5. Boutonnet

Le bâtiment F n'avait rien de spécial. La construction datait de quelques siècles, les murs extérieurs étaient épais d'une vingtaine de centimètres comme on savait si bien les construire à l'époque. Mais le modernisme avait infiltré l'édifice, la porte d'entrée disposait d'un système de fermeture automatique qui ne s'ouvrait que pour les possesseurs d'un badge ou grâce à un interphone. Le problème de ce dernier était la complexité de son fonctionnement. Sur le tableau trois touches suffisaient à trouver la chambre voulue et à l'appeler. Le nœud de la complication se situait dans les deux écrans qui indiquaient des chiffres contraires.

« Putain de technologie de merde ! »

Pour Luc aller voir Assia ne servait à rien. Que savait-elle de plus ?

« Si on avait le numéro de portable de cette conne, on aurait pu l'appeler... »

Théo cherchait frénétiquement le numéro de la chambre : l'écran du haut indiquait 0023 et 1189 pour celui du bas. Une pression sur un bouton dont une flèche indiquait la droite et les chiffres s'animèrent illogiquement. 5608 pour le bas et 0165 pour le haut.

La délivrance arriva lorsqu'un étudiant inattendu sortit du bâtiment, il avait la mine des fêtards invétérés et une coupe de cheveux qui n'en est pas vraiment une. Il sourit à Théo et à Luc et les salua avec un fort accent anglais.

Assia habitait à la chambre 12, au rez-de-chaussée. Bien que le bâtiment fût depuis peu rénové, le sol du couloir ne brillait pas de propreté, bien au contraire. Des traces de boue maculaient la mosaïque de carrelage, çà et là une pelote de poussière s'envolait sous les pas de Théo. Les murs avaient été peints sans grande originalité en beige. Un couloir anonyme, pour un bâtiment anonyme, pour une vie anonyme...

La porte de la chambre 12 agressait les yeux avec son jaune criard. Comment pouvait-on manquer de style à ce point ? Le jaune est une couleur agressive tout le monde devrait le savoir.

Théo toqua à la F 12. Il ne se passa rien, aucun bruit ne venait de l'intérieur de la chambre. Après quelques secondes d'attente, Théo recommença à taper. Tout comme à la dernière occurrence de son geste il n'y eut pas de réponses.

« Elle doit être en cours. Pas la peine d'insister Théo. On reviendra plus tard. »

Le ton de Luc était moins agressif qu'à l'accoutumée, il commençait certainement à jouer un autre jeu pour ne pas chercher Arthur. Cet entêtement à ne pas vouloir faire l'effort de chercher son ami n'avait pas de logique. À quoi pensait Luc ?

À ce moment, une fille sortit de la chambre 11. Sa beauté était égale à la laideur d'Assia. Elle ne portait qu'un simple peignoir blanc trop petit qui laissait voir la moitié de ses seins. Sa peau basanée et ses sombres cheveux ne laissaient aucun doute sur ses origines maghrébines. Elle tenait dans sa main une savonnette et un gant de toilette.

En la voyant, Théo sentit le rouge monter aux joues et pendant un instant très court, il l'observa bouche bée. Il ne suffit pas de plus longtemps pour que Luc se mette en avant pour parler à la jeune femme.

« Bonjour Mademoiselle, excusez-nous de vous importuner mais sauriez-vous où se trouve Assia qui habite ici ?

- À ouais ! La taspé du 12, depuis l'aut'soir on l'a plus vu, c'était le soir de la teuf. »

Théo fut désenchanté, comment une demoiselle aussi belle pouvait sortir autant d'insanité à la seconde ? Il lui sembla que cette fille vomissait plus qu'elle ne parlait. Il ne savait pas si ce sentiment venait plus de son vocabulaire ou de la façon de dire ces paroles, mais il savait qu'il préférait rester seul que de sortir avec ce genre de personne.

« Tu veux dire Halloween.

- Ouais ! C'est ça, c'est pas qu'j'écoute au mur mais j'ai entendu un keum, qu'est venu la voir et ils ont parlé et y'a eu comme des bruits de baston puis y'a eu une grande explosion qui a secoué tout le monde. »

Une sorte de haine de la vie mêlée à une attitude ultra agressive transpirait de toutes ses paroles, elle semblait être constamment prête à frapper Luc. Le seul fait d'avoir cette idée donna un frisson à Théo. Devant ses yeux, il ne voyait pas une fille mais un pit-bull sur la défensive, prêt à mordre, elle ne cessait de dégoûter l'apprenti juriste.

« Et après ?

- Rien que dalle, le silence.

-Merci pour tes réponses... franches... si tu veux on peux se revoir tu sais.

-Tu me prends pour qui ? Je suis pas une pute, vas-y casse-toi ! »

Les deux étudiants sortirent du bâtiment et se dirigèrent vers leur second rendez-vous : la directrice de la cité U dans le secrétariat.

« A ton avis que peut-on en dire, Luc ?

-Quand on parle un français de merde, on est une merde, voilà mon avis.

-Non pas à propos de cette fille, mais à propos d'Assia. Un type rentre dans la chambre, ils se battent, on entend une sorte d'explosion et puis plus rien. C'est plutôt inhabituel.

-Cette espèce de pétasse qui nous a affirmé ça devait être sous l'emprise de diverses drogues plus ou moins légales si tu vois ce que je veux dire.

-Peut-être qu'Assia a disparu elle aussi.

-Oui et Cindy est morte et le pape c'est ta mère ! »

Le secrétariat se trouvait dans un bâtiment presque identique aux autres. Un jardin où quelques pauvres plantes tentaient de pousser s'étendait devant ses portes.

L'entrée n'était pas commandée par une machine méphitique. Une simple poussée sur le loquet d'une vielle porte fenêtre vous introduisait dans un hall donnant sur plusieurs bureaux. Sur l'un d'entre eux se lisait l'inscription « secrétariat ».

Théo frappa à la porte et une voix étouffée lui répondit d'entrer. Sans plus se faire prier il entra.

La vaste pièce était totalement dédiée à la fonctionnalité : sur un bureau bien rangé trônait un génial ordinateur à écran plat, sur des étagères les dossiers étaient classés par année et par couleur avec une rigueur toute administrative.

Assise sur un siège confortable derrière la table, la directrice envoya un sourire forcé aux deux étudiants. Ses lunettes lui donnaient un air de sévérité supplémentaire en plus de son long nez pointu et de son chignon quasi militaire. Cerise sur le gâteau, son tailleur ressemblait à celui d'une vielle nounou frustrée.

La requête de Théo risquait fortement de passer à la trappe avant qu'il n'ait le temps de souffler. Le pur produit de l'administration française prit la parole en premier.

« Bonjours messieurs : Théo Auterbe et Luc Choual, c'est bien cela ?

-Oui »

Les deux amis répondirent à la question à l'unisson. Après un court moment de flottement, Théo prit la parole.

« En fait, madame la Directrice...

-Mademoiselle ! »

Évidement, une femme telle que cette directrice ne pouvait décemment pas trouver un homme. Elle n'était plus toute jeune, certainement aigrie et frustrée sur de nombreux points. Elle vivait sûrement avec un pauvre animal de compagnie qui recevait son trop plein d'amour, le week-end elle prenait le thé avec ses vielles amies frustrées en racontant que tous les hommes sont des porcs...

« En fait nous aurions voulu savoir s'il était possible de...c'est qu'en fait un de nos amis qui habite à la cité U a comme qui dirait...

-Arrêtez de tourner autour du pot M. Auterbe, je n'ai pas de temps à perdre !

-Voilà, un de nos amis a disparu depuis bientôt une semaine. Nous aurions aimé inspecter sa chambre pour chercher d'éventuels indices. »

Ses petits yeux s'agrandirent et un sourire de mauvais augure se dessina sur son visage. Tout ceci ne présageait rien de bon.

« Avez-vous contacté la police à ce sujet ?

-Oui mais ils n'ont pas voulu commencer une enquête.

-Vous n'avez donc aucune légitimité, n'est-ce pas ? »

Le piège administratif se refermait sur eux avec une précision très mécanique, la demande était de toute manière vouée à l'échec, il n'y avait que peu de chance que tout ceci aboutisse à quelque chose. Luc prit la parole, peut-être arriverait-il à quelque chose.

« Nous sommes ses amis, les meilleurs et les plus fidèles, ça ne compte pas pour vous ? »

La directrice parut tiquer pendant un instant trop court. Luc venait de fissurer le mur qui les séparait de la vielle fille.

« Ma vie n'a rien à voir avec vos affaires. » Du béton armé vint colmater la fissure, les espoirs de Théo s'envolaient. « J'observe que vous n'avez aucune compétence légale pour enquêter sur la pseudo disparition de votre ami. D'ailleurs, il est bien possible que votre ami n'ait pas vraiment disparu et qu'il soit parti dans un endroit d'où il ne serait pas joignable. Maintenant s'il n'y a pas d'autres requêtes vous pouvez disposer. »

Il n'y avait rien à faire, aucune lamentation, aucun « s'il vous plaît », aucune menace ferait changer cette femme d'avis. Cette piste n'avait que peu d'espoir de porter des fruits de toute manière.

Les deux amis sortirent sans un mot du bureau de la directrice. Dans le hall, un homme attendait lui aussi une audience. C'était visiblement une sorte de prêtre étant donné la soutane qu'il affichait, une lourde croix ostentatoire lui tombait sur la poitrine. Dans ses yeux brillaient une lueur de folie dangereuse. Il avait la figure carrée d'un boxeur et le nez marqué par plusieurs fractures. Sa coupe de cheveux copiait trait pour trait, celle des militaires.

« M. Le diacre vous pouvez venir. »

Théo n'entendit pas le reste de la conversation car il s'élançait déjà vers l'extérieur. Avant qu'il ait pu placer une parole Luc parla.

« Et maintenant ? On fait quoi ?

-OK, la piste Assia n'a rien donné, la piste de la chambre a avorté, mais il nous reste la piste du bois.

-Tu n'espères pas trouver d'indice, cela fait une semaine que les faits se sont déroulés, si évidement ils se sont passés comme notre cher ami l'a si bien décrit.

-Quoi que tu penses moi j'y vais. »

Le bois se trouvait à une dizaine de mètres de là, on descendait un vieil escalier en pierre, puis on pénétrait dans une sorte de labyrinthe pour étudiants alcooliques. Quelque part vers le centre, une sorte de grand puis depuis longtemps condamné pourrissait sous les frondaisons automnales de quelques chênes.

La construction avait hauteur d'homme et plusieurs hautes marches permettaient de se hisser à son sommet. C'était ici qu'Arthur aurait aperçu une boule de lumière.

« Selon le texte, il est arrivé quelque chose à Cindy dans le coin où tu te trouves.

-Tu ne crois quand même pas qu'on l'aurait tuée ?

-Je n'en ais aucune idée Luc. En tout cas, je ne pense pas que notre ami y soit pour quelque chose. »

Quelque chose attira le regard de Théo, quelque chose au sol. La forme bien qu'étant indistincte, n'avait pas la couleur de la terre ou des feuilles parsemant le plancher des vaches. Théo se baissa et toucha la chose. C'était froid et dur. D'un coup de main, il enleva quelques feuilles mortes.

Il comprit. Instinctivement, il eut un mouvement de recul en relâchant ce qu'il tenait.

« Qu'est-ce qu'il y a Théo ?

-Je crois qu'on a retrouvé Cindy ou sa main plutôt.

-Putain de merde, il faut se tirer de là au plus vite. »

Tout d'un coup, tout ce qu'Arthur lui avait écrit devenait réel. Il avait touché la main d'un cadavre mal enterré dans le parc de Boutonnet. Un regard vers Luc lui apprit que ce dernier prenait en pleine figure son scepticisme. Arthur était dans les problèmes jusqu'au cou et maintenant Théo et Luc le suivaient de près.

« Toutes les conneries qu'il a dites sont vrai, n'est-ce pas ?

-Oui, il faut croire. Pour le retrouver, il faut plus que jamais retrouver les autres parties de son journal. On saura alors ce qui s'est passé.

-Alors la prochaine étape c'est internet. »

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