6. Sur le net

Le cyber café de la rue de l'université n'accueillait pas beaucoup de monde en début d'après midi ce mardi-là Une dizaine d'ordinateurs sous tension attendaient un utilisateur. Quelques gamins adeptes de l'école buissonnière faisaient une partie de Counter Strike. Le gérant de l'établissement, un néo punk tatoué, écoutait de la musique en dodelinant du chef. Les bruits combinés de tous ces ordinateurs allumés rappelèrent à Théo le chant d'une ruche en plein printemps.

Assis à deux devant un PC, les deux amis pénétrèrent sur la toile. Théo au clavier, entra l'adresse dans la barre de recherche. Il finit par taper sur entrée et le tâtonnement informatique débuta. Avec une lenteur folle, la petite barre bleue se remplissait. Luc tapait sur la table avec ses ongles de guitariste. Le punk lui lança un regard noir et l'étudiant en lettre stoppa son petit manège.

La page recherchée apparut enfin dans une explosion de couleur, les deux amis l'observèrent et la lurent en silence :

« Un bourdonnement, tout est noir. Quelque chose vrombissait dans mon esprit. Les ténèbres m'enveloppaient. Le bourdonnement s'accéléra. Il devint de plus en plus aigu, de plus en plus destructeur. J'essayai de l'arrêter, mais rien n'y faisait.

Le Noir était tout, il emplissait le monde de façon primordiale. Ce n'était pas qu'une simple couleur car je sentais que je pouvais le toucher, l'attirer à moi. Je le percevais tout autour de mes mains à travers des milliers de petits picotements délicieux. Je flottais au milieu des ténèbres, je me sentais vivant à un stade que je n'avais jamais ressenti.

Peu à peu, trois cercles de différentes couleurs apparurent, un pour chaque couleur primaire : un rouge, un vert et un bleu. À mesure que les cercles grandissaient, ils se rapprochaient et le noir perdait de l'importance. Chaque couleur primitive se présentait sous sa forme la plus pure, on ne pouvait connaître le Rouge, le Vert ou le Bleu tant qu'on ne les avait pas vus de cette manière.

Le Rouge irradiait de chaleur et m'emplissait d'un sentiment de stabilité, le Bleu était froid et volage comme une brise d'été qui rafraîchissait une nuit trop chaude, le Vert vivait devant mes yeux, mon corps entier vibrait avec lui, comme si un battement de cœur gigantesque l'animait.

Les couleurs entrèrent en contact et ce fut le chaos, elles s'affrontèrent et à leur point d'impact, elles fusionnèrent en quelque chose de magnifiquement nouveau.

Le Rouge et le Vert s'allièrent en Jaune, quelque chose de vivant à l'état pur comme un océan de blé mûr dont chaque épi est frôlé par un vent qui lui donne vie.

Le Vert et le Bleu devinrent du Cyan une sorte de ciel impossible et violent au regard, une sorte d'idée déformée que l'on se ferait du froid, une couleur travestie et non naturelle.

Le Bleu et le Rouge fusionnèrent en Magenta, c'était le feu et la glace en même temps, une émotion à l'état pur, un alliage improbable mais qui prenait forme sous mes yeux, cela ressemblait à l'amour dans toute sa plénitude et toutes ses contradictions.

Les cercles tourbillonnèrent et continuèrent leur démentielle fusion. Le bourdonnement s'intensifia exponentiellement. Les couleurs se mélangèrent encore dans une orgie de sensation et de sentiment. Tout devint trouble, les limites fondirent, explosèrent, s'annihilèrent, se muèrent...

Le Magenta, le Cyan et le Jaune s'accouplèrent et donnèrent naissance au Blanc : pur, doux, accueillant, transcendantal...

Au paroxysme de la douleur le bruit s'arrêta net. Je ressentis un choc, puis ce fut comme si je tombais dans la lumière blanche. Cette chute sembla s'allonger dans le temps tout comme une mauvaise heure de cours avant une fête. L'espace n'avait plus d'importance, le haut et le bas n'existaient plus. Avaient-ils jamais existé ?

Ma réponse arriva avec fracas, lorsque j'atterris sur ce qui semblait être du sol. Mes yeux étaient fermés, je ne pouvais pas encore les ouvrir. Lentement le bruit revint, au départ ce ne fut que de lointains bruits de ferrailles. Les sons devinrent distincts. Il y eut une sorte de cris, je sentais qu'à travers mon inconscient on m'appelait.

« Il est tombé sauvons-le. »

Les cris se faisaient plus forts, plus désespérés. Au milieu du tumulte de la foule, mes yeux s'ouvrirent. Allongé au sol, une grande agitation régnait tout autour de moi. Des centaines de jambes se dressaient sous mes yeux. Je tenais quelque chose dans ma main. Une grande forme ceinte d'un halo de lumière solaire apparut dans mon champ de vision. Des cornes étranges sortaient de sa tête, je ne pouvais rien voir de plus à travers cette lumière aveuglante. Cette forme tenait quelque chose en main et elle se préparait à me frapper avec. Instinctivement je parais le coup avec ce que j'avais en main. Une épée ! Je tenais en main une épée. Mes jambes frappèrent la forme à l'abdomen. D'un bond je me relevais et tranchais la tête de la forme. Je me trouvais en fait au beau milieu d'une bataille. Je n'avais aucun contrôle de mon corps. Peu à peu entre une parade et un coup d'estoc des informations me parvenaient. Il y avait des milliers de soldats en armure, ce n'était pas le Moyen Âge à cause de nos ennemis. Ils n'étaient pas humains. Leur nombre fantastique ne décourageait pas les soldats qui se battaient comme si la mort elle-même leur donnait des ordres. Du sang noir gicla sur mon plastron. Le skanèch tomba à terre. Je savais ce qu'ils étaient, je savais ce que je voulais : une boucherie. Sans contrôler mon corps mon épée s'abattit encore et encore, semant la mort. Tel un automate je tuais encore et encore.

Les skanèchs ne ressemblait à rien de connu ou de naturel, le chaos et la diversité les définissait le mieux. On n'en trouvait pas deux pareils, mais ils étaient tous les alliages contre nature d'un ersatz de corps humain et d'une tête d'animal : un taureau, un bouc, un chat, une chèvre, un oiseau, un chien, un serpent...

Les skanèchs puait atrocement, leurs effluves remontaient sur le champ de bataille. Certains hommes criaient comme des déments à force de rester trop près de ces immondices. Le monde ne se composait que de monstre, de puanteur et de mort.

« Content de te revoir, dit un homme proche de moi »

Le chaos le plus total régnait. Les corps se mouvaient, se blessaient, se démembraient, s'entretuaient. Ma belle armure fut bientôt noire foncée, pleine de sang. Je n'agissais pas, mais je ressentais tout ce que ce personnage ressentait sans que l'osmose n'aille plus loin. Je rassemblais un petit groupe pour pouvoir percer les positions skanèch. D'un coup j'aperçus le ciel où une vision terrifiante s'offrit à moi : le firmament brûlait. Une sorte de guerre céleste se déroulait en même temps. Des dizaines de bateaux semblaient tirer sur un immense bâtiment de guerre volant. Des moustiques voulaient tuer un aigle, le seul fait de croire qu'il pouvait avoir un espoir n'était que pure folie.

Mon groupe et moi percions une position skanèch. La frénésie s'emparait de moi. Mes hommes moururent un à un. Je vengeais la mort de chacun. Je plantais mon épée dans la tête de rat du dernier skanèch. Je me retrouvais seul isolé du reste de la bataille, avec pour compagnie des centaines de cadavres.

Tout d'un coup j'entendis un horrible bruit de chair écrasée. Je me retournais avec une rapidité féline qui me surprit. Un homme se tenait devant moi, il ne ressemblait pas à un soldat. Une longue robe au motif changeant l'habillait magnifiquement. Ses yeux sondaient mon être. Il sourit d'une façon obscène. La haine brûlait en lui, ses yeux étaient deux braises ardentes consumant mon espoir. D'un mouvement entre beauté absolue et horreur finale, il sortit une longue épée de derrière son dos. La lame noire brillait magiquement. D'un coup, elle s'embrasa d'une flamme noire. Elle semblait attirer toute la lumière. Les ténèbres entourèrent l'homme. Je sentis sur mon visage un petit vent de puissance lors du premier mouvement de la lame.

« Alors, dit l'homme, nous nous rencontrons enfin. Votre pathétique armée de dégénérés ne vous sauvera pas cette fois-ci. Mes vaisseaux détruiront votre belle cité et tous vos efforts seront réduits à néant. Nous récupérerons la nôtre.

-Vous semblez trop sûr de vous, je ne vous crains pas. »

Je chargeais, nos épées s'entrechoquèrent, des étincelles jaillirent. Les attaques et les parades se succédèrent de plus en plus vite. Le halo de flammes nimbant sa lame dansait et le protégeait à chacun de mes assauts. Il finit par me repousser. Nos yeux se croisèrent, son visage exprimait un intense plaisir, il adorait le combat. Tout son corps en demandait encore. Je repris mon souffle.

« Déjà fatigué Majesté, me railla-t-il. »

Je me cramponnai à mon épée et je chargeai avec l'énergie du désespoir : « Pour Bloar ! »

Il ne restait plus aucun espoir évidemment, en avait-il jamais eu ?

Je frappais de toutes mes forces, l'homme para mon coup avec une simplicité déconcertante. Ma lame se brisa, la partie cassée tomba au sol, sans un bruit elle toucha l'herbe verte de ma future tombe.

L'homme, si c'en était bien un, pointa sa main tout doigt écarté dans ma direction. D'un coup sa main se nimba de flammes, ces flammes étaient d'un noir de poix, elles attiraient la lumière à elle pour mieux la contrecarrer comme celle autour de la lame. À ce moment précis, tous mes muscles se contractèrent, je reçus un coup, non pas à un seul endroit de mon corps, mais à tous en même temps. Tous mes nerfs entonnèrent la symphonie de la douleur. Des milliers de voix chantaient à l'unisson, une sombre chorale de mort.

Mon corps fut projeté à quelques mètres plus loin. Je m'écrasai au sol, j'étais un oiseau tué en plein vol. Mes os semblaient brisés, je ne pouvais plus bouger d'ailleurs je n'en avais plus envie.

L'homme se rapprocha de moi et me dit :

« Nous sommes les dieux des hommes. Qu'avez-vous cru ? Votre victoire était impossible. Les humains vont devenir nos esclaves. Nous vous dominerons à votre détriment, vos douleurs n'auront de fin qu'avec votre trépas. »

Je compris, je compris tout ce que cela signifiait. La sombre épée du Textorien se leva lentement comme s'il voulait apprécier chaque moment. Les flammes gagnèrent en intensité. Les ténèbres recouvraient presque entièrement mon être.

J'observais le ciel en riant, c'était plus fort que moi, la mort venait pour moi, nimbée de flamme naturelle, la beauté et l'ironie de la scène étaient splendides et à la hauteur de la mégalomanie textorienne. L'immense bâtiment de guerre Textorien explosait, des incendies titanesques s'envolaient dans le ciel clair de Bloar. Le vaisseau chutait vers nous, une énorme boule de feu fonçait sur moi.

Je riais. Le Textorien en m'observant ne comprit pas, il leva la tête.

« NON!!! »

Ma dernière image fut celle de deux lunes.

Le noir, encore et toujours le noir, une sorte de non-existence, un sommeil profond mais conscient, une sorte de mort. Je regagnai enfin mon corps. Mes yeux s'ouvrirent. Le sol de Boutonnet m'accueillait, un vent frais caressa mon visage et celui de Cindy. Elle semblait tranquille. J'ai d'abord cru qu'elle dormait profondément, mais une partie de sa tête était écarlate.

P.S. : la suite du récit se trouve dans le faux plafond des toilettes. »

Il n'y avait rien à dire. Théo et Luc payèrent le punk et sortirent du cyber café. Un silence lourd planait au milieu d'eux. Dans la rue de l'université quelques étudiants vaquaient à des occupations d'étudiant. Un homme à vélo passa près des deux amis. Une femme avec une poussette lança un regard d'étonnement sur Théo. Un vieux écrasa une cigarette par terre. Montpellier vivait, mais sur le trottoir deux étudiants se trouvaient dans un autre monde.

Tout ce que Théo voyait lui semblait tellement lointain. Un prénom lui revenait sans cesse à l'esprit jusqu'à l'obsession : Arthur. Il était le seul à connaître le pourquoi de toute cette mascarade. Il détenait les clés de sa disparition.

Finalement au bout de quelques minutes ou de quelques heures, Théo n'aurait su le dire, Luc rompit le silence.

« On a trouvé une main à demi enterré et il semble bien que c'est celle de Cindy. Pour le reste, on ne peut être sûr de rien. Il est peut-être devenu fou.

-Je ne sais pas, je dois y réfléchir. Il nous faut trouver la suite du récit.

-Oui mais où chercher ? Dans quelle toilettes ? Tu penses à ceux de la fac de droit ?

-Pourquoi pas ce serait un début comme un autre.

-On se rappelle alors. On mangera ensemble jeudi comme d'habitude.

-D'accord à jeudi midi. »

Luc partit laissant Théo perdu au milieu de ses pensés. Qu'étaient ces couleurs ? Où se trouve Bloar ? Que sont les Textoriens ?


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