1. Ce que l'on sait
Le bœuf n'était pas meilleur qu'à midi. Par contre le riz était vraiment mauvais. À ne pas vouloir faire comme tout le monde, Théo se retrouvait avec un plat à peine mangeable. En face de lui, Luc dégustait des pommes de terre sautées en lançant de temps à autre un regard de défi à son ami. Le genre de regard qui veut dire : « Comme elles sont bonnes mes pommes de terre,comme il est pas bon ton riz ! »
« C'est pas bientôt fini ces conneries ?
-Je ne vois pas de quoi tu parles.
-Ne me prend pas pour un con Luc, je vois parfaitement ton regard moqueur. Oui le riz est peut-être trop cuit, mais ce n'est pas une raison... »
Luc jouait encore au type qui se moquait du monde sans en donner l'apparence. Du haut de ses dix-neuf ans, il aimait rire de tout. Il concevait sa propre vie comme une vaste œuvre d'art. Il avait traversé la moitié du monde pour venir étudier à Montpellier.
L'île de la Réunion fut le premier témoin de ses exploits artistiques. Son teint bronzé contrastait avec ses traits de visage asiatique. Plus petit que Théo,il n'en était pas moins sportif que ce dernier. De longs cheveux pour le romantisme, des lunettes pour le sérieux et un talent pour l'usage de toutes sortes de stupéfiant, Luc alternait avec brio toutes les facettes de sa personnalité. Ses professeurs voyaient en lui un génie, ses amis trinquaient avec un fêtard invétéré et ses amies voyaient en lui un garçon charmant bien que décadent.
Il étudiait les lettres modernes à l'université Paul Valéry de Montpellier. Il avait toujours su qu'il deviendrait un grand artiste, il ne restait plus qu'à en découvrir la branche.
La littérature lui avait longtemps fait les yeux doux, mais aujourd'hui il se tournait de plus en plus vers la musique. Cependant, une bifurcation vers le théâtre ou le cinéma était toujours possible.
« En même temps, tu aurais mieux fait de prendre des pommes de terre, que veux-tu que je te dise ! Faudra commencer à assumer ses choix un jour, non ?
-C'est le type qui veut devenir artiste qui me donne une leçon, je crois que je peux mourir tranquille, j'aurai tout vu !
-Y'a bien quelques trucs que t'as pas vu.
-Tiens donc et quoi donc ?
-Mon cul ! »
Luc explosa de rire au détriment de Théo qui ne put s'empêcher d'afficher une mine consternée, la mine du type qui découvre que son ami est fou dangereux.
« C'est lamentable mon pauvre ami, j'espère que tu en es conscient. Je faisais cette blague en primaire. »
Théo prit un air sérieux qu'il maîtrisait à peu près. Le visage fermé et le regard fixe, il était certain qu'il pouvait impressionner n'importe qui. Lorsqu'on ne connaissait pas encore le personnage,cet air sérieux pouvait paraître réel et produire son effet.D'ailleurs, toute sa vie semblait réellement sérieuse, né dans un village près de Béziers Théo avait gravit tous les échelons scolaires pour arriver en faculté de Droit. Ce choix s'étant fait par dépit, il s'assimilait ainsi au millier d'étudiants qui atterrissait en droit grâce au plus grand des hasards.
Lui aussi avait dix-neuf ans et des cheveux bruns, la ressemblance avec Luc s'arrêtait là. Le teint était plus pâle chez le languedocien que chez le réunionnais.
« Tu sembles presque sérieux quand tu me toises avec ce regard, mais n'oublies pas que je t'ai déjà vu totalement bourré en train de vomir dans mes toilettes.Alors le numéro du type sérieux et responsable, tu peux le garder pour d'autres que moi. »
Pendant un moment, le sérieux qu'affichait Théo vacilla, puis quelques secondes plus tard tout ne fut que rire.
« Des dizaines de personnes pensent que je suis un jeune homme sérieux et bien sous toutes les coutures...
-Mais toi et moi savons que toutes ces personnes ne te connaissent pas vraiment. D'ailleurs la plupart sont les vieux débris de ton magnifique village. Il n'y a pas de quoi être fiers.
-Dans certaines circonstances avoir l'air sérieux me sert.
-Te sert à quoi ? À draguer des vielles morues ?
-Non à draguer leur petite-fille.
-Tu es la preuve vivante que cette technique ne marche pas, je te rappelle que tu es célibataire depuis au moins deux ans.
-Non ! Seulement un an et onze mois, ça n'a rien à voir. Dois-je te rappeler que toi aussi tu es célibataire ?
-Peut-être, mais moi je suis en fac de lettres et dans mon cas c'est une situation transitoire. Avec les milliers de demoiselles qui gravitent dans mon entourage, je ne peux pas rester célibataire plus d'un mois.
-Oui, mais avec ton caractère et ton excentricité, tu ne peux pas rester en couple plus de trois semaines. »
Une fille passa près d'eux en portant un plateau repas bien garni. Ses fesses formaient une courbe parfaite avec le reste de son corps. Un petit pantalon blanc serré mettait tout ceci en valeur. Regarder ses formes rendit joyeux Luc.
« Observe-la beauté Théo, regarde ce magnifique petit cul. Sa forme est tellement parfaite, c'est une preuve ontologique de l'existence de la transcendance.
-Ouais, c'est vrai, une loi devrait rendre ceci obligatoire. Chaque citoyen devrait pouvoir se rincer l'œil une fois par jour. »
La fille en question s'assit enfin dévoilant un génial string rouge qui lui remontait sur une partie du bas du dos.
« C'est le bouquet,s'exclama Luc. Ce petit bout de ficelle est absolument génial. Tu vois, ce genre de chose justifie le fait que l'on soit étudiant pendant des années. Dommage que Arthur ne soit pas là pour voir ça !
-De toute manière ce con préfère les décolletés.
-Tu as des nouvelles de lui ?
-Non à part qu'il ne répond plus au téléphone depuis Halloween.
-C'est bizarre, mais depuis quelque temps je l'ai trouvé plus ou moins changé... »
Une autre fille avec un cul digne d'une chanson paillarde passa,mais ni Théo, ni Luc n'y prêtèrent attention. Le sérieux reprenait soudain ses droits.
« Tout a commencé lorsqu'il nous a convaincu de venir à sa putain de soirée, commença Théo.C'est de la faute de cette Cindy, Arthur était comme envoûté.Après avoir réussi à nous convaincre en changeant tous nos plans,il nous a appelés pour nous dire qu'il annulait tout.
-Tu as oublié de préciser que cette salope n'était pas l'amie d'Arthur à la base, bien au contraire.
-C'est vrai, mais en même temps, je ne vois pas pourquoi on devrait s'inquiéter, ça fait à peine deux jours qu'on n'a plus de nouvelles de lui. Il est peut-être rentré chez ses parents, à moins qu'il ne se soit tellement bourré la gueule qu'il ne se souvient plus du chemin du resto u. »
L'espace de quelques instants Théo paru être coupé du monde. Il avait souvent cette tête lorsqu'il réfléchissait à un problème épineux. Les lois de l'espace et du temps ne semblaient plus l'affecter dans ces moments. Ses yeux se perdaient sur un élément inintéressant et restaient ainsi bloqués. Il arrivait aussi qu'il garde la bouche grande ouverte,il passait alors pour le débile du groupe.
Aujourd'hui, il avait juste l'air totalement absent. Luc lui fit quelques signes,mais ils demeurèrent sans résultat.
« Toc, toc y'a quelqu'un à l'intérieur ? »
Théo retrouva ses esprits.
« Je pense qu'on a un truc pas très clair dans toute cette affaire, pourquoi est-ce qu'un type comme Arthur prêt à tout pour faire la fête et finir rond comme une barrique,annulerait-il une soirée telle qu'Halloween ?
-Peut-être qu'il n'avait pas de costume ?
-Je ne crois pas que ceci l'aurait vraiment gêné. Ce qu'il voulait ce n'était pas se déguiser comme n'importe quel trou du cul de base, ce qu'il voulait plus que tout c'était une bonne cuite. »
Arthur était comme ça. Il buvait depuis peu, mais son retard avait vite été comblé. Il ne connaissait pas la modération, chaque soirée était pire que la précédente. Les litres de bières, devin, de whisky, de vodka, de gin et de toutes autres sortes d'alcools défilaient à un rythme surhumain. En un peu plus d'une année, il avait acquis le statut de maître ès alcool.
Pour Théo, son ami devait avoir quelque chose à oublier dans tous les litres qu'il ingérait. Arthur avait certainement une sorte de vide dans sa vie que l'alcool devait combler. Il leur avait déjà avoué qu'il buvait seul parfois. La sagesse populaire disait que boire seul était le début de l'alcoolisme, mais la sagesse populaire disait beaucoup de conneries.
Parfois Arthur parlait d'une certaine Marie, apparemment cette fille appartenait à son passé. C'était peut-être une de ses anciennes copines ou autre chose de plus étrange encore.
« Tu as raison, Théo. Arthur ne manquerait pour rien au monde une cuite monumentale. Tu ne crois pas que... »
La suite de la phrase demeura en suspend comme un non-dit tragique, une vérité abhorrée de tous mais belle et bien réelle. Quelque chose n'allait pas et au plus profond de leurs tripes ils le savaient. Ce n'était pas dû à un élément, mais à la réunion de tous ces faits étranges. Il leur faudrait avoir une petite discussion avec cette Cindy, pour essayer d'y voir un peu plus clair.
Théo sentait grandir une étrange impression, comme si quelque chose de grave se déroulait devant ses yeux sans qu'il ne comprenne exactement quoi.
Une fois le repas achevé, les deux amis sortirent du restaurant universitaire. La nuit avait essayé de recouvrir de ténèbres Montpellier, mais des milliers de lumières et d'étoiles luttaient contre l'obscurité. Le restaurant universitaire de Boutonnet était un refuge lumineux contre l'opacité ambiante. À vrai dire, le restaurant représentait la quintessence de la vie étudiante : on y mangeait pas trop mal et pour pas trop cher, on y venait avec ses amis et parfois on y faisait des rencontres intéressantes.
Quelques étudiants attendaient leurs amis dans un hall convivial. Sur des colonnes des affiches annonçant la soirée d'Halloween attendaient leur imminent arrachage. Sur une table basse, quelques tracts pacifistes ne passionnaient plus personne.
Les portes vitrées automatiques s'ouvrirent au passage de Luc. Il n'y prêta aucune attention. La technologie ne le stupéfiait pas. Plus il pouvait se tenir éloigné du fonctionnement de certaines prouesses et mieux il se portait. À vrai dire, la science l'indifférait totalement, elle n'était pas belle ou laide, elle était utile. Son attention se concentrait constamment sur la beauté. La science avait ce quelque chose de vulgaire qu'il ne supportait pas.
« On se revoit lundi,Luc ?
-D'accord comme d'habitude à Midi au même endroit... »
En fait cet endroit était celui où ils se trouvaient.
Les deux amis partirent chacun de leur côté.Bientôt, ils furent remplacés par d'autres étudiants qui se souhaitaient une bonne nuit.
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