3. Ce que l'on apprend en droit civil
Située au cœur de la vielle ville, la fac de droit ne ressemblait pas à un bâtiment de plus de cinq cents printemps. Les saisons passaient, les étudiants y vivaient quelques-unes de leurs meilleures années avant d'en repartir les mains vides ou avec un diplôme en poche, les professeurs enseignaient jusqu'à leur dernier souffle avec une ferveur toute universitaire. Bien que les hommes et les époques passaient sur la faculté, son esprit demeurait intact depuis le début.
Elle était le lieu de la transmission du savoir entre les maîtres et les étudiants. Si on n'y venait pas par plaisir, les murs vous rejetaient. L'échec scolaire était intrinsèquement lié au mur. On ne formait pas de mauvais juristes ou des dilettantes du droit, non, la faculté formait l'élite.
Ses murs blancs s'élevaient sur trois étages pour le bâtiment 1, tandis que le bâtiment 2 égalait presque la cathédrale Saint-Pierre en hauteur avec ses cinq étages de salle de cours, d'amphithéâtres et de bureaux administratifs.
Théo traversa la cour pavée de l'église. Comme d'habitude son regard tomba en admiration devant les deux immenses colonnes soutenant une arche haute de plusieurs dizaines de mètres. Comment de simples hommes du Moyen-Âge pouvaient-ils avoir l'idée de construire une œuvre architecturale si exceptionnelle ? L'édification avait dû prendre des années et la cathédrale durerait encore des siècles.
Théo ne croyait pas en Dieu et cet édifice lui semblait totalement absurde, dépenser autant d'énergie pour quelque chose qui n'existait pas lui donnait le vertige. On avait oublié depuis longtemps les noms des ouvriers qui pendant des années s'étaient crevés en posant les pierres de ce roc au centre de la cité, tandis qu'on adorait toujours des croix et des statues vides de vie.
Passer par le bâtiment 2 pour se rendre au bâtiment 1 raccourcissait son voyage de quelques mètres et cela devenait vital lorsqu'on arrivait constamment en retard jour après jour.
L'édification du bâtiment 2 était plus récente que celle du bâtiment 1, cependant ses murs étaient plus gris que son homologue. En général, si on ne précisait pas rapidement aux premières années qu'il existait plusieurs bâtiments ils risquaient de ne découvrir le deuxième bâtiment qu'après quelques semaines de cours.
La faculté de droit pratiquait une séparation entre les étudiants au niveau de la répartition des amphithéâtres. Les licences, les maîtrises et les étudiants plus haut placé avaient l'honneur d'avoir cours dans le bâtiment 2.Théo n'était qu'en première année donc il ne goûtait pas encore au plaisir d'avoir cours ici.
Ce matin-là, il traça sa route à travers le hall du bâtiment 2, il ne prêta attention ni aux deux grands escaliers, ni aux colonnes, ni au sol où les motifs des douze signes astrologiques étaient dessinés avec des dalles de diverses couleurs.
La douce lumière matinale baignait l'entrée en traversant ses hautes portes vitrées. Derrière, un parking bordé d'arbre accueillait les voitures de quelques professeurs privilégiés. À vrai dire dans cette faculté, les lois royales sur les privilèges s'appliquaient encore. On le ressentait dès la première année, mais on ne le comprenait qu'au bout d'un certain temps passé à arpenter les couloirs de l'institution.
Les feuilles jaunissantes des platanes parsemaient le sol. En fait, cela ressemblait de plus en plus à un tapis qui craquait à chaque pas. Un vent frais alimentait le flot continu de la chute des frondaisons. Bientôt les arbres seraient à nouveau nus.
Théo regarda l'heure et se mit à courir sur les derniers mètres. Il traversa une minuscule place vide, s'engouffra dans la rue de l'école Mage qui ressemblait plus à un tunnel venteux qu'à une rue convenable et arriva enfin au bâtiment 1. Une grande pancarte indiquait : « Université Montpellier 1, Faculté de Droit ». L'édifice datait de1631. Il avait été pendant plusieurs siècles un couvent. Mais depuis la moitié du vingtième siècle, il avait été acquis par l'université qui y transféra l'esprit de la faculté de droit fondé par Placentin.
Théo enjamba les trois marches du perron et entra en donnant un coup d'épaule dans la porte du hall du premier bâtiment.
Les bacheliers nouvellement promus avaient leur premier contact avec leur futur établissement ici.C'était un espace vide, dénué des fioritures de son confrère de l'autre bâtiment. Au fond du hall, des secrétaires passaient leur temps à téléphoner au frais de la Faculté, sous couvert d'être le service d'accueil. Le sol de l'immense salle brillait encore et une pancarte en verre précisait quand avait été inauguré ce hall.
Sans jeter un seul coup d'œil, Théo entra dans l'amphithéâtre A. Ce n'était pas une arène, mais à chaque fois qu'il pénétrait ce lieu, il ne pouvait s'empêcher de penser au film Gladiator. Comme d'habitude, les discussions, les exclamations, les grandes théories sur le droit, les invitations aux fêtes, les rires, les confidences et toute sorte de bavardages se mêlaient, fusionnaient et formaient un délicieux brouhaha typique des amphis. Le groupe le plus bruyant et le plus tapageur était celui du dernier rang, celui des redoublants et celui des amis de Théo.
Comme tous les matins, l'équipe était au grand complet : Pierre et Laurent les deux inséparables devisaient sur les conséquences des élections présidentielles du futur printemps, Max le suisse faisait les yeux doux à Dona la jolie Tchèque, Gérard le géant de deux mètres remplaçait une cartouche d'encre, Fred le motard enlevait méthodiquement sa combinaison, Marylise baillait, sa nuit avait dû être agitée.
Théo prit place à côté de cette dernière. Il ouvrit son sac pour en sortir un stylo plume, un effaceur et une feuille blanche vierge. Marylise sourit en apercevant son voisin.
« Salut Théo, ça va ?
-Ça va et toi tu as l'air fatigué. En fait, tu as une mine de déterré.
-On s'est encore disputé avec Dominique. »
Dominique était le petit copain de Marylise, Théo trouvait que ce type ne valait même pas la peine d'une discussion sur le beau temps. Chiant était le premier mot qui venait à l'esprit lorsqu'on le rencontrait, débile le second. Théo se demandait depuis longtemps comment une fille aussi intelligente, aussi belle et intéressante pouvait sortir avec ce genre d'individu.
Par fainéantise et par médiocrité,Dominique avait quitté le collège pour mener une vie d'inactivité permanente. Son seul but dans la vie était de fumer des pétards, de faire des jeux de rôle et de vivre au frais de ses parents. Ce type manquait cruellement d'ambition et d'envergure.
Théo exécrait ce genre de personne,il fuyait cet archétype de glandeur. Une part non négligeable de ses amis d'école l'était devenu, ils traînaient encore et toujours au village, s'asseyait sur les mêmes bancs publiques et voyait toujours les mêmes vieux.
« ... et tu sais ce que je lui ai répondu ? Hein, tu sais ? »
Théo n'avait pas écouté son amie,mais il savait ce qu'il devait lui répondre.
« D'aller se faire voir ?
-Exactement, tu comprends vraiment tout. C'est ce que je lui ai dit mot pour mot. En plus, il n'était pas content. Il savait parfaitement qu'il avait tort, mais il n'a pas voulu le reconnaître. Vous les hommes, vous êtes d'une mauvaise foi à casser des pierres par moment.
-Eh alors qu'est-ce qu'il s'est passé ? »
Avant que Marylise ne réponde, le professeur entra. Comme un seul homme, tous les élèves se levèrent en silence. Cela signifiait « bonjour » dans le langage de l'étudiant en droit. Le professeur posa son sac sur son immense table et prit le micro. Il s'appelait M. Carsé et il enseignait le droit civil avec une rigueur toute juridique. Il était grand, brun avec un visage taillé dans le roc. Il souriait tout le temps mais jamais de manière bienveillante, ses regards glaçaient toutes discussions entre les étudiants. Le vice allait même jusqu'à la coupe de cheveu qui renvoyait une image d'ordre poussé à l'extrême. C'était un homme dur et qui affectionnait la discipline, chaque partie de son physique le démontrait plus violemment que la précédente.
« Bonjour, commença-t-il, j'observe que vous êtes encore nombreux, tant mieux pour vous peut-être que certain d'entre vous auront la chance de continuer ce périple dans cette maison, mais avant ceci, je vous propose de continuer notre voyage juridique où nous nous en étions arrêtés... »
Les élèves s'assirent dans le calme et l'ordre. La robe professorale était noire et rouge, les couleurs de la faculté. M. Carsé portait aussi une cravate tout comme les avocats. À son épaule pendait un double morceau de tissu montrant qu'il était agrégé.
Tous les élèves l'écoutaient,subjugués. Ils buvaient la moindre de ses paroles, ricanaient stupidement à toutes ses allusions comiques. Les filles retenaient leur souffle à chacun de ses sourires, les garçons frémissaient à chacun de ses larges mouvements de bras accentués par ses longues manches.
Théo se sentait de plus en plus visé à chaque éclat de voix ou à chaque mouvement. M. Carsé l'observait depuis le début du cours, il le savait. Il se risqua une seule fois à croiser son regard mais se ravisa bien vite. Les yeux perçant du professeur le firent frissonner de terreur.
Tout ceci n'avait aucune logique, pourquoi est-ce que cet homme le regarderait avec autant d'insistance ? Il n'était rien, juste un petit étudiant en première année qui repassait la matière pour la seconde fois. Il chassa au plus vite cette idée de son esprit.
Un élève entra, en retard, M. Carsé le foudroya du regard. L'étudiant comprit qu'il ne fallait pas insister. Il repartit en fermant doucement la porte. Le professeur lança à l'auditoire un petit sourire triomphal. La tension de l'amphithéâtre monta d'un cran lorsqu'il reprit la parole :
« Dommage, vous avez perdu la partie mon cher. Vous vous demandez pourquoi je parle de partie,n'est-ce pas ? J'imagine que vous ne connaissez pas François Ost, il n'a aucun rapport avec l'armée. »
Personne ne réagit au jeu de mot.
« Il existe des jeux. Ce ne sont pas de stupides jeux de carte ou des jeux vidéo crétins. Ces jeux sont des jeux compliqués et chacun de leurs aspects sont fondamentaux. On ne peut refuser d'y jouer et prétendre être un humain. Chaque erreur dans les parties a des conséquences fatales pour les joueurs. Un de ces jeux s'appelle le droit, les participants ne sont jamais ce que l'on croit, les revirements sont toujours possibles, le nombre des joueurs est indéterminé, car le jeu fluctue à tout moment. À chaque fois que vous téléphonez, que vous achetez un croissant, que vous payez votre loyer, que vous prenez votre voiture ou le tramway, vous jouez au jeu du droit. Ce cher garçon qui arrive en retard n'a pas vraiment enfreint une règle de droit tel que vous vous l'imaginez. J'ai parlé à l'instant de plusieurs jeux. Il n'existe pas que le jeu du droit.Chaque joueur est en même temps engagé dans plusieurs autres parties qui appartiennent à d'autres champs : la politique,la morale, la famille, l'amitié, l'amour... »
Il marqua une pause, un silence trop pesant s'abattit sur l'amphithéâtre, chaque étudiant attendait la suite des révélations. Théo avait l'étrange impression qu'on lui disait une vérité ultime sur la vie, le genre de chose qu'on a toujours su mais dont on n'a jamais réellement pris conscience.Comme si cet élément existentiel, lui avait toujours manqué.
« Dans ces différents jeux, le mensonge est de rigueur, il faut toujours paraître ce que l'on n'est pas. L'exemple le plus marquant est le jeu de la séduction.Le mensonge est indispensable, il ne faut pas montrer que l'on aune petite vie sans intérêt à son partenaire, il faut promettre monts et merveilles, il faut faire rêver l'autre même si tout cela n'a aucun fondement.
« Quels sont les buts, quels sont les intérêts d'un tel simulacre ? Cherchez dans vos cœurs et vous saurez. Posez-vous la question : pourquoi suis-je venu en droit ? Ne vous mentez pas, vous n'êtes pas venu endroit pour devenir juge pour enfants ou aider votre prochain. »
Certains étudiants lancèrent des regards interrogateurs à leurs voisins, mais aucun d'eux n'eut le courage de briser le silence.
« Que recherchez vous ?L'argent ? C'est possible, mais l'argent n'a de valeur qu'une fois dépensé. Non, ce que vous désirez plus que tout c'est le Pouvoir, celui de contrôler les vies de vos concitoyens,le pouvoir sur les gens ignorants, sur les incultes. Si vous êtes venus en droit c'est pour vous venger de la société, c'est parce que vous avez eu des vies minables jusqu'à présent et que vous voulez en reprendre le contrôle. Vous voulez montrer à vos anciens camarades de classe qui se moquaient de vous que vous valez mieux qu'eux, vous voulez montrer à ce garçon qui vous a quittée pour une plus jolie fille que vous n'avez pas besoin de lui pour vivre, vous voulez montrer à cette fille dont vous êtes un amoureux transis à quel point vous êtes exceptionnel. »
Cette fois ci plusieurs élèves chuchotèrent d'indignation. Beaucoup ne voyaient pas le monde comme le professeur et ils comptaient le préciser à leur voisin. Au fond de l'amphi, le dernier rang était en ébullition. Les redoublants comprenaient ce que M. Carsé disait. Aucun d'eux ne supportait d'avoir était sacrifié sur l'autel des quotas.
« Si vous n'avez pas au plus profond de vous cette rage contre l'humanité, le droit ne vous mènera nulle part. Seul les prédateurs se feront une place dans cette maison.
« Par contre, ici celui qui a le Pouvoir c'est moi. Si vous ne respectez pas les règles que j'ai établies pour notre petite partie, je me ferai un plaisir de vous mettre échec et mat. »
Un grand mouvement de manche acheva son discours. Théo n'en était pas vraiment sûr, mais il crut que le professeur lui avait adressé un regard avant de finir. Un frisson lui parcouru le dos. Il devenait parano.
Rien de tout ce bordel ne me concerne personnellement.
Au plus profond de ses tripes, il savait qu'une partie commençait. À quel jeu jouait-il ?
Le Grand Jeu.
Quel en était l'enjeu ?
La vie ou la Mort.
Les réponses naissaient dans son esprit, mais elles venaient d'ailleurs.
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