Chapitre 8 - La pièce aux secrets (partie 1)

« L'Azan désireux de se procurer une zycarfa de quelque classe que ce soit est dans l'obligation d'obtenir un permis délivré par l'administrateur de son département. Tout Azan dérogeant à cette règle encourt la confiscation de tous les biens particuliers qu'il possède et un interrogatoire pouvant déboucher sur un emprisonnement. Tout éleveur fournissant une zycarfa à un Azan n'ayant pas présenté de permis encourt un interrogatoire pouvant déboucher sur un emprisonnement. »

— Article 1-26, Code animalier



CE QUI DOIT ÊTRE la zycarfa m'observe.

Son regard émeraude rivé sur moi semble disséquer mes pensées avant même qu'elles ne prennent forme dans mon esprit. Une impression s'insinue en moi avec la force d'une certitude : elle sait tout. Si je tente de ruser, de la tromper par quelque moyen que ce soit, elle saura. Je ne peux rien faire ; toutes mes tentatives seront vouées à l'échec parce qu'elle est en moi, elle m'espionne de l'intérieur.

Elle ne bouge pas.

Elle me scrute simplement, attendant que je fasse un mouvement, que je rompe le charme, me défiant de rester là, immobile devant elle. Et pourtant, je demeure figée. Pas par bravade, non – qui serait assez fou pour défier une telle créature ? –, mais parce que je ne peux pas remuer un muscle. Elle m'a paralysée. Je n'ai pas peur, je ne ressens rien d'autre qu'une écrasante impression de fatalité. Je n'ai plus aucune prise sur mon futur ; elle seule décide de ce qui adviendra, il ne me reste plus qu'à agir exactement comme elle l'a prévu. Mon esprit s'est détaché de mon corps, comme pour tenter d'échapper à sa tyrannie.

Ses yeux sont deux gouffres.

Deux gouffres d'un vert brillant et profond. J'en distingue chaque nuance, comme s'ils avaient envahi mon champ de vision. Le reste du monde n'a plus d'intérêt. Ses yeux sont deux gouffres dans lesquels je chute sans fin. Une immensité de vide, de vide vert – n'est-ce pas absurde ? Il n'y a rien dans son regard. Ni joie de m'avoir à sa merci, ni cruauté, ni haine, ni peur. Un vide si absolu qu'il en devient quelque chose.

Cela dure quelques minutes, ou peut-être plus ou peut-être moins. Puis l'une de ses pattes d'ours se détache du sol.

Aussitôt, ses yeux émeraude vides et pleins à la fois redeviennent de simples billes vertes et l'impression d'impuissance qui oppressait ma poitrine disparaît si vite qu'elle pourrait n'avoir jamais existé. Je détourne le regard, le souffle précipité comme après un effort physique... sauf que je n'ai rien fait, à part rester plantée devant ce monstre comme une idiote.

La zycarfa pousse une sorte de petit grondement, comme un chat mécontent, et tourne légèrement la tête pour que je l'observe encore. Instinctivement, je détourne les yeux. Ne pas croiser son regard. Elle m'a immobilisée. J'étais incapable de bouger, de lui résister ; n'importe quoi aurait pu arriver... Une vague d'angoisse manque me submerger.

Sa patte retombe au sol. Puissante. Peut-être est-ce mon imagination exacerbée par la terreur, mais j'ai l'impression de sentir le sol trembler.

Je dois fuir.

Je parviens enfin à me détourner et fais volte-face, sans me retourner, de peur qu'elle m'hypnotise à nouveau. Retrouvant enfin l'usage de mes jambes, je me mets à courir. Très vite, la vague de terreur qui m'a ramenée à moi-même se dissipe. Je me sens étrangement détachée de la situation, comme si cette fille qui court dans ces souterrains avec ce cauchemar sur pattes aux trousses n'était pas vraiment moi.

Si Malo, le compagnon de mon oncle, était là, il me parlerait sûrement de dissociation, ou quelque chose comme ça. Je l'ai déjà entendu en discuter avec Maria. J'espère juste que je ne me retrouverai pas avec un trouble de l'identité, si je survis. Ce serait un peu dommage.

Non. Je dois rester dans le présent, pas me laisser emporter par mes pensées. Me concentrer sur des observations simples. Je jette un regard derrière moi, très vite, craignant de croiser celui de la zycarfa. Désavantagée par son poids, elle est plus lente que moi et perd de la vitesse dans les virages, peinant à mouvoir son corps pataud.

Malheureusement, l'endurance paraît compenser cette faiblesse. Après quelques minutes de course effrénée, mes jambes me brûlent et mes poumons semblent avoir explosé dans ma cage thoracique. Je ralentis inexorablement. L'allure de la bête se maintient. Elle avance, impassible et régulière. L'angoisse comprime à nouveau ma gorge et rend ma respiration plus difficile encore ; je vais craquer, il faut que je m'arrête...

Inutile de paniquer. Calme-toi, m'ordonné-je. Pense à Marc, à Lya... Voilà. Inspire, expire. Inspire, expire. Inspire, expire. Inspire, expire. Inspire, expire. Inspire, expire. Inspire, expire... Allez, encore. Inspire, expire...

Je me laisse bercer par le rythme, inspire, expire, et je continue à courir, m'interdisant de ralentir puisque la vitesse est mon seul atout. Les souterrains consistent surtout en une suite de couloirs sans logique apparente, ce qui me permet de tourner le plus possible. La zycarfa peine dans les virages. La satisfaction occulte la douleur.

Au bout de quelques minutes, cependant, le manque d'agilité de la bête ne suffit plus à me donner du courage. L'essoufflement devient intolérable. Mes exhortations mentales, si déterminées et inflexibles soient-elles, ne me suffisent plus. Derrière moi, le monstre avance, toujours lent, mais toujours aussi vaillant.

La zycarfa va me rattraper, c'est inéluctable. Quoi que je fasse, elle gagne du terrain, elle vaincra. Je suis impuissante. Et... Je tente de l'écarter, mais le mot se fraye de force un chemin dans mon esprit. Condamnée.

Et pourtant, portée par un espoir absurde, je cours le plus vite possible, si vite que je vois à peine où je vais... si vite que lorsque je me rends compte que je fonce dans un cul-de-sac, il est déjà trop tard.

Lorsque je percute le mur, j'ai l'impression que mon nez et mon front explosent sous l'impact. Je titube et manque de tomber en arrière. Je parviens à me stabiliser, touchant mon visage pour m'assurer qu'il est intact. Mes doigts se couvrent de sang. Je me retourne juste à temps pour voir la bête avancer vers moi.

Je me glisse sur le côté alors que le premier coup fuse, empli de puissance, mortel. Il aurait atteint ma tête si je n'avais pas bougé. Je ne cesse de me déplacer, à gauche, à droite, irrégulièrement, sinon la zycarfa m'aura. Il y a un mètre entre les deux parois ; son corps occupe soixante-dix centimètres environ. La contourner sera difficile. Je tente de me glisser entre elle et le mur, mais elle se déplace, manquant m'écraser.

Ses yeux se plongent dans les miens.

Le monde disparaît.

Je me noie dans son regard sans âme, son regard vide de tout, comme une pièce après un déménagement. Je m'y perds. Alors je lui invente des pensées et des émotions, parce qu'il faut remplir ce silence. Je peins sur les murs nus de la rage, de la joie et de la haine. Je colore son âme absente...

Une de ses pattes se projette dans ma direction.

Je reviens brusquement à moi, juste à temps pour me jeter sur le côté. Le coup puissant destiné à ma tête atteint mon épaule. Je n'ai même pas le temps de sentir la douleur. Mon élan me propulse à terre, tandis que la patte du monstre frappe à nouveau et atteint la roche à deux centimètres de ma poitrine. Je me recroqueville sur moi-même, haletante et terrifiée, à nouveau pleinement consciente de mon corps et de mes émotions. La zycarfa se tourne et m'étudie attentivement ; je détourne les yeux. C'est vraiment ça. C'est son regard.

J'évalue la situation du regard et tente le tout pour le tout. Je roule sous sa patte tendue aussi vite que possible ; elle s'abat brusquement sur moi, mais c'est trop tard. J'atterris derrière la zycarfa, mes jambes enroulées au-dessus de ma tête. Le temps qu'elle se retourne, je me suis relevée et la course reprend. Malgré l'épuisement qui s'est infiltré en moi – ces contacts visuels me vident de mon énergie –, je me sens calme et suis soulagée de constater que je ne m'essouffle pas trop vite.

Je tourne toujours régulièrement ; à plusieurs reprises, j'entends la zycarfa se cogner. Je compte – une, deux, trois, quatre bosses... Autant de points pour moi ; elle aussi s'épuise. Un sourire amer retrousse mes lèvres.

Je trouve rapidement une méthode pour ralentir le moins possible aux embranchements ; j'attrape la paroi du côté vers lequel je veux tourner, et l'utilise comme axe de rotation. Je gagne du terrain.

Après une demi-heure de course effrénée, je m'arrête enfin, incapable de continuer. Je suis arrivée dans une salle d'une vingtaine de mètres de large, au fond de laquelle se trouve une mare. Les mains sur les genoux, je tente désespérément de reprendre ma respiration. La zycarfa se trouve assez loin derrière, mais je ne doute pas qu'elle finisse par me rattraper.

Il faut que je trouve un moyen d'en finir. Si cette course s'éternise, elle me rattrapera.

Ayant enfin retrouvé mon souffle, je m'approche de la mare, les jambes tremblantes. L'eau est pure et claire ; elle est plus profonde que ce que je pensais, quelques mètres peut-être, mais je ne peux pas l'évaluer précisément. Elle est également assez large, je pourrais m'y allonger sans toucher ses parois ; il s'agit plus un bassin que d'une mare, finalement.

Je fronce les sourcils, soudain intriguée. L'eau ne devrait pas être aussi transparente si elle était stagnante... Comment est-ce possible ? Ce genre de chose est peut-être différent sur Az. Mais il faut que je trouve une solution. Je scrute désespérément le bassin ; malgré la transparence de l'eau, je ne distingue pas la paroi du fond. Prise d'une soudaine intuition, je saute dans l'eau. La morsure du froid m'arrache un frisson. Je nage vers l'autre bord du bassin et constate effectivement que le mur du fond s'interrompt un mètre sous la surface de l'eau, laissant place à ce qui semble être un tunnel.

Je n'hésite pas longtemps avant de me décider. Je prends une grande inspiration, plonge et m'engouffre dans le tunnel, ignorant l'appréhension qui me saisit. Nager me fait du bien, malgré tout. Je me sens dans mon élément – comme si j'étais de retour chez moi. Je n'ai pas le temps de m'attarder sur cette sensation. Je nage dans le tunnel en tentant d'aller le plus vite possible tout en économisant mon énergie, les yeux grand ouverts pour repérer la sortie.

Sauf que je ne la vois pas. Mes vêtements alourdis par l'eau me tirent en arrière. Je contiens comme je peux ma panique. J'ai la place de me retourner dans ce tunnel, mais aurai-je le temps de faire demi-tour ? Non, je ne peux pas renoncer maintenant... La zycarfa est peut-être déjà arrivée dans la salle que je viens de quitter, il faut que je continue.

Mes poumons menacent à nouveau d'exploser lorsque mes yeux écarquillés détectent une lumière différente. L'excitation et l'espoir me portent en avant. La lumière est de plus en plus vive. Le tunnel s'élargit autour de moi, il n'y a plus une seule molécule de dioxygène dans ma poitrine, je débouche dans un bassin semblable à celui que j'ai quitté tout à l'heure, je dois respirer... Ma tête crève la surface de l'eau quelques instants avant que je cède. Je gagne maladroitement la rive. Je tremble de tous mes membres. J'aurais pu mourir. J'aurais pu mourir.

Pendant quelques minutes, je reste affalée sur le flanc, tentant vainement de retrouver une respiration normale. Je crois que je pourrais m'endormir ici ; l'épuisement engourdit mes membres, je me sens si lourde, si faible...

Non !

Si je me laisse sombrer, le monstre me trouvera – lui ou un autre. Je ne reverrai pas Marc, Lya, Papa. Je ne rentrerai jamais sur Terre.

Je me mords la joue jusqu'au sang, espérant me faire réagir, puis je me lève. Mes jambes tremblent tellement que je crains qu'elles ne puissent pas soutenir mon poids, mais elles se stabilisent après quelques instants. Mes vêtements trempés se collent à mon corps. J'observe la salle dans laquelle j'ai émergé.

Le bassin est de la même taille que celui de la première pièce, mais l'eau s'écoule par un autre tunnel dont je ne distingue pas le bout. Je cherche des yeux la source, sans la trouver ; toute cette eau ne peut pourtant pas venir de nulle part... Puis un bruit d'éclaboussures me perce les oreilles, un paquet d'eau tombé du plafond s'est déversé dans la mare. Environ une minute après, le phénomène se reproduit. Le bassin se remplit parce que quelque chose au-dessus de lui déborde... Étrange, mais inutile, pensé-je, revenant à l'urgence qui m'occupe.

Un éboulement est survenu près du bassin ; le sol est jonché de pierres de toutes tailles. Une idée émerge dans mon esprit embrumé. À moins que la zycarfa ne sache pas nager, ce qui serait assez improbable, elle me suivra sûrement par le tunnel sous l'eau... Autant lui rendre la tâche un peu plus difficile. J'avise la plus grosse pierre tombée au sol à cause de l'éboulement. Il s'agit plutôt d'un rocher, haut d'un peu moins d'un mètre. Assez pour bloquer l'accès au tunnel. Dans son état normal, elle n'aurait aucun mal à le pousser, mais après une traversée en apnée...

Ça se tente. Du moins si je suis capable de faire basculer le rocher dans le bassin. Mais ça ne coûte rien d'essayer, si ?

Par chance, le rocher est sphérique et le terrain devant lui plutôt plat. Après avoir écarté du pied quelques petites pierres, je pose un pied contre le mur et pousse le rocher des deux mains. Après un instant suspendu, il commence lentement à rouler. Je le pousse encore, il s'approche du bassin et...

Sur le point de basculer, il bute contre un petit rebord formé par la roche, qui court tout le long du bassin.

J'insiste pendant quelques instants, poussant le rocher avec de plus en plus de force, mais il demeure totalement immobile. Le visage brûlant, la peau moite de sueur et le souffle court, j'abandonne finalement. Je m'accroupis à côté du rebord et l'examine, cherchant une faille. Je tente de gratter la roche avec mes ongles, sans succès. Je saisis alors une petite pierre, dans le but de la frapper contre le rebord pour la fragiliser...

Mais dans mon mouvement, je heurte la roche juste en-dessous du rocher, fragilisant son équilibre. Il se met à rouler. Pas vers le bassin. Vers moi.

Épuisée, essoufflée, je suis incapable de m'écarter à temps. Le rocher me percute en pleine tête. Je bascule comme dans un rêve. Sonnée par le choc, je ne peux que cligner des yeux.

Mon corps chute lourdement. Percute le fond du bassin. Je sens ma tête heurter le sol, une nouvelle fois. Je n'ai même pas mal. Je n'ai pas l'impression d'être là, à vrai dire. Je bats mollement des bras, tentant de remonter à la surface... En vain.

Je devrais agir. Je ne peux plus respirer. Bientôt, j'arriverai à court de mes réserves d'air et je me noierai pour de bon. Mais je me sens partir... C'est si difficile de rester à la surface de ma conscience, qu'on ne me demande pas en plus de gagner celle de l'eau. Non, je ne peux pas... C'est trop difficile. Je ne peux plus me battre.

Je sombre...

Je vais mourir.

Quelle importance ?

Je ne sens même pas l'eau envahir mes narines. Mon esprit divague, mon esprit se perd... Je ne sens plus rien. Juste les bras de la Mort qui caressent ma peau. Elle me porte, m'emmène je ne sais où, je m'en fiche, je veux juste... dormir... oublier...

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