Chapitre 9 - L'Entre-Deux (partie 2)

Je relève la tête vers Sophine, le cœur battant la chamade. Je n'avais aucun souvenir de ce moment avant aujourd'hui.

« Vous aviez raison... Je me suis souvenue d'une fois... avant. Mais c'est la première fois que j'y pense depuis toujours », ajouté-je, soudain prise de doutes.

Peut-être est-ce cet endroit qui m'a mis le « souvenir » dans la tête, peut-être n'était-ce qu'un rêve, une brève illusion. Il me semble désormais si prégnant, néanmoins...

« C'est normal, m'assure Sophine. Le cerveau occulte parfois ce qu'il ne comprend pas. »

J'acquiesce, pensive. C'est possible, oui. Qui était cette femme ? La question m'assaille brusquement. Je ne l'avais jamais vue, j'en mettrais ma main à couper, pourtant elle m'a dit qu'elle me connaissait. Elle voulait que je me souvienne.

« Tu es un Réceptacle, oui, murmure-t-elle pour elle-même, me tirant de mes pensées.

— Mais c'est quoi, exactement ?

— Un vivant qui a la capacité de sentir la présence des Lémures, de les voir malgré ce qui nous sépare. »

Malgré moi, je repense à la présence qui tentait de se faufiler en moi dans les souterrains. Marc et Lya n'ont rien ressenti, eux...

« Les autres ne peuvent pas ?

— Tous les vivants peuvent accéder à l'Entre-Deux lorsqu'une Lémure les y invite, mais ils ont du mal à s'y maintenir et ils ne peuvent pas nous sentir... Les Réceptacles sont les oreilles qui captent nos murmures. Et tu as senti ma présence tout à l'heure, n'est-ce pas ? »

J'acquiesce. Réceptacle, Lémure, Entre-Deux... Peut-être que je me suis tout simplement endormie, épuisée par la lutte contre la barrière d'Amylokirlia. Je ne considère cette hypothèse que de loin, plus pour affirmer que je l'ai envisagée que parce qu'elle me semble plausible. Au fond, je ne doute pas de ce qui m'arrive. Pas que les choses me semblent particulièrement intenses ou réelles, non, ce lieu a la consistance d'un rêve ; mais je me sens passive, prête à tout accepter sans autre réaction qu'une vague surprise. Peut-être est-ce un effet de l'Entre-Deux, car je me souviens d'avoir ressenti la même chose lors des visites de Maman.

« Ma mère était une... une Lémure ?

— Je suis un fantôme, pas un être omniscient, riposte Sophine avec douceur. Je n'en ai aucune idée. Ce que je peux te dire, c'est que, Terrienne ou non, tu es un Réceptacle.

— Si vous le dites. »

Quelque chose dans ma voix doit lui déplaire, car une vague d'agacement lui échappe.

« Pourquoi doutes-tu ? me questionne-t-elle d'un ton calme. Tu l'as vu par toi-même, tu t'es souvenue... Que te faut-il de plus ?

— Du temps, admets-je malgré moi.

— Nous n'en avons pas assez. Crois-moi... Les signes ne trompent pas. »

Je ne trouve rien à lui répondre. Alors je parle aux fantômes, c'est ce qu'elle essaie de me dire ? Cela me semble si... abstrait. Je n'ai pas l'impression de fournir le moindre effort pour entretenir notre conversation. La voir m'est aussi naturel que de voir n'importe quelle personne. Peut-être est-ce l'effet de l'Entre-Deux, mais j'ai l'impression qu'il est impossible que cet endroit n'existe pas. Je ne comprends pas...

« Mais comment ça marche, tout ça ? m'écrié-je, épuisée par mes efforts pour trouver le sens de ses paroles. Vous hantez cet endroit ? Vous voyez tout ce qu'il se passe ?

— Je ne vois rien de ce qu'il s'y passe, corrige-t-elle doucement. La plupart du temps, je suis ailleurs. Quand un Réceptacle s'approche, je capte sa présence et je l'appelle. Alors oui, je suppose que l'on peut dire que je hante cet endroit. C'est ce que j'ai choisi à ma mort. »

Elle semble hésiter à ajouter quelque chose, mais ne dit rien. Je fronce les sourcils.

« Ce que vous avez... choisi ?

— Oui, les Lémures peuvent décider de ce qu'elles hanteront. Certaines choisissent de rester en un lieu, de pouvoir parler à tous ceux qui y pénètrent. D'autres s'attachent à quelques personnes, qu'elles pourront suivre partout, dans les mondes les plus inconnus... »

Une expression rêveuse s'affiche sur le visage de Sophine.

« Ce n'est pas ce que vous avez décidé, vous ?

— Non, réplique-t-elle d'un ton brusque ; je me demande si elle refuse d'élaborer par peur d'en dire trop et de perdre ses souvenirs, ou parce que j'ai touché un point sensible.

— Ma mère a décidé ça, elle... Elle a choisi de nous suivre... Ça veut dire qu'elle ne pourra pas parler à quelqu'un d'autre ? Nous sommes les seuls à pouvoir la voir ? »

Sophine acquiesce. Cela m'apporte un réconfort inattendu. Je ne partage pas ma mère. Elle n'est là que pour nous.

« On peut voir l'un de vous autant qu'on veut ? »

Ma question un peu naïve amène un sourire sur ses lèvres. Elle me considère avec une compassion bienveillante qui me met mal à l'aise – elle peut lire toutes mes émotions...

« Non, Iris. Lorsque tu quittes l'Entre-Deux, les émotions de la Lémure avant sa mort t'imprègnent. Si elle avait peur, tu auras peur. Et les émotions que l'on ressent avant de mourir sont rarement positives. Au début, ce ne sont que quelques minutes pendant lesquelles tu partages son état d'esprit. Mais au fil des visites, la durée s'allonge, les pensées et les émotions sont plus diffuses, jusqu'à ce que tout se mélange dans ton esprit. Tu ne sais plus distinguer ce qui vient de toi, ce qui vient de la Lémure. Tu y laisses ton identité. »

Elle me fixe gravement. Je voudrais parler, mais je ne trouverais rien à dire.

« De toute façon... l'Entre-Deux s'infiltre en toi si tu y passes trop de temps. Il t'attire à lui, il t'arrache au monde des vivants. Tu te sens décalée, tu t'isoles, tu t'enfermes. Peu à peu, l'Entre-Deux devient ta seule source de bonheur. Et ce bonheur-là est artificiel, il te fait du mal. Tout cela te ronge, Iris. D'autant que, ne l'oublie pas : les personnes que tu vois dans l'Entre-Deux ne sont pas vraiment celles que tu as connues. »

Je ne suis pas vraiment étonnée, ce serait trop simple. Mais une pointe de douleur s'enfonce dans mon cœur. Ma mère n'est là que pour nous, oui, mais elle n'est plus de notre monde. Elle n'est pas à nous. Elle appartient à une dimension qui nous échappe.

« On sait qu'on est une Lémure, quand on est vivant ?

— Certains le savent, oui.

— Vous voyez les autres morts ?

— Jamais.

— Vous n'avez vu personne depuis votre mort ? Je suis la première ?

— La deuxième.

— Qui était la première ?

— Je ne peux pas le dire.

— Pourtant je ne suis pas la première à venir ici. Pourquoi vous n'avez pas parlé aux autres ?

— Je me préservais.

— C'est comment, là-bas ? De l'autre côté de la porte ? »

Les questions m'échappent à présent sans ordre logique ; je ne fais que mettre des mots sur la première à me traverser l'esprit. J'ai l'impression de ne rien comprendre, pourtant je ne vois pas vraiment quoi lui demander pour éclairer ma lanterne.

Ma dernière question fait hésiter Sophine. Elle me fixe quelques instants en silence.

« Je ne saurais pas le décrire, finit-elle par répondre. Je ne suis pas sûre de... de le savoir moi-même. C'est très flou, vois-tu ? Ce n'est pas ce monde, ça n'a rien à voir. Les mots d'ici ne sauraient pas le décrire. Je ne sais pas s'il existe des mots pour le décrire, en fait. Je ne sais même pas s'il existe vraiment... Tout est si flou...

— Mais vous y avez passé des siècles !

— Le temps... Tu sais, dans l'Entre-Deux et dans cet Ailleurs, le temps passe d'une manière bien différente. Je ne saurais pas la caractériser. Parfois j'ai l'impression qu'il est long, qu'il se traîne et s'étire, mais je n'ai rien avec quoi le comparer... À d'autres moments, il me semble qu'aucune seconde ne s'est écoulée depuis ma mort. Comme si j'avais bondi dans le temps. Pourtant j'ai changé, je le sens... Simplement, je n'ai pas été témoin de ce changement. Je me suis absentée de mon corps – enfin, je n'ai pas de corps, pas vraiment. Je me suis absentée de moi-même, disons. C'est souvent l'impression que j'ai... »

Je ferme les yeux. Je ne sais pas si c'est l'espace brumeux qui ondule avec lenteur autour de nous, le sens de ses paroles ou le ton sur laquelle elle les prononce, mais j'ai soudain le sentiment que rien n'est réel, que rien n'existe. Pas plus Sophine et l'Entre-Deux que Marc et Lya. Pas même moi. L'impression que rien n'a d'importance, qu'après tout nous pouvons bien rester coincés sur Az, qui s'en souviendra dans cent ans ? Qui s'en soucie aujourd'hui, à part une dizaine d'êtres humains, négligeables devant l'ensemble des créatures qui peuplent l'espace ? Nous sommes si impuissants et minuscules que nous pourrions ne pas exister.

Puis Sophine fait un geste et l'impression s'évapore.

« Vous... Quand vous disiez que... que les personnes qu'on voyait dans l'Entre-Deux n'étaient pas celles qu'on avait connues... pourquoi ? » parviens-je à balbutier.

J'ai choisi la première question qui me traversait l'esprit, un simple moyen de ne pas perdre contact avec le réel, et Sophine l'a bien compris si j'en crois son sourire amusé.

« Un être humain n'est pas qu'une somme de traits de caractères et de souvenirs. Il a la faculté d'évoluer, explique-t-elle d'un ton neutre. Sans cette capacité, il n'est plus humain, il n'est plus un animal. Il est juste... une sorte de souvenir. Un souvenir intact, presque immortel, une réplique exacte de ce qu'il était avant de mourir, mais figée. Je ne suis pas humaine, je ne suis pas Sophine lane Jytrrakj. Je suis ce qu'elle était au moment où elle est morte. Mais je ne suis pas elle car je ne pourrai jamais évoluer. Je ne sais pas si tu comprends...

— Vous venez de dire que vous aviez changé.

— J'ai perdu des souvenirs lors de mon premier contact. Je ne suis plus exactement la même, mais je n'ai pas évolué. Est-ce que tu vois ce que je veux dire ?

— Je... je crois, oui », admets-je à contrecœur.

Ma mère n'est pas ma mère. Celle que j'ai vue n'est qu'une imitation, une photocopie vieille de douze ans. Je ne lui parlerai jamais vraiment. Je me hâte d'ajouter :

« Comment ça marche, tout ça ? Vous gardez tous les souvenirs de votre vie d'avant ?

— Non, nous pouvons choisir. Tout le monde choisit, à vrai dire.

— Comment ça ?

— Il y a une certaine partie de notre esprit, dans laquelle nous enfermons des... choses. Certains souvenirs, certaines idées. Lorsque la plupart des gens meurent, cette partie disparaît avec eux. Mais pour les Lémures, il en va autrement. Cette part de notre esprit dans laquelle nous conservons des fragments de notre identité, de ce qui nous constitue, ne meurt pas avec nous. Elle nous survit. C'est cette partie qui te parle aujourd'hui – si je peux employer ce mot...

— Cette partie... notre âme, vous voulez dire ? »

Un sourire distant passe sur son visage.

« Je ne crois pas que nous ayons une âme, répond-elle avec douceur. Mais chacun choisit ses illusions... Si telle est l'histoire que tu veux te raconter, qu'il en soit ainsi. »

Au-delà de ses paroles, quelque chose dans son ton m'alerte. On dirait un adieu.

« Vous... partez ?

— Non. C'est toi qui pars... »

Je fronce les sourcils ; je n'ai pas envie de partir, j'ai tant de questions à poser, tant de choses à comprendre... Mais je réalise bientôt que Sophine a raison. Les murmures de Marc et Lya me parviennent à nouveau. Bientôt, ils formeront des phrases intelligibles. L'Entre-Deux s'éloigne, Sophine s'éloigne...

« Je ne veux pas... dis-je d'une voix qui me semble irréelle.

— Tu es débutante, c'est normal.

— Comment êtes-vous morte ? » questionné-je brutalement.

Mais elle n'aura pas le temps de me répondre, nous le savons aussi bien l'une que l'autre. Sophine semble hésiter, puis elle fait soudain un pas vers moi. La voir marcher me surprend sans que je sache pourquoi.

« Iris... » commence-t-elle maladroitement.

Sa voix ténue, à peine un chuchotement, se confond avec les murmures de Marc et de Lya. Elle disparaît. Ce n'est plus qu'une question de secondes. Paniquée, j'essaie comme je peux de me maintenir dans l'Entre-Deux ; mais comment faire ? Je ne sais pas me raccrocher à une brume ou à un fantôme.

« Iris, écoute-moi, insiste-t-elle d'une voix qui déjà se disloque dans l'explosion silencieuse de l'espace et du temps, cette prophétie, tout cela, tu ne dois... »

Sa voix se distord, se contracte ; sa voix ne veut plus rien dire et ses mots s'évanouissent. L'Entre-Deux n'est plus.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top