu'il était ici pour guérir...

- Hm... ai-je dit. Oui, mais il va revenir... Si c'est un bon amoureux...

Un bon amoureux... Je me suis sentie idiote. Emma n'était pas une écolière à consoler parce que Maxime a pris la main d'Alice, Emma était une grande fille.

- Mon amoureux ? releva-t-elle en fronçant les sourcils, l'air de ne réellement pas comprendre. Non, c'est pas mon amoureux... C'est bien plus que ça...

- Ah ? ai-je fait poliment sans trop y croire.

- Tu sais, il y a ces personnes que tu croises un jour, et tu sais... Tu sais qu'ils seront importants, qu'ils seront liés à toi. Mais c'est pas forcément des amoureux. Avec Fuego, on se comprenait comme deux frère et sœur, même s'il n'a jamais pu me dire... Y a pas besoin d'être amoureux pour s'aimer, tu sais ?

- Oui...

Elle s'est roulée en boule contre moi. Quelques minutes plus tard, tard j'ai compris qu'elle s'était endormie.

Le samedi suivant, Emmanuelle est entrée précautionneusement avec un regard circonspect vers le canapé. Non, pas de junkie. Le samedi, d'après, pareil.

Fuego n'est pas revenu de tout l'hiver, et du printemps, et de l'été... Fuego n'est jamais revenu. Il était passager, souffle de vent ébranlant la vie d'Emma avant de s'échapper.

- Tu sais, Sandra, a dit Emma en caressant son ventre. Quand je t'ai dit qu'il y avait des gens qu'on croise et qui sont importants, tu sais, ces gens, ils ne restent pas éternellement.

Aucune de nous n'avait envie de prononcer le nom de Fuego. On était bien, là, sur le canapé, Emma était bien. Et c'était l'important. On n'avait besoin du nom du junkie, son empreinte sur la vie d'Emma - et la mienne, d'une certaine façon - resterait à jamais, en bien. Fuego, c'était juste un orage estival, il avait fait beaucoup de bruit et puis il s'en était allé, laissant une grande pluie rafraîchir les plantes asséchées. Un orage purificateur. Mais même si Emma avait voulu revivre ces moments d'adrénaline, c'était fini. Et tant mieux. Il fallait une fin à tout, et son sourire était revenu, plus fort, plus lumineux.

Rien n'était éternel, tous les orages finissaient par s'en aller, même si lorsqu'on était dedans on avait l'impression qu'ils dureraient pour toujours. Fuego était parti ; le temps de l'orage était révolu.

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