Épilogue - Il est des prisons

« Il a peur que je meure. Peur qu'ils me tuent. Je n'ai pas trouvé le courage de lui dire que je le ferai moi-même lorsqu'ils me captureront. Même si j'y survivais, leur souvenir me poursuivrait toute ma vie. Ma liberté ne serait qu'une illusion : il est des prisons dont on ne revient jamais vraiment. »

— Auteur inconnu, Le Cœur du Monde, date inconnue



UN CRI TRANSPERCE SA NUIT.

Hurlement déchirant, souffrance immense dans son cœur plein d'horreur. Sa gorge est sèche, ses poumons la brûlent, son pouls s'affole. Et elle hurle, elle hurle sa terreur dans le silence trop grand. Elle hurle sans bruit, sans mots, et pourtant elle l'entend, ce cri, elle l'entend vriller ses oreilles, déchirer son esprit, tordre sa raison. Elle l'entend. Est-elle folle ? Elle ne se pose pas la question, pas encore.

Ce cri la réveille au milieu de la nuit, toujours. Et la fille qui dort à côté d'elle n'entend rien, jamais.

Cela fait deux mois qu'elle fait ce cauchemar.

Lya se redresse sur son lit, le corps en sueur, l'esprit en lambeaux. Elle respire bruyamment, les bras serrés autour de la taille. Comme alertée par un sixième sens, Amyltariaea ouvre les yeux et s'assied sur son matelas. Ses yeux, fouillant l'obscurité, se heurtent au corps tremblant de Lya. Elle voudrait lui toucher le bras ou même la serrer contre elle, n'importe quoi qui la force à revenir à la réalité, mais elle sait que cela serait mal pris. Alors elle tente de combler l'abîme qui les sépare par des mots anodins – ces mots qu'elle prononce chaque fois qu'elle s'éveille aux côtés de l'adolescente.

« Lya, c'est un cauchemar, ce n'est pas réel... Réveille-toi... Ce n'est pas la réalité... »

Les yeux sombres de l'intéressée se fichent dans ceux d'Amyltariaea. Elle lutte pour reprendre contact avec le monde extérieur. Sa respiration ralentit peu à peu et c'est d'une voix ferme qu'elle reprend la parole :

« Amyltariaea, lâche-t-elle d'une voix rauque, comme si le simple fait de parler l'aidait à ne pas perdre pied.

— C'était... ?

— La même chose. » Lya repousse ses draps et se recroqueville sur elle-même, une grimace de dégoût au coin des lèvres. Elle a dix-sept ans depuis plus d'un mois et, pourtant, elle laisse ses cauchemars la terroriser comme si elle en avait cinq. « J'étais là-bas. Elle me... elle me surveillait. »

Amyltariaea tressaille. Elle hante ses nuits comme celles de Lya. Elle a beau être à des trilliards de trilliards de kilomètres, sa présence est presque palpable. Elle pourrait se dissimuler dans un coin de la pièce, un demi-sourire aux lèvres, aux aguets. La jeune fille voudrait allumer la lumière pour vérifier que cette forme sombre, là-bas, est bien une chaise de bureau. Réprimant cette impulsion, elle laisse Lya poursuivre le récit de ce rêve bien trop proche de leur réalité :

« Je suis seule face à elle. Vous tous, souffle-t-elle d'une voix tremblante, vous avez disparu. Alors je... je n'ai personne. J'ai l'impression de tomber. De tomber à l'intérieur de moi. Elle me fixe de ce regard... tu y as eu droit aussi, sans doute. »

Toutes deux frissonnent à l'unisson. Elles revoient encore ces yeux brillants qui vous susurrent tout ce qu'elle pourrait vous faire subir, ces yeux capables de vous immerger dans une terreur sans fin. Combien de fois ont-elles senti leur poids ? Combien de fois ont-elles cru qu'elles ne s'échapperaient jamais de cette angoisse, qu'elles resteraient pour toujours enchaînées à ce regard glaçant ? Amyltariaea ne peut que hocher la tête.

« Je me mets à courir dans tous les sens, à hurler. Je me cogne contre les murs, je ne sais plus où je suis, je ne vois plus rien, je perds la tête, je... Je craque. » Lya presse ses mains sur sa bouche et pose sa tête sur ses genoux. Oublier, oublier tout... Si seulement... « Il y a toujours un moment où je cède, appuie-t-elle, la voix un peu étouffée en raison de sa position. Je cède, je... je lui dis tout ce qu'elle veut savoir. Je fais tout ce qu'elle exige de moi. Mais ensuite, ensuite... c'est pire. »

Amyltariaea cherche quelque chose à dire, mais ses mots semblent dérisoires face à ceux de Lya. C'est la première fois que l'adolescente en dit autant. Les autres nuits, elle ne lui racontait que le début de son rêve. Mais ça ne semble plus lui suffire.

Elle tourne la tête. Toujours recroquevillée sur son lit, Lya semble aussi vulnérable qu'une enfant. Chaque nuit, les souvenirs et les cauchemars rongent la carapace qu'elle s'est construite en grandissant, et les dernières illusions de solidité disparaissent avec le soleil. Lya n'est plus qu'une fillette terrorisée.

« Je ne suis plus moi, ajoute-t-elle. Céder m'enlève... ce qui faisait que j'étais moi. »

Amyltariaea la connaît, cette impression de ne pas être soi-même. Cette impression que, si la personne qu'on était avant nous croisait dans la rue, elle changerait de trottoir. Elle la supporte depuis près de quatre années azanes. N'y pense pas... Ils ne doivent pas savoir. Ils ne voudraient plus de moi.

« Tu n'as pas cédé », rappelle-t-elle.

Lya relève la tête et se tourne vers elle.

« Je l'ai voulu. Si tu savais combien je l'ai voulu. J'ai failli le faire... Ça s'est joué à peu parfois.

— Pourquoi tu cèdes, dans tes rêves ? »

Lya n'a pas à réfléchir longtemps. C'est drôle, quand même. Elle, la solitaire, hostile et distante, sa vie dépend finalement de ceux qu'elle aime. Si elle se coupait d'eux, c'était par peur de les perdre en s'en rapprochant. C'est drôle, ouais. Mais elle n'est pas sûre d'apprécier la plaisanterie.

« Pourquoi, Lya ? insiste Amyltariaea, déterminée.

— Je suis... je suis seule là-bas, avoue-t-elle finalement. Iris et Marc... ils ne sont plus là. Je les ai perdus, des fois je ne me souviens même pas d'eux, d'autres je sais que je ne les reverrai plus jamais. Ils ont disparu... » Elle émet un petit gloussement, pour souligner l'absurdité de cette idée. Son rire résonne dans le silence, si déplacé qu'elle se hâte de reprendre la parole. « Je n'ai plus de raison de lutter... plus de raison d'espérer, tu vois ? Alors je cède, toutes les nuits. Et tous les jours je me dis que je devrais me battre. Mais... mais je n'ai pas la force... »

Lya se laisse tomber sur son lit, le visage enfoui dans ses draps, épuisée. C'est un véritable combat qu'elle mène chaque nuit, un combat perdu d'avance dans lequel elle persiste pourtant.

« Je ne suis pas forte, moi, tu sais... chuchote-t-elle encore. Je suis... je suis... je devrais résister, hein ? Mais j'y arrive pas. C'est pathétique, de céder comme ça, chaque nuit, chaque nuit...

— J'ai cédé, moi aussi, confesse Amyltariaea après un long silence. Dans la vraie vie. Plusieurs fois.

— Mais pas complètement. Si tu avais complètement cédé, je ne serais pas ici.

— J'ai cédé quand même. Pas toi, Lya. »

S'ensuit un silence plus long encore, un silence qui s'étire entre elles, les laissant seules avec leur détresse et leurs souvenirs. Amyltariaea repense à toutes ces fois où elle a renoncé à se battre. Toutes ces fois où elle a acquiescé alors qu'elle aurait dû hurler. Elle voudrait revenir en arrière, aller à la rencontre de la fillette terrifiée par sa mère et lui apprendre à relever la tête, à ignorer la peur. Elle regrette tellement...

Les prunelles sombres de Lya se fixent sur Amyltariaea. La jeune Terrienne sent sa culpabilité et ses remords, et cela ne fait qu'accroître sa propre honte. Elle n'est pas la seule à souffrir, mais elle est la seule à s'éveiller dans la nuit, poursuivie par des démons qu'elle a elle-même recréés. Pourquoi se fait-elle autant de mal ? Elle est libre, elle est vivante, elle devrait être heureuse ! Pourquoi est-elle aussi lamentable ? Elle n'est pas la seule à souffrir, non, alors pourquoi est-elle terrifiée au point d'accepter de parler à celle qui a détruit sa vie ? Le jour elle la hait, la nuit elle quémande son réconfort. C'est pitoyable. Tu es pitoyable, Lya.

Amyltariaea est là pour elle, elle la réconforte depuis deux mois sans jamais se plaindre, sans jamais lui jeter sa lâcheté au visage. Et elle, qu'a-t-elle fait ? Rien, sinon risquer la vie de son frère et de sa sœur, agresser le monde entier et pleurer sur son sort. Elle n'est qu'une gamine geignarde. Égoïste. Stupide.

Elle prend quelques inspirations hachées, puis sa voix tremblante s'élève à nouveau :

« Amyltariaea... Si tu veux parler... je veux dire, je... je suis... je sais que tu as du mal avec tout ça, toi aussi. Alors je... je suis là, tu sais ? » Nouvelle inspiration sifflante. Lya tremble, comme si elle fournissait un immense effort physique. « Tu n'es pas... obligée de jouer les psys et de te confier juste pour me rassurer », conclut-elle d'une voix un peu plus ferme.

Amyltariaea la dévisage, surprise.

« ... Cramée, tente-t-elle de plaisanter.

— Je suis sérieuse. Je sais que Lya Jaouen n'est pas réputée pour son tact et sa patience, concède-t-elle avec plus d'assurance, mais je peux faire un effort.

— Tu n'es peut-être pas la personne qui a le plus envie de m'écouter. »

Amyltariaea craint que cette phrase ne mette Lya en colère. Dans la journée, elle récolterait probablement un regard noir, peut-être assorti d'une réplique cinglante. Mais au cœur de la nuit, les différences se gomment. Lya et elle ne sont plus que deux enfants grandies trop tôt, hantées par les mêmes spectres. Chacune à sa manière s'est vue enfermée dans une de ces prisons dont on ne revient pas. Le jour elles s'opposent, la nuit elles se complètent.

« Je peux mieux les comprendre, justifie donc Lya. On a la même peur. Elle nous poursuit toutes les deux, après tout. Différemment, d'accord, mais elle nous menace. »

Amyltariaea a un mouvement de recul, invisible dans le noir. Les mots qu'a prononcés Lya l'effraient. Ou peut-être ceux qu'elle a tus, elle ne le sait pas.

Elle ne veut pas y songer. Juste oublier. Ne plus penser à cette femme qui fut sa mère, à tout ce qu'elle lui a fait, tout ce qu'elle lui a fait faire aussi. Devenir une autre, quelqu'un de meilleur. Quelqu'un qui n'hésite jamais sur la direction à prendre, qui ne se laisse pas influencer.

Oh oui, elle voudrait oublier. Se croire enfin libre.

« C'est fini, ment-elle. Elle ne nous menace plus.

— Si. »

Lya a parlé d'une voix à peine audible. La vérité peine à franchir le barrage de ses lèvres, mais elle y parvient. Elle ne veut plus s'aveugler. Elle aimerait oublier, mais les souvenirs ressurgissent toujours.

« Elle est encore en nous.

— Elle est à des trilliards de kilomètres.

— Je rêve d'elle chaque nuit. Tu as encore mal, ne me dis pas le contraire. Ton frère, pas besoin d'en parler. Ererakinalc, c'est peut-être le seul à ne pas avoir peur, mais elle lui a fait du mal. »

Lya marque une pause.

Iris et Marc, maintenant.

Rien que penser à eux lui fait mal. Ils ont souffert, trop souffert par sa faute. Ils tentent de faire bonne figure, mentant aux autres et à eux-mêmes, mais elle le sait bien : ils souffrent encore.

« Marc et Iris... sans eux, on serait dans la merde, mais je m'en veux de les avoir impliqués... Ils n'auraient pas dû...

— Ce n'est pas ta faute, veut l'apaiser la jeune Azane. Tu ne pouvais rien prévoir, Lya.

— Je n'aurais pas dû leur parler. Maintenant... Ils ne sont plus eux-mêmes... Ils ont peur, eux aussi.

— Ils ont grandi. C'est normal.

— Ils ont grandi trop vite.

— Toi aussi. »

Lya écarte ce fait d'un geste de la main. Il lui semble qu'elle n'a pas d'âge. Qu'on a détruit en elle le futur et le passé, l'ancienne enfant et l'adulte en devenir, pour ne plus lui laisser qu'un éternel présent, une immersion irrémédiable dans la souffrance de l'instant, sans qu'elle puisse s'évader en se projetant dans une autre époque.

Et Marc et Iris... ce sont sa petite sœur et son petit frère. Ceux qu'elle aurait dû protéger.

« Tu vois ? dit-elle d'un ton amer. On a tous peur, ou presque. On n'est pas tranquilles...

— Mais c'est fini... réitère Amyltariaea, d'une voix qui se pare d'accents suppliants à mesure que sa certitude s'effrite.

— Non. » La voix de Lya claque sèchement. « On est loin de s'être débarrassés d'elle. »

Sa compagne de chambre ouvre la bouche, mais elle ne lui laisse pas le temps de protester.

« Tu as vu d'ailleurs ? Rien que son nom nous fait flipper. On dirait Voldemort. »

Amyltariaea fronce les sourcils. Elle ne connaît pas Harry Potter, bien sûr... D'un geste agacé de la main, Lya écarte sa remarque.

« Laisse tomber. Le plus important...

— Tu devrais dormir, Lya, l'interrompt Amyltariaea. Tu as l'air épuisée. »

L'intéressée hausse les sourcils, dubitative. Elle croise les yeux agrandis par la peur de la jeune Azane. Mais c'est trop tard. Tu m'as laissée commencer, il faut me laisser finir.

Le ventre d'Amyltariaea se tord lorsque Lya poursuit :

« Le plus important, c'est qu'elle est encore dans nos têtes. Elle est encore là, quelque part. »

Lya hésite. Au fond, elle n'a pas plus envie de dire la vérité qu'Amyltariaea de l'entendre. Mais son envie n'a jamais importé. Elle n'a pas le choix, la vérité est trop prégnante.

« Elle aura toujours du pouvoir sur nous. Quoi qu'on fasse, elle sera là... Elle ne nous lâchera jamais. Jamais. »

Amyltariaea se tait. Mais les monstres qui hantent leurs nuits semblent approuver en silence.

Pour l'instant ils se cachent. Mais elles le sentent toutes les deux : trop vite, ils se montreront au grand jour. Elles ont voulu façonner leur nouvel être à partir des cendres que leur a laissées Az. Vaine tentative, éphémère...

Bientôt, le fragile équilibre de leur monde nouveau volera en éclats.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top