Chapitre 9 - Une fois de plus (partie 1)

« Ainsi, la diversité des animaux terriens stupéfie bien des Azans. Pourtant, quand je regarde nos zycarfa, je me dis que nous avons peu de choses à envier aux Terriens ; ces animaux semblent créés pour condenser les défenses les plus efficaces, et donc les plus mortelles, de la faune terrienne – il faudra d'ailleurs que je me penche un jour sur ce mystère. On raconte même que les zycarfa de classe A possèdent un venin particulièrement – et douloureusement – efficace, mais comme l'existence des zycarfa de classe A est elle-même controversée, c'est assez difficile à vérifier... »

— Ererakinalc, Étude de la culture terrienne – Faune et flore, 1275 ap. Az



« MARC ! LYA ! Vous êtes où ? Ça va ? Il y avait une bestiole qui me poursuivait, une grosse bête je veux dire, mais c'est bon – ouais, c'est bon ! Elle est tombée dans le gouffre. Je vais bien – ouais ! »

Si je parle, c'est surtout pour tenter d'écarter les émotions qui se bousculent en moi.

Je déambule dans les couloirs à proximité du gouffre, hurlant à m'en casser la voix. Après tout, Amyltariaea a dit que ses parents lâcheraient les zycarfa uniquement en l'absence des gardes, et nous devons nous retrouver.

« Vous êtes ensemble ? Je suis près d'un gouffre ! Si vous pouvez, venez, ou répondez ! Il faut qu'on s'en aille, qu'on... »

Ma voix meurt dans ma gorge ; j'ai à nouveau débouché sur le précipice. La chute interminable du monstre surgit dans ma mémoire. Une pensée tourne en boucle dans ma tête, prenant de plus en plus de force. J'ai tué, je me répète encore et encore, je l'ai tuée. C'était un monstre, oui, elle voulait ma mort, oui, mais je l'ai tuée et elle est morte. Elle est morte. Tout à l'heure, elle courait, et puis rien. Je l'ai tuée, moi, Iris. D'accord, elle n'était pas humaine, elle n'avait aucune compassion, elle n'a peut-être pas souffert... mais elle est morte.

Elle est morte et elle me regardait. Elle m'a fixée et dans ses yeux vides, une émotion est née. Je l'ai vue, je l'ai sentie ; juste avant de mourir, elle a ressenti quelque chose.

J'ai beau me dire que je n'avais pas le choix, que c'était elle ou moi, je ne peux pas l'éviter : je me sens coupable, horriblement coupable.

« Iris ! »

Je sursaute, regarde autour de moi ; une masse sombre se rue dans ma direction. Instinctivement, je me jette de côté et atterris sur le sol. Je me relève en me frottant les côtes.

À quelques mètres de moi, une créature se relève lentement.

Une deuxième zycarfa.

Elle plante ses yeux dans les miens. Ils sont rouges, d'un rouge pur et éclatant. Celle-ci est plus petite que celle qui m'a poursuivie, mais elle n'en semble pas moins dangereuse. Repliée sur elle-même, elle me fixe en silence. Je tente de repousser son magnétisme comme je l'ai fait avec la première, mais je n'y parviens pas. Je ne peux que la regarder. Je sais qu'elle m'hypnotise, je sais que je devrais bouger, que je suis physiquement capable de me mouvoir, pourtant je ne fais pas un geste.

Elle est différente de la première, oui. Une corne pointue est plantée au milieu de son front ; elle pourrait me faire penser à une licorne, mais m'évoque plus un narval. Son regard à elle n'est pas vide. Il y a une sorte d'avidité dans ses yeux couleur sang. Elle n'agit pas simplement parce que sa nature le lui commande. Elle me veut.

« Iris, ça va ? »

La voix est lointaine, étouffée ; je sais que je devrais l'écouter, mais je ne le fais pas.

« Iris ? »

La voix insiste. Elle m'embête un peu ; elle se met à crier maintenant. J'aimerais bien regarder la zycarfa plus tranquillement. Disséquer l'avidité qui luit dans son regard. Chercher les différences avec sa congénère, qui repose au fond du gouffre... Peut-être qu'elle veut se venger. Peut-être qu'elle sait que j'ai tué l'autre, que c'est pour cette raison qu'elle ne semble pas agir juste programmation génétique...

La bête s'avance vers moi. Sa démarche est plus mesurée, elle dégage moins de puissance, mais il y a quelque chose de sournois dans son avancée. Ses yeux rouges sourient.

Quelque chose me percute soudain ; je tombe violemment au sol et la chose qui m'a heurtée atterrit sur moi. Je me dégage et me lève d'un bond ; Marc s'affaisse sur le sol. Je tends une main pour le relever. La zycarfa a cessé d'avancer et nous observe, un peu intriguée. Un regard circulaire autour de moi m'indique que Lya, Amyltariaea et Ererakinalc se tiennent un peu en retrait.

« Iris ! s'écrie mon frère d'une voix aiguë. Tu... tu... ça va ?

— Oui, murmuré-je. Merci de... m'avoir sortie de cet état. Il ne faut pas regarder ses yeux.

— Ouais, on avait remarqué. Mais ta... ta transe a duré plus longtemps. Elle avançait vers toi et tu ne bougeais pas. »

Je frémis. La zycarfa me dévisage toujours. Je n'ose pas bouger, de peur qu'elle ne décide de reprendre la traque.

« J'en ai croisé une, ajouté-je d'une voix tremblante. Elle n'avait pas de corne.

— Certaines sont plus dangereuses que d'autre, intervient Amyltariaea, et celle-là... »

Elle a parlé un peu trop fort ; la bête tourne vers elle sa tête reptilienne.

« OK, courez », ajoute-t-elle.

Nous ne la faisons pas répéter. Marc et moi nous élançons juste à temps pour lui échapper ; j'ai l'impression de sentir sa corne effleurer mon dos. Nous rattrapons les autres et, tous les cinq, nous nous précipitons hors de sa portée.

Nous trouvons assez vite notre rythme ; nos respirations plus ou moins chaotiques résonnent dans le silence. Nous bifurquons pour nous éloigner du gouffre ; aucun de nous ne tient à y tomber. Je jette un regard derrière moi. La zycarfa peine à nous suivre, mais son pas est ferme et régulier.

« Il faut... qu'on trouve... un endroit où se réfugier », affirme Lya après quelques minutes. Sa respiration est sifflante, son visage, tendu par l'effort. « Un endroit où... lui... ne pourra pas aller.

— Je sais où aller, répond aussitôt Amyltariaea, suivez-moi. Il y a un arbre assez proche. »

Nous obtempérons en silence ; aucun de nous ne veut gaspiller son énergie à répondre.

Au bout d'une dizaine de minutes, le pas de la bête est toujours aussi régulier mais de notre côté, l'épuisement se manifeste. Si Amyltariaea et moi nous en tirons plutôt bien, Marc est rouge de sueur, la respiration rauque. Lya peine à garder la même allure ; elle court en tremblant légèrement, les poings serrés devant elle, les yeux presque fermés. Elle semble si fragile ainsi que je m'étonne presque qu'elle tienne encore debout. Ererakinalc, lui, s'est laissé légèrement distancer et court quelques mètres derrière nous.

« C'est encore loin ? demandé-je à Amyltariaea.

— Normalement, nous y sommes presque, assure-t-elle d'une voix ferme.

— OK. Ererakinalc, vous pouvez pas vous transformer ? »

Le vieil homme jette un regard par-dessus son épaule ; la zycarfa se rapproche inexorablement. Après une hésitation, il murmure son assentiment. Quelques secondes plus tard, la silhouette noire de Minuit se tient à sa place. Le chat ne tarde pas à nous rattraper et se met à courir devant nous, la queue dressée en l'air.

Nous continuons à courir, de plus en plus épuisés. L'angoisse commence à marteler ma poitrine. Marc échafaude à mi-voix un plan que je ne parviens pas à entendre, Amyltariaea murmure des mots sans suite, Minuit miaule des encouragements et les sifflements de la respiration de Lya se font de plus en plus aigus. Une fois n'est pas coutume, je suis celle qui fait le moins de bruit. Les yeux grand ouverts, je cherche désespérément ce qui pourrait ressembler à un arbre, mais les souterrains restent fidèles à eux-mêmes : des tunnels de pierre aux tons ocre, brun et gris. Rien à signaler.

« Ici ! » lance soudain Amyltariaea.

Un arbre figé dans la roche est apparu à l'extrême gauche de mon champ de vision. Je bifurque vivement pour le rejoindre. Le tronc est à moitié emprisonné dans la pierre. Deux branches en partent, l'une au-dessus de l'autre. Je saisis la plus basse, qui m'arrive à la poitrine, et lance mes jambes, comme quand on s'entraîne à la barre, en sport. Je me retrouve accrochée à la branche par les mains et les pieds. Je me contorsionne pour monter complètement dessus.

Amyltariaea, plus grande, me rejoint sans avoir besoin de jouer les acrobates. Minuit bondit sans effort à côté de nous. Nous aidons Marc à se hisser dans l'arbre. Il s'assied à côté de moi, plus rouge que je ne l'ai jamais vu, le souffle court. Lya nous lance un regard méfiant comme pour nous mettre au défi de l'aider aussi. Elle se hisse sur la branche avec effort, haletante, mais vacille aussitôt montée. Je la rattrape fermement. Elle tourne la tête vers moi.

« Comment tu fais pour avoir l'air à la fois d'être reconnaissante et d'avoir envie de me faire tomber de l'arbre ? » demandé-je sans réfléchir.

Elle lève les yeux au ciel sans répondre, mais je jurerais avoir vu un sourire fleurir sur ses lèvres.

« Plus haut », lance Amyltariaea d'une voix tendue.

Suivie par Minuit, elle grimpe sur la deuxième branche et me tend une main que j'accepte avec reconnaissance : en temps normal, ce genre d'acrobatie ne me dérange pas, mais la zycarfa est bien trop proche à mon goût. Nous aidons Marc, surveillons que Lya ne tombe pas, puis nous nous retrouvons tous les cinq assis sur la branche. Notre situation est toujours précaire, mais je me sens soulagée. Au moins, nous allons pouvoir nous reposer un peu.

La zycarfa avance de son pas tranquille et lève les yeux vers nous ; nous évitons consciencieusement son regard. Elle s'installe au pied de l'arbre, ses prunelles rouges tournées dans notre direction, sans sembler contrariée. Elle attend.

« Pourquoi elle ne monte pas ? s'étonne Lya en lui jetant un bref regard plein de méfiance.

— Parce qu'elle ne peut pas, tout simplement, rétorque Marc.

— Je ne crois pas. Ces animaux ont été créés génétiquement, non ? Donc ils devraient avoir la capacité d'escalader.

— Les zycarfa ne sont pas faites pour grimper, objecte Amyltariaea ; elles sont principalement utilisées pour garder des bâtiments. Elles se déplacent très peu, en temps normal.

— Ces souterrains ne sont pas vraiment des bâtiments », fais-je remarquer.

Elle se mord la lèvre, semblant hésiter à répondre.

« Ma mère n'a pas révélé leur existence à l'État. Elle les a découverts quand on nous a attribué cette maison, il y a quelques années, et elle tient à les garder secrets. Elle a demandé à en posséder pour qu'ils gardent la maison.

— Personne n'a jamais remarqué qu'ils disparaissaient mystérieusement, ses zycarfa ?

— Habituellement, quelques zycarfa de classe E restent devant, et elle prétend que les autres sont à l'intérieur. Mais je suppose qu'elle s'attendait à ce que nous venions sur Alora et qu'elle les a retirés pour pouvoir nous piéger.

— De classe E ? »

Elle acquiesce, jetant un regard nerveux à la zycarfa en-dessous de nous, qui nous observe toujours avec avidité.

« Il y a cinq classes de zycarfa, de E à A. celle-ci doit être une B.

— Je préfère pas voir les A, marmonne Marc.

— On ne sait même pas si elles existent vraiment. Certains pensent que c'est juste une légende, qu'on cherche à nous faire peur.

— Il y a vraiment besoin d'inventer un truc encore plus monstrueux pour faire peur ?

— Et tu ne pouvais pas nous dire tout ça plus tôt ? grommelle Lya, ses yeux noirs fichés dans ceux d'Amyltariaea. Genre, avant que ma sœur se fasse presque tuer par l'une d'elles ? »

La jeune fille détourne les yeux, mal à l'aise. J'ai envie de la défendre, mais les mots se bloquent dans ma gorge. Lya était inquiète. Pour moi. Et, même si une part de moi-même me souffle que c'est évident, cette idée me semble si étrange... J'ai envie de pleurer et de rire, mais en bas la zycarfa nous fixe.

« Je n'y ai pas pensé. Il y a plein de trucs dans ce souterrain, se défend Amyltariaea, je ne pouvais pas penser à tout...

— On dirait que tu n'as pensé à rien, persifle ma sœur, c'est...

— Plein de trucs ? Comme quoi ? » coupe Marc avant que la situation ne dégénère.

Lya le foudroie du regard tandis qu'Amyltariaea hausse les épaules.

« Des tonnes de culs-de-sac, quelques précipices, des salles cachées, des bifurcations trompeuses... mais pas de caméras. Ma mère n'a pas pu en obtenir, pas sans dévoiler l'existence des souterrains.

— OK, super, grogne Lya. Ça non plus, tu pouvais pas nous avertir.

— Elle était de quelle classe, la zycarfa qui m'a poursuivie ? interrogé-je précipitamment.

— Elle n'avait pas de corne, tu disais... De quelle couleur étaient ses yeux ?

— Verts, dis-je avec un sourire discret face au soulagement d'Amyltariaea.

— Alors elle devait être D. »

OK, super... Si celle-ci est deux catégories au-dessus, je ne sais pas si nous pourrons nous en débarrasser. Je tente comme je peux de cacher mon inquiétude et observe les autres ; Marc et Lya semblent moins épuisés. Inutile de rester ici trop longtemps.

« Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ?

— On n'a qu'à lui sauter dessus, chuchote Marc pour que la zycarfa n'entende pas. Lya et moi d'un côté, Iris et Amyltariaea de l'autre, puis Minuit qui se transforme en plein milieu. Avec un peu de chance, ça la surprendra.

— Effectivement, cela la surprendra que nous fassions quelque chose d'aussi idiot, ironise Amyltariaea. Iris, comment t'es-tu débarrassée de celle qui te poursuivait, exactement ? »

Je lui adresse un sourire reconnaissant. Au moins, quelqu'un ici semble considérer que mes idées peuvent avoir une chance de fonctionner.

« D'abord, j'ai trouvé deux mares souterraines reliées par un tunnel. J'ai essayé de la bloquer à l'intérieur, mais, euh... c'est moi qui ai failli me noyer, en fait. Ensuite j'ai essayé de l'attirer dans le gouffre. J'ai balancé une pierre dedans, elle s'est arrêtée, mais je crois que c'était pour m'attirer, parce que quand je me suis approchée, elle m'a poussée. Ça va Marc, pas besoin de crier comme un goret, je suis la preuve vivante que j'ai survécu.

— Comment as-tu fait ? demande Amyltariaea, coupant court aux protestations de Marc.

— Ben... je sais pas trop. J'avais pas totalement basculé, je tenais par les bras. Elle m'a regardée et j'ai été prise au piège, comme avec celle-là, sauf qu'au bout d'un moment ça s'est... inversé. Elle a... j'ai eu l'impression qu'elle avait peur. Elle a reculé, je suis remontée et elle m'a foncé dessus. Je me suis écartée. Et je l'ai poussée. Elle est tombée, et voilà. »

Je termine ma phrase d'une voix minuscule, avec la crainte stupide qu'ils m'en veuillent. Bien sûr, ce n'est pas le cas. Marc me dévisage comme s'il ne me reconnaissait pas, rétrospectivement terrifié par toutes les occasions que j'ai eues de mourir. Cela m'agace un peu ; inutile d'avoir peur maintenant, après tout.

« Donc on essaie de l'attirer dans le gouffre ? proposé-je devant leur silence.

— Essayons, je suppose qu'il n'y a pas d'autre option, soupire Amyltariaea. Mais ne vous faites pas d'illusions, cela sera difficile. Autant suivre l'idée de Marc, cela nous fera peut-être gagner du temps et il faut bien trouver un moyen de descendre. »

Nous acquiesçons ; à l'idée que la course reprenne, l'angoisse me noue la gorge, mais je me force à ne plus y penser. Je saute en premier, jambes tendues. La bête, surprise, ne se protège pas assez vite et j'atterris à côté de sa corne, suivie par Marc, Lya et Amyltariaea. Elle voit bien Ererakinalc arriver sur elle, mais elle s'attend à recevoir sur le dos un chat de cinq kilos, et pas un vieillard de soixante. Il se réceptionne tant bien que mal.

La zycarfa se relève elle aussi, un œil bordé de noir, l'autre enfoncé dans son orbite. Elle tâtonne pour nous trouver. Elle est aveugle... Le bout de sa corne est cassé, mais je doute que cela nous apporte un quelconque avantage.

Nous nous mettons à courir et je constate qu'aveugle ou pas, elle est vraiment rapide. Plus que celle qui m'a attaquée. Les minutes suivantes ne sont plus qu'une course effrénée, l'épuisement qui ressurgit trop vite, la peau rougissante de Marc, le regard anxieux d'Amyltariaea, le souffle erratique de Lya et Ererakinalc qui peine à garder le rythme.

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