Chapitre 9 - Ce qui nous ronge (partie 2)

Cela fait quatre jours que nous sommes entrés dans la chambre de Lya et que Marc a fait voler mes certitudes en éclats. Depuis, nous attendons d'être prêts. Nous attendons un signe, n'importe quoi qui nous dise que tout va bien. Nous nous accrochons à notre espoir. C'est peut-être ça qui nous fait le plus de mal, d'espérer que tout ira bien, que nous nous réveillerons de ce cauchemar. La terreur, la rage, le désespoir, tout cela est net, franc. Mais l'espoir, l'attente... c'est ce qui nous ronge, petit à petit. Plus le temps s'écoule, plus ils nous submergent, comme s'ils se nourrissaient d'eux-mêmes.

J'évite de penser à tout cela. Je me concentre sur notre futur proche ; nous préparons tant bien que mal ce que nous ferons une fois sur Alora – tant bien que mal, parce qu'Amyltariaea trouve Marc immature et borné, et que lui reproche à ses suggestions d'être si simplistes qu'on pourrait croire qu'elle veut nous faire prendre.

« C'est absurde, on ne peut pas compter sur ça ! Dix gardes et pas un qui sache que tu es censée être sur Terre ? s'exaspère justement mon frère alors que je pénètre dans notre chambre.

— Ça n'a rien d'absurde, réplique-t-elle d'un ton tranchant. Tu ne connais pas ma planète et tu ne connais pas ma mère.

— Il suffit d'un peu de bon sens pour...

— Ton bon sens terrien ne s'applique plus ici. Tu te permets d'avoir une opinion sur tout, mais là, tu ne sais rien, alors ne pars pas du principe que ton avis vaut mieux que le mien.

— Je dis juste que c'est stupide de penser que personne ne t'arrêtera !

— Oui, et c'est faux. Je connais ma mère, elle ne se confie à personne. Le seul à être entièrement au courant de ses plans, c'est mon père – et encore, je n'en suis pas certaine.

— Mais...

— Oh, on se calme, coupé-je avec agacement. Marc, ça va, fais un peu confiance aux infos d'Amyltariaea. »

Il fronce les sourcils et s'applique à répliquer, mais son visage s'éclaire lorsque j'ouvre le grand sac à dos que je portais. À l'intérieur, trois bouteilles d'oxygène. Amyltariaea en a besoin pour le voyage aller, elle n'a pas pu, sur Alora, prendre de réserves pour nous tous.

« Bien joué », admet mon frère.

À côté de moi, Minuit ronronne de satisfaction. Il m'a accompagnée chez Jean et Patricia, qui habitent quelques rues plus loin et dont le but ultime de la vie est de se préparer à toutes les apocalypses possibles. Ils économisent pour construire un bunker dans le petit coin de terre qui leur sert de jardin et la pièce où devrait se trouver leur cuisine est un entrepôt où se côtoient boîtes de conserves, armes blanches, trousses de secours, piles, sacs de couchage et autres objets conseillés par tous les bons manuels de survie, ainsi que des livres de philosophie, parce que tu vois, ma chérie, c'est notre seule chance de rester humains à travers les désastres. Sinon, ils sont adorables et cachent difficilement leur amour pour les chats. Minuit n'a donc eu aucun mal à les distraire pendant que, sous prétexte d'observer les ajouts à leur collection, je leur subtilisais les bouteilles d'oxygène.

« N'empêche, j'aurais préféré ne pas les voler, déploré-je. Ils me les auraient données, ils en ont douze autres.

— On en a déjà parlé. Tu sais bien que Papa adore venir chez eux, ils lui auraient posé des questions.

— Oui, OK. Mais quand même, j'aurais pu laisser de l'argent en compensation.

— On n'a pas de quoi payer trois bouteilles d'oxygène, je crois. Et ils se seraient posé des questions. » Il soupire. « Et puis, franchement, Iris. Pat et Jean croient que la Terre est plate.

— C'est pas pour ça qu'on peut les voler. Et ils ne croient pas que la Terre est plate. Ils sont survivalistes, ça n'a rien à voir.

— Oui, c'est tellement plus intelligent de penser que les États-Unis préparent secrètement un virus qui détraque le cerveau pour nous forcer à manger au McDo. »

Je soupire à mon tour et désigne Amyltariaea, qui nous observe sans prononcer un mot.

« Tu aurais imaginé, il y a une semaine, que les extraterrestres puissent exister ?

— Et l'apocalypse zombie, t'as une preuve aussi ? »

Je ne réponds pas. Inutile de débattre avec Marc, il se débrouille pour avoir raison même quand il a tort.

Un instant de silence flotte entre nous. Je pense aux adultes, partis acheter nos fournitures scolaires. Notre rapprochement soudain les a intrigués, mais ils ne semblent pas le moins du monde inquiets. Je voudrais pouvoir tout leur dire, ce serait tellement plus facile...

« Au fait, lancé-je d'un ton enjoué qui sonne faux, on n'a pas parlé du moyen de transport. Je suppose que tu sais ce qu'on va faire, Amyltariaea, mais j'aimerais bien être au courant. »

Elle hoche la tête.

« C'est vrai ça, c'est quoi ? rebondit Marc. Une soucoupe volante ?

— Une quoi ? Non, je ne sais pas comment vous avez pu imaginer qu'il était possible de voyager sur des longues distances avec un objet de cette forme, les frottements...

— Une fusée alors !

— Non plus, soupire-t-elle, à la fois agacée et amusée, cela servait pour les voyages en groupe, pas pour une seule personne.

— Attends, vous allez en groupe sur Terre ? Vous faites, genre, des voyages scolaires ? m'étonné-je en tentant de m'imaginer partir avec ma classe sur une autre planète.

— Ça servait ? relève Marc en même temps.

— Nous avons arrêté il y a une cinquantaine d'années terriennes, quand... je vous expliquerai après, nous sommes pressés. »

L'impatience gagne du terrain dans la voix d'Amyltariaea, mais Marc ne s'en soucie pas.

« Dans ce cas... un avion ? Un vaisseau spatial ? Ou alors vous vous téléportez ? Non, t'aurais pas eu besoin des bouteilles d'oxygène. Euh... un sous-marin ? »

Elle ricane.

« Non, loin de là.

— Quoi, alors ? soupire-t-il, renonçant à comprendre.

— Un dahilazrdja, articule-t-elle avec soulagement, c'est... ça ressemble un peu à un vélo. »

Marc laisse échapper un hoquet de surprise. Quant à moi, je dois avoir l'air d'une idiote – j'ai oublié comment on fait pour fermer la bouche.

« Tu... tu veux vraiment aller dans l'espace avec un vélo ? lâche Marc, sidéré.

— Les dahilazrdja sont très différent des vélos terriens. Ils en ont l'apparence, c'est tout. Je l'ai utilisé pour venir ici et je n'en suis pas morte.

— Et le bus, il servait à quoi alors ?

— À transporter votre sœur. Le vélo est plus rapide. Il peut atteindre 92, 66 % de la vitesse de la lumière.

— Tu m'en vois ravi, grogne-t-il. Sauf que s'il tombe en panne ou je ne sais quoi, on fera quoi ? On pédalera ?

— Nos normes de construction sont bien plus exigeantes que celles de vos navettes spatiales. »

Éberlué, mon frère secoue la tête.

« Mais à quoi ça sert de camoufler une navette spatiale en vélo ?

— Eh bien, sur terre, tu pédales, et tu voles quand tu décolles. Je ne vois pas en quoi c'est étrange.

— En rien, en effet, grince-t-il. C'est totalement normal. »

Amyltariaea choisit de ne pas relever son sarcasme, à moins qu'elle ne le remarque pas. J'ai cru observer qu'elle avait un problème avec l'ironie ; je ne sais pas si cela lui est propre, ou si c'est une norme sur Az. Je n'ai pas jugé utile de lui poser la question.

« Normalement, on pourra partir demain soir, annonce-t-elle à la place. Vos parents ont accepté que je vienne aussi ? »

Je hoche la tête. Papa a été aussi ravi que surpris que Lya sociabilise.

« Parfait. Il faut encore que je vous transmette l'alorais – notre langue.

— Comme ce que tu m'avais fait pour l'allemand ? s'enquiert mon frère, abandonnant son indignation.

— Exactement. Venez, on va le faire dehors, ajoute-t-elle avec une hésitation.

— Pourquoi ?

— Si jamais vous vous évanouissez, mieux vaut qu'ils ne soient pas dans les parages. En plus, je manque de précision, je ne veux pas risquer de leur transmettre la langue à eux. »

Nous acquiesçons et la suivons dans les ruelles environnantes. Là, sous le soleil éclatant du mois d'août, parmi les cris et les rires des gamins qui jouent à se poursuivre, il est difficile de croire que Lya est si loin, dans une prison noire et froide. Comme s'il partageait mes pensées, Marc glisse sa main dans la mienne. Je la serre fort. Je ne veux pas le perdre. Amyltariaea s'arrête dans une impasse déserte : devant l'une des portes, des sacs poubelles éventrés vomissent des déchets qui pourrissent au soleil.

« Ça pue, grommelle Marc.

— Ici, je ne risque pas de transmettre l'alorais à un indésirable. Alors fais abstraction de l'odeur.

— Autant essayer de ne pas voir un tyrannosaure qui danse la valse avec un éléphant rose.

— Qui commence ? » l'ignore Amyltariaea.

Curieuse, je me place face à elle. Elle vrille ses yeux noirs dans les miens. Contrairement à son visage tendu, ils sont emplis de douceur. Calmes. Envoûtants.

« Maman ! » crie une voix enfantine.

Je me tourne vers l'enfant sur le seuil de la porte. Mon enfant. Il ressemble à Amyltariaeb quand il avait son âge. Sa présence me réchauffe autant que le feu qui brûle dans la cheminée à côté de moi.

« Regarde, c'est pour toi ! »

Il me sourit. Il a un visage d'ange quand il sourit. Ses yeux noirs semblent briller comme des scarabées, ses cheveux dorés s'embrasent. Je me redresse sur le canapé et le prends sur mes genoux. Il me tend un bouquet de fleurs d'un geste adorablement timide.

« C'est mon cadeau, maman.

— Ton cadeau ?

— Ben oui, c'est ton anniversaire ! »

Oh. Mon anniversaire. Ce concept terrien m'étonnera toujours.

« Iris... »

Mon fils ne sait pas que je viens d'Alora, il ignore mon passé. Ma date d'anniversaire est fausse, je ne sais même pas quand je suis née en mois terriens. Je l'ai inventée, ainsi que celle d'Amyltariaeb, qui m'a suivie sur Terre. Personne ne sait qui je suis, à part mon mari. Mon fils est persuadé d'avoir la mère la plus ordinaire au monde. S'il savait...

« Iris ! »

Je sursaute. L'odeur du feu se dissipe, remplacée par la puanteur des détritus. Dans mon dos, la dureté du béton remplace le canapé moelleux. Les traits de l'enfant blond se brouillent et dévoilent ceux de Marc, tordus par une moue soucieuse.

« Iris, est-ce que ça va ?

— Oui, marmonné-je d'une voix pâteuse tout en me relevant, pas de problème.

— Euh, Iris...

— Quoi ?

— Je crois que tu parles alorais, là. »

Je fronce les sourcils. Rien n'a changé par rapport à d'habitude, pourtant.

« Concentre-toi, m'intime Amyltariaea d'une voix calme, essaie de déterminer ce qui a changé. Tu as l'impression de parler ta langue maternelle, mais ce n'est pas exactement le cas... tu vois ? Sens la différence dans mes paroles, déjà. À ton avis, je parle quelle langue ? »

Je fronce les sourcils. Elle a raison, quelque chose est différent. Les mots ne sonnent pas de la même manière. Ils ont l'air plus... artificiels.

« Je vois », dis-je, en français cette fois.

Les différences me sautent aux oreilles désormais. On dirait une de ces illusions d'optique où il y a deux façons de voir la même image ; une fois qu'on les a identifiées, passer de l'une à l'autre est très simple. L'alorais est une langue plus dure, râpeuse, mécanique aussi.

« À mon tour », réclame Marc.

Amyltariaea se place devant lui et ils se dévorent du regard. Lorsqu'elle détourne les yeux, je me tiens prête et rattrape mon frère avant qu'il ne s'effondre. Je prononce son nom, encore et encore, jusqu'à ce qu'il ouvre les yeux. Il cligne plusieurs fois des paupières, comme pour chasser sa vision.

« Ah, Iris. T'as vu la même chose que moi ? marmonne-t-il en alorais.

— Je peux pas trop le savoir. »

Il cligne des paupières et se redresse.

« Une maison avec un gamin et un feu dans la cheminée ? »

J'acquiesce. Il se tourne vers Amyltariaea.

« C'était pas la même chose, la dernière fois, observe-t-il avec prudence.

— Non, confirme-t-elle sur le même ton étrange, c'était différent. Mais c'est normal. Je ne peux pas toujours choisir ce que je montre. Quand je suis... perturbée, je perds le contrôle.

— C'était quoi ? demandé-je à mon frère.

— Oh, fait-il, l'air gêné. Rien de grave. Juste pas la même chose. Dis, Amyltariaea, pourquoi tu dois montrer ces trucs ? C'est pas nécessaire pour transmettre une langue, si ? »

Je fronce les sourcils, peu convaincue par son esquive.

« Cela dépend. Quand je transmets une langue, je dois obligatoirement céder un... un bout de moi. Je peux choisir lequel, en général. Mais ce n'est pas le cas de tout le monde. Mon... » Elle hésite sur le terme. « Mon ami Amyltaribaa, lui, transmet d'autres choses, plus liées à la langue. Un bout de sa culture, par exemple, une tradition, ou une partie de son histoire.

— Et là, ce qu'on vient de voir ? C'était quoi ?

— Oh, lâche-t-elle en détournant les yeux. C'est... mon rêve, avoue-t-elle précipitamment. Ce que je veux le plus. Juste être quelque part sur Terre, avec mon frère, loin de tout cela. »

Ma gorge se noue.

« N'en parlez pas, demande-t-elle d'une voix un peu rauque. Je ne veux pas qu'Almyrokilia... ma mère... le sache. Ce n'est pas... le genre de vœu qu'elle apprécierait. »

Je m'attends à entendre mon frère marmonner que décidément, Az a tout d'un système solaire de fachos, mais il ne prononce pas un mot. Pendant un moment, nous restons tous les trois silencieux, dans l'odeur aigre des déchets en décomposition.

« On devrait rentrer », ajoute-t-elle finalement, semblant craindre que nous revenions sur ce qu'elle vient de dire.

Aucun de nous n'ose protester. Sur le chemin du retour, je reste plongée dans mes pensées. Vivre sur Terre, son plus grand rêve... Une bouffée de tristesse m'assaille. Elle a pris la vie de ma sœur, volé son identité, elle l'a contrainte à vivre dans une prison minuscule, torturée par des extraterrestres sans cœur. Je ne devrais pas la plaindre. Je ne devrais ressentir aucune compassion pour elle. Mais les faits sont là : je n'aurais pas aimé être à sa place.

En pénétrant dans la chambre de Lya, Amyltariaea pousse un cri.

« Tout va bien ? lance Papa.

— Oui, oui », dit-elle avec impatience.

Nous la suivons à l'intérieur. Un bout de papier est posé sur le rebord de la fenêtre. Elle s'avance avec lenteur et s'en empare d'une main tremblante. Elle manque le déchirer en le dépliant, le lit puis le froisse dans sa main. Livide, elle se dirige vers la sortie de la chambre.

« Eh ! protesté-je en lui bloquant le passage, qu'est-ce qu'il se passe ? »

Elle me bouscule et marche d'un pas raide vers l'escalier. Marc et moi nous élançons à sa poursuite. Elle se réfugie dans notre chambre.

« Qu'est-ce qu'il y a ? » crié-je en refermant la porte derrière nous.

Elle se retourne vers nous, le papier serré dans son poing tremblant. Ses yeux sont écarquillés par l'horreur.

« Qu'est-ce qu'il se passe, Amyltariaea ? insiste Marc.

— Je... ils... ils vont... »

Un frisson dévale mon dos. J'ouvre la bouche pour poser une question, mais l'angoisse noue mes cordes vocales et je n'arrive pas à prononcer un mot.

Amyltariaea ferme les yeux. Son poing se desserre, le papier tombe au sol. Elle nous fixe à nouveau de son regard insondable.

« Ils vont tuer votre sœur. »

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