Chapitre 9 - Une fois de plus (partie 2)

Le temps défile, la zycarfa court derrière nous, imperturbable. Le gouffre semble à des kilomètres. Je donnerais tout pour m'arrêter, juste un instant. Mais il faut continuer. Amyltariaea a pris la tête ; sa détermination patiente nous propulse comme une flèche.

« On ne peut pas continuer comme ça, ahané-je finalement : Ererakinalc a pris bien trop de retard, la zycarfa est bien trop proche de lui...

— Pourquoi vous ne vous transformez pas ? ajoute Marc.

— Je ne... peux pas, halète-t-il en se tenant les côtes, je n'ai plus... assez d'énergie...

— Manquait plus que ça... grommelle Lya, ses yeux inquiets fixés sur le monstre qui grignote lentement son retard.

— On pourrait se séparer, proposé-je. Lya, Marc et moi, on part ensemble, et Ererakinalc et Amyltariaea de leur côté. Il mettra du temps à se décidé, c'est toujours ça de gagné...

— Ce n'est pas logique, proteste Marc en passant sa main sur son front emperlé de sueur, il risque de suivre le plus petit groupe – le plus faible – et Ererakinalc est le plus lent. Il faut qu'il soit dans le groupe de trois. Je vais avec Amyltariaea.

— Je cours plus vite que toi, je réplique. Je devrais venir avec elle.

— Non, refuse-t-il avec une grimace, c'est moi qui irai. Tu es blessée, je te rappelle – et tu dois les guider jusqu'au gouffre. Il n'y a que toi et Amyltariaea qui savez où il est.

— Blessée ? Mon bras va très bien... »

Mais il a déjà bifurqué, suivi par Amyltariaea. Nous continuons à courir. L'obstination de Marc à se placer avec elle me surprend. Peut-être qu'il se reproche sa méfiance à son égard ? Non, il ne s'en veut pas. Il... Il la surveille. Il n'a toujours pas digéré sa fausse trahison. Il s'en veut de ne pas l'avoir prévue.

La bête s'immobilise en sentant notre trace se diviser. Elle reste figée sur place pendant peut-être une minute. Elle finit par nous suivre, Lya, Ererakinalc et moi, en se fiant au bruit que nous faisons. Et merde... Elle a bien compris qu'Ererakinalc est le plus lent. Le vieil homme peine de plus en plus ; nous séparer de Marc et Amyltariaea nous a fait gagner une minute d'avance, peut-être deux, mais la zycarfa les grignote trop vite.

« On ne peut plus, Lya ! crié-je après un temps ridiculement court. Ererakinalc est épuisé, toi aussi... Il faut qu'on trouve une vraie solution, on n'atteindra jamais le gouffre sinon. »

Elle secoue la tête, tente de faire comme si tout allait bien, mais son épuisement est criant. Je jette un regard à la bête derrière moi, priant je ne sais qui pour une solution. Lya prend une inspiration sifflante, observe elle aussi la zycarfa avant de se tourner vers nous. Elle nous expose son idée, s'interrompant souvent pour reprendre son souffle.

« Logiquement, si elle voit quelqu'un qui a l'air très mal, à l'agonie... et que d'autres plus en forme s'en vont... elle va ignorer le moins bien portant, non ? Le laisser mourir, poursuivre les autres... ceux qui constituent une menace. Si elle est programmée... pour nous tuer... c'est ce qu'elle devrait faire.

— Mais je pensais qu'elles s'attaquaient aux faibles...

— Aux faibles, pas aux très faibles... Imagine que quelqu'un te demande... de me tuer...

— Je répondrai à cet idiot d'aller se faire voir ! »

Lya ignore royalement ma protestation.

« Si tu vois que je suis à terre... en train de vomir du sang ou je ne sais quoi... tu vas te dire : ça ne sert à rien que je perde mon temps... à la tuer, elle mourra bien toute seule.

— Dégueu. Donc on devrait faire semblant d'être en train de crever pour que le monstre se barre ? »

Malgré mon épuisement, je suis à peine essoufflée.

« Mais tu ne penses pas qu'elle le remarquera si on joue la comédie ?

— Il devra prendre le temps... d'évaluer la situation, fait-elle valoir en fixant Ererakinalc qui, bien qu'on le soutienne, est encore épuisé. Et si quelqu'un, pendant ce temps... est en train de s'enfuir, il préfèrera le poursuivre... Il se dira : ces gens à terre vont peut-être mourir tous seuls, autant... les laisser ici, mais cette personne qui s'enfuit toute seule... je dois la tuer, et ça va être facile... elle ne peut pas me vaincre... Donc... si l'une de nous deux part en courant... il essaiera de la rattraper et elle s'en tirera... mieux toute seule. »

J'acquiesce. Cela me semble logique.

« Très bonne idée, je l'approuve en souriant, certaine qu'elle ne sera pas d'accord avec mon initiative, j'y vais !

— Non, Iris, attends...

— Tu es épuisée Lya, n'essaie pas de le cacher ! » je lui retourne en me mettant à courir.

Je jette un regard derrière moi. Lya, agacée, s'allonge par terre à côté d'Ererakinalc. Ce dernier n'a qu'à accentuer les sifflements de ses inspirations chaotiques pour devenir un mourant crédible ; ma sœur, elle aussi, se débrouille plutôt bien. Les rôles sont plutôt bien répartis, je pense en filant toujours plus vite, la zycarfa s'étant décidée à me poursuivre. Lya est parfaite pour jouer les faibles, et je me suis déjà débarrassée d'un de ces monstres. Bon, un peu plus dangereux, mais...

Je m'arrête soudainement. La zycarfa émet un bruit étrange derrière moi, une sorte de grondement sourd, et je me remets à courir comme une automate ; dans ma tête, j'entends en boucle ce que je viens de penser. Lya, parfaite pour jouer les faibles ? En formulant cette idée, j'ai ressenti quelque chose comme... comme du mépris. Comme si, en réalité, je pensais que Lya était faible. Sauf que ça... rien de plus faux. Je le réalise en me souvenant des pensées qu'elle m'a transmises. Des pensées qui ne la montraient pas ainsi.

Alors, pourquoi ce mépris ? Pourquoi ce jugement ?

Est-ce que ça vient du fait que Lya se soit montrée si distante avec nous plus tôt ? Je ne pense pas. Je pourrais être en colère, ou triste, mais je ne vois pas en quoi ça m'amènerait à la prendre de haut. Je ne comprends rien. Peut-être me suis-je trompée, peut-être ai-je simplement cru ressentir ce mépris... peut-être l'ai-je confondu avec la peur...

Un souvenir me revient en tête en un éclair, sans sembler avoir le moindre lien avec ce que je viens de penser. C'était il y a quatre ans, ou quelque chose comme ça, lors de la plus longue dispute qui m'ait jamais opposée à Marc avant cet été – elle a duré trois jours. Tout était parti d'un petit chat Playmobil ; nous nous disputions pour savoir à qui il appartenait. Nous étions en train de nous battre dans le salon – plus précisément, Marc venait de me mordre l'oreille – quand Lya, passant la tête par la porte de sa chambre, nous avait lancé d'un air excédé : « Fermez-la, certains essaient de travailler ! T'es chiant à toujours protester pour rien, Marc, grandis un peu... »

Ses mots résonnent toujours dans mon esprit, sans que je comprenne pourquoi. Marc avait-il lancé notre dispute ? Peut-être ; je n'en garde que peu de souvenirs, nous dans le salon à nous battre comme des chiffonniers, moi deux jours plus tard annonçant à mon frère « Je te le lèguerai dans mon testament », le soulagement de la réconciliation... Pas grand-chose. Alors pourquoi ce souvenir a-t-il surgi en ce moment précis ?

Derrière moi, la zycarfa gagne du terrain. Je reporte mon examen de conscience à plus tard et accélère encore, espérant que plus tard signifie de retour sur Terre et pas quand je serai morte. Je reconnais soudain une fourche. Dans quelques mètres, un autre tournant me conduira au gouffre. Je n'ai plus qu'à espérer que cette zycarfa, bien que plus intelligente que celle que j'ai tuée, sera assez stupide pour se laisser pousser dans l'abîme.

Autant dire que j'espère un miracle.

Je m'arrête face au précipice, saisis une pierre et la lance tout au fond... mais, visiblement, la bête doit me trouver plus appétissante. Elle continue à courir vers moi, imperturbable, sans même feindre le moindre intérêt pour la pierre.

J'envoie une deuxième pierre dans le gouffre. Pas de résultat.

Une troisième. En vain.

Je retente ma chance plusieurs fois. La bête ne ralentit pas. Je tente de le faire tomber en lançant des pierres dans ses pattes, mais elles ne font que rebondir sur sa cuirasse de rhinocéros et je suis obligée de me baisser pour ne pas en recevoir une en pleine tête.

Je la fixe sans savoir que faire. Alors, encore une fois, je me retrouve impuissante devant elle ? J'ai abandonné Lya, j'ai prétendu pouvoir m'en sortir seule, tout ça pour me retrouver à court d'idées quelques minutes plus tard ?

Je perds le contrôle, la colère devient l'unique force qui me gouverne. Une multitude de pierres viennent frapper la zycarfa qui court encore, indifférente, sa corne brisée pointée vers moi. Et paf ! sa trompe d'éléphant ridicule. Paf ! son ventre trop dur de rhinocéros. Paf ! sa tête de serpent aux yeux rouges qui ne me voient plus. Paf ! ses puissantes pattes d'ours. Paf ! sa stupide corne de narval. Partout, partout, partout...

Inutile. La bête avance sans se soucier de moi. Une inspiration soudaine et désespérée me pousse à plonger le regard dans ses yeux aveugles. Je ne sais pas si l'étrange phénomène qui nous immobilisait se reproduira, ni si je serai capable de l'inverser, mais je n'ai pas d'autre...

Elle me regarde.

Elle ne me voit pas, mais elle me regarde. Ses yeux rouges semblent animés d'une lueur de vie – comme s'ils continuaient à lui transmettre des informations, même si ce ne sont pas des images. Aveugle ou non, elle a atteint son but. Marc et Amyltariaea courent je ne sais où, Ererakinalc et Lya sont étendus à terre à la merci de n'importe quelle autre zycarfa, et je me tiens face à elle, la défiant du regard comme si je pensais pouvoir triompher.

Quelle présomption.

Elle est solide comme un roc et souple comme de l'eau. Elle me dépasse sur tous les points. Comment pourrais-je lutter ? Elle pourrait s'avancer, me frapper, me pousser dans le gouffre, sans que je puisse m'opposer à sa volonté.

« Iris ! »

Une voix, celle de Lya. Il y a dedans une telle terreur que je ne peux pas l'ignorer. Je m'arrache au regard de la zycarfa pour tourner la tête dans la direction de ma sœur.

« Qu'est-ce qu'il y a ?

— Pour l'instant, rien ! Va-t'en ! Éloigne la zycarfa ! Il... Il veut... Cours ! »

Je jette un bref regard à la bête, à quelques mètres de moi, et me mets à courir le long du gouffre, le plus loin possible de Lya. Je ne sais pas ce que veut faire Ererakinalc, mais ma sœur ne paniquerait pas pour rien, alors je cours, terrifiée, sans prêter la moindre attention à ma fatigue. La zycarfa court derrière moi, paisible.

« Iris, vite ! »

Lya a surgi devant le gouffre, une centaine de mètres derrière moi. Je distingue à peine sa silhouette courbée en deux par l'essoufflement. Je crois d'abord qu'elle porte Ererakinalc pour l'aider à marcher, avant de comprendre qu'en réalité, elle le retient.

« Casse-toi, Iris ! me hurle-t-elle. Éloigne-le !

— Non, reste. Je dois le faire, déclare-t-il d'une voix épuisée.

— Bordel, non ! On a d'autres solutions ! » tente de l'arrêter Lya.

Je n'ai pas le temps de comprendre. Je redouble de vitesse, mon cœur martelant mes côtes. La zycarfa se laisse peu à peu distancer, alors je ralentis légèrement.

« Non, Iris, dépêche-toi ! » me hurle Lya.

Sa voix, cette fois, est complètement paniquée. Sans réfléchir, je me retourne vers elle. Ererakinalc s'est levé et tend un bras au-dessus de sa tête, le poing fermé. Lya tente d'arracher quelque chose à son poignet. Je tente de me retourner pour continuer à courir, mais...

Tout se fige.

Ce n'est pas l'emprise d'une zycarfa. C'est quelque chose de bien moins subtil, de bien plus puissant.

Je ne peux pas courir, je ne peux pas bouger, je ne peux pas parler ; à peine respirer. Le monde s'est figé, seuls Ererakinalc et la bête semblent encore capables de se mouvoir, mais ils demeurent l'un comme l'autre immobiles. Le front du vieil homme luit de sueur ; la zycarfa, elle, semble attendre quelque chose, tapie au sol, ses yeux sans vie dardés sur lui.

Le poing toujours levé, Ererakinalc se décale d'un pas. Quelque chose brille à son poignet, accrochant la lumière dispensée par un néon au-dessus de lui. On dirait un bracelet doré.

Les lèvres de Lya remuent légèrement.

« Nnnnooon... » parvient-elle à articuler.

Elle semble lutter de toutes ses forces contre ce qui nous emprisonne. Ererakinalc s'affaiblit à vue d'œil, le visage de ma sœur se colore de rouge et, soudain, je sens les chaînes invisibles qui me retenaient disparaître. Lya s'effondre au sol. Je me précipite vers Ererakinalc, si épuisé désormais qu'il vacille dangereusement. Mais je ne l'atteins pas à temps.

La zycarfa avance dans sa direction de sa démarche mesurée, sans le lâcher du regard. Elle s'arrête juste à côté de lui, et tend une patte dans sa direction. Elle ne l'atteint pas.

Ererakinalc a sauté dans le gouffre.

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