Chapitre 8 - Douleur brumeuse (partie 1)

« Faire sentir ma présence. C'est ce que j'apprends, pour utiliser ma Faculté. Après avoir passé la moitié de ma vie à me faire oublier, j'ai du mal à m'y faire. Effacer mes traces dans le présent mais en laisser pour le futur... »

— Auteur inconnu, Le Cœur du Monde, date inconnue



MON CŒUR FRAPPE MES CÔTES de coups désordonnés. La simple vue d'Amylokirlia me force à revoir ce que j'avais voulu oublier. Le regard vide de Maman. Le visage de Louis crispé par la colère, caché dans l'ombre. Elle est en moi, dans ma tête, omniprésente. Je n'ai plus rien. Mes moindres émotions exposées, décortiquées. Aucune échappatoire, sinon ne plus penser. Me réfugier à l'extérieur de mon propre crâne.

« Vous n'êtes que tous les trois ? »

Sa voix me parvient de loin ; elle doit traverser les couches de souvenirs et d'images que sa présence m'a imposées. Je m'y accroche pourtant. Je dois revenir à la réalité, ne pas me laisser emporter par ce tourbillon de pensées. Je serre les poings et enfonce mes ongles trop longs dans mes paumes. La douleur me fera revenir.

Marc s'est figé, tétanisé par la menace de l'arme pointée sur lui. Lya aussi est immobile, les yeux mi-clos. Elle contacte probablement Amyltariaea ou Ererakinalc...

« Ouvre les yeux, ordonne Amylokirlia, qui doit avoir supposé la même chose que moi. Cela ne sert à rien de leur demander de l'aide, ils ne pourront rien faire pour vous.

— Alors pourquoi vous cherchez à m'en empêcher ?

— Avance. Où est Amyltariaea ?

— Loin, et c'est tant mieux pour elle », répliqué-je sans pouvoir m'en empêcher.

Amylokirlia pivote vers moi.

« Tu n'as pas encore appris à maîtriser ta langue ? Tant pis pour toi. Sortez. Inutile de fuir, Amortinokeb est à l'extérieur. »

Résignée, je passe devant elle et me glisse entre les deux rochers qu'elle m'indique. À peine m'en suis-je extirpée qu'une main broie mon poignet. Amortinokeb. Il me tire en arrière ; je me débats par réflexe, mais il resserre son emprise sur mon bras et me plaque contre le mur. Lorsque Lya nous rejoint, il la saisit par le coude. Elle ne résiste pas. Marc se glisse à son tour dans le passage entre les rochers. Le pistolet d'Amylokirlia est collé contre son front.

Je ressens à nouveau la terreur primaire qui m'avait envahie lorsqu'Anacoluthea me menaçait de son arme, la froideur du canon du pistolet, la mort qui semblait si proche. Je voudrais faire un signe à mon frère, je ne sais pas quoi, mais déjà Amortinokeb s'est mis en marche et je n'ai d'autre choix que le suivre.

Les murs ocre défilent sous mon regard las. Nous ne parviendrons jamais à nous enfuir, cela me semble de plus en plus évident. J'aimerais croire qu'Amyltariaea, Ererakinalc et Tomas ont retrouvé Aeltylimleb, récupéré le vélo et quitté Az, mais j'en doute. À leur place, nous ne l'avons pas fait. Amylokirlia avait peut-être raison de s'étonner que nous soyons restés pour sa fille. Cela n'a pas de sens. En voulant sauver Amyltariaea, j'ai sacrifié mon frère et ma sœur. Aurais-je agi ainsi si j'avais su ce qu'il se passerait ?

« Nous arrivons, annonce Amortinokeb.

— Vérifie les alentours. »

Nous nous trouvons à nouveau devant les sept portes. Son pistolet toujours collé à la tempe de Marc, Amylokirlia les observe avec attention. Amortinokeb nous conduit près de celle couverte d'or, que Lya fixe avec méfiance, puis il s'éloigne sans un mot. Amylokirlia fait signe à Marc de nous rejoindre.

« Maintenant, Lya, lâche-t-elle d'un ton calme. Force ta sœur à ouvrir cette porte, tu n'auras pas d'autre opportunité.

— Je vous l'ai dit, je ne sais pas comment faire. Vous ne m'avez rien expliqué. »

Lya a parlé d'une voix égale, mais ses yeux rivés sur l'arme d'Amylokirlia, toujours pointée sur Marc, démentent son attitude indifférente. La femme secoue la tête. Je devine sa colère, mais elle aussi feint le calme. Quelques minutes s'écoulent dans le silence. Lya fixe toujours Amylokirlia. Enfin, Amortinokeb nous rejoint, brisant la tension.

« Personne, annonce-t-il.

— Parfait. Nous aurons besoin de... pression. Au moins trois. Et pas de transferts. »

Amortinokeb acquiesce et tourne les talons.

« C'est ta dernière chance de le faire de ton plein gré, me lance Amylokirlia en avançant d'un pas. Ensuite, ta sœur sera forcée de m'aider. Elle m'a prouvé qu'elle en était capable.

— Je ne peux pas le faire, je vous l'ai dit. Et Lya ne peut pas m'y obliger. C'est comme ça.

— Je ne me suis pas trompée, réplique-t-elle en plissant ses yeux vert brillant. Tu en es capable et Lya est en mesure de faire ressurgir cette capacité. Je le sais. »

Une nouvelle fois, son regard exalté et son ton trop convaincu m'effraient. Je ne sais pas faire ce qu'elle attend de moi, consciemment ou non, mais elle n'entendra jamais raison. Elle y croit, à cette prophétie absurde, à cette pièce qu'il faudrait ouvrir et à ma capacité à le faire.

Comment peut-on en venir à se persuader d'une idée aussi stupide, à y croire envers et contre tout, à ne vivre que pour cela ? Comment peut-on placer tout son espoir dans une chose aussi ténue ? À quel niveau de désespoir, de désillusion doit-on parvenir ? Nous ne sommes pas les seuls à jouer notre vie, je le réalise soudain. Amylokirlia ne risque pas la mort, mais si elle n'atteint pas son but, son existence s'écroulera. Si je me fie à ce qu'ont dit sa fille et son père, à ce que je constate, elle a construit sa vie entière autour de cette « pièce aux secrets ».

« Si, intervient soudain Marc avec défi, vous vous êtes trompée. Désolé pour votre obsession, mais ce n'est pas nous qui allons vous aider.

— Tu ne comprends rien », rétorque-t-elle.

Marc prend une brève inspiration et je devine qu'il rassemble son courage.

« Oui, je sais, je ne suis qu'un pauvre mortel incapable de saisir ces affaires spirituelles... En attendant, je ne veux pas briser vos rêves, mais les choses ne vont pas avancer comme ça.

— N'espère pas que je perde mes moyens. Vous ne parviendrez pas à fuir. À la moindre tentative, je tire et tu le sais très bien.

— C'est marrant, vous ressemblez pas mal à votre fille quand elle essaie de cacher sa peur.

— Marc, arrête ça », sifflé-je, terrifiée.

Cela ne lui ressemble pas de se mettre en danger ainsi. Mais même s'il a raison, nous ne parviendrons pas à faire sortir Amylokirlia de ses gonds. Elle ne se laissera pas faire comme sa fille. Elle est furieuse, peut-être, elle est engoncée dans ses croyances absurdes... mais elle conservera son calme.

« Ta sœur a raison. C'est inutile.

— Pas plus que vous ! On ne peut pas vous aider, vous pensez pas qu'on l'aurait fait sinon ? Vous avez un putain de flingue braqué sur moi ! »

Je tressaille. Je revois Marc gifler Amyltariaea, excédé par son refus de répondre. Mon frère perd rarement son calme. Quand il explose, c'est qu'il ne voit pas d'autre issue.

Je voudrais lui chuchoter que tout ira bien, que nous nous en sortirons, mais je n'y crois pas moi-même. Je n'ai pas la force de m'en persuader. Je veux juste qu'il ne meure pas, puisqu'Amylokirlia a dit qu'elle pourrait le laisser partir. Je veux que tout cela prenne fin. En cet instant, je crois que si j'avais un moyen d'ouvrir cette pièce ou d'accéder à n'importe laquelle des demandes d'Amylokirlia, je le ferais. Sans souci de morale ou même de logique.

Des pas derrière nous nous interrompent. Amortinokeb est revenu ; devant lui marchent trois jeunes filles, cheveux sales et emmêlés, jambes maigres, vêtements en haillons, longs ongles crasseux, collier fin autour du cou. Leur vue ne m'attriste plus ; imaginer ce qu'elles pourront nous faire ne m'effraie plus. Que tout se termine, d'une manière ou d'une autre.

« Reliez-nous », ordonne calmement Amylokirlia en désignant Lya.

Elles s'avancent docilement. Je reconnais celle qui est déjà venue, qui m'avait demandé ce qui était arrivé à Vingt-Sept. Elle évite mon regard. Je n'ai pas la force de lui en vouloir, de toute façon. J'ignore ce que cet endroit peut faire d'un humain.

Face à face, Lya et Amylokirlia conservent un visage impassible. Une fois de plus, le combat se déroule dans le secret de leurs esprits – de leur esprit. Aucune trace dans le monde réel. Aucun indice sur ce qui s'y déroule. Les filles sont trois désormais ; le nombre doit accroître la force de la connexion... Je fixe le visage figé de ma sœur, priant pour qu'elle résiste.

Les doigts de la main droite d'Amylokirlia pianotent sur ses cuisses, les respirations sifflantes et régulières des trois filles emplissent le silence et rythment notre attente. Nous regardons même si nous ne savons rien, avec l'illusion que notre attention se révèlera utile.

Nous patientons, à l'affût, le cœur au bord des lèvres, proches de la panique. Personne à l'exception d'Amylokirlia ne fait un mouvement ; les doigts tendus des trois filles ne tremblent pas, je n'ose pas tourner la tête. Tout est trop immobile, les bruits trop réguliers, comment savoir si le temps ne s'est pas arrêté ? Si nous n'allons pas rester figés pour l'éternité dans cette attente ? Il semble impossible qu'elle prenne fin.

Puis les doigts se rétractent. Sans précipitation, d'un geste naturel. Les bras des filles retombent le long de leur corps, Lya et Amylokirlia restent immobiles, les yeux dans les yeux. Ma sœur bouge la première, son corps vacille. Le temps que je parvienne à reprendre le contrôle du mien, à étendre ma volonté jusqu'au bout de mes jambes, jusqu'à chacun de mes muscles, le temps que je m'avance pour la soutenir, elle s'est déjà effondrée au sol. Amylokirlia tend le bras pour s'appuyer contre le mur. Son pistolet tremble dans sa main gauche.

Si j'arrive à le lui prendre...

Amylokirlia semble avoir deviné ma pensée, car elle le lance en arrière, dans la direction approximative de son compagnon. Celui-ci se précipite vers l'arme, la saisit au vol et la pointe sur mon frère, toujours immobile.

« Recule », articule-t-il.

J'obéis, mon minuscule espoir anéanti. Inutile d'y croire. Amylokirlia reprend son souffle, les deux mains à présent plaquées sur la paroi. Lya se recroqueville sur elle-même. Son état ne semble pas s'améliorer aussi vite que celui de son adversaire ; alors que la femme se redresse, elle tremble toujours, incapable de se relever. Amylokirlia a-t-elle réussi à lire dans son esprit ? Qu'a-t-elle vu ? Est-ce qu'elle lui a fait du mal d'une manière ou d'une autre ?

« Lya... » murmuré-je d'une voix rauque, mais elle ne réagit pas.

Amylokirlia l'observe sans rien dire, sans sourire, d'un regard analytique. J'ignore ce que cela signifie, tout comme j'ignore pourquoi Lya en souffre autant cette fois. Peut-être qu'elle a su résister, que c'est ce qui l'a épuisée... oui, peut-être... si elle avait cédé, elle ne serait pas aussi affaiblie, si ? La stupidité de mon raisonnement me frappe mais peu importe, je veux y croire, je veux que tout aille bien. Amylokirlia se tourne vers Amortinokeb.

« « Elle a caché beaucoup de choses, annonce-t-elle sans sembler déçue, mais j'ai pu apprendre des informations intéressantes. Il faut que nous en discutions.

— Veux-tu que j'amène des cordes pour les attacher ? »

Elle hésite, jette un regard méfiant aux portes, puis me considère quelques instants.

« Cela ne suffira peut-être pas, ici, lâche-t-elle finalement. Nous allons plutôt projeter une barrière d'Erschrecken. Aidez-moi », ajoute-t-elle en faisant un signe aux trois filles.

Elles se placent à côté d'Amylokirlia, qui lève le bras gauche. Un bracelet doré y brille, semblable à celui d'Ererakinalc. Elle se concentre, semblant tirer son énergie de ses complices. Après quelques secondes, leurs silhouettes se brouillent sous mes yeux, puis redeviennent nettes et droites. Les filles titubent.

« Je vous conseille de ne pas tenter de franchir cette barrière », nous lance Amylokirlia.

Puis elle tourne les talons et disparaît dans un tunnel, suivie des filles et de son compagnon. Marc et moi nous précipitions vers Lya, qui a réussi à se redresser mais tient sa tête à deux mains en gémissant. Nous nous agenouillons à côté d'elle ; elle lâche son crâne mais une grimace de douleur déforme son visage.

« Qu'est-ce qu'il s'est passé ? s'enquiert Marc d'un ton calme. Qu'est-ce qu'on peut faire ?

— Ça va... passer, articule-t-elle avec difficulté, il... il faut juste... attendre. »

Sa respiration hachée s'apaise peu à peu, elle se relève, les jambes tremblantes. Elle s'adosse aussitôt au mur ; je tente de la soutenir, mais elle secoue impatiemment la tête.

« Je lui ai montré un souvenir pour qu'elle nous laisse seuls. Mais... C'est épuisant.

— Quel souvenir ?

— Maman... » Elle hésite, puis reprend : « Maman est venue me voir plusieurs fois. Pour me donner des conseils pour résister aux... attaques d'Amylokirlia.

— Sheherazada... souffle Marc, les yeux plissés.

— Il faut qu'on traverse sa barrière, coupe Lya. Je ne sais pas ce que c'est, mais il faut essayer. Nous ne pouvons pas rester là. »

Marc et moi échangeons un regard stupéfait.

« D'habitude, c'est nous qui proposons les idées stupides... fais-je remarquer.

— Nous n'avons pas le choix. Et nous tuer n'est pas dans l'intérêt d'Amylokirlia. »

Elle n'a pas tort... Amylokirlia a besoin de nous, ou du moins c'est ce qu'elle croit. Mais elle nous a prouvé que la mort n'est pas la seule chose que l'on puisse infliger à quelqu'un.

« Lya, c'est une barrière, c'est fait pour nous retenir. On n'y arrivera pas.

— Il faut qu'on essaie. On ne sait jamais, peut-être qu'on réussira à passer. J'ai prévenu Amyltariaea, ils reviendront peut-être pour nous aider. Tu veux qu'ils le fassent pour rien ? »

Je secoue la tête – bien sûr que non, mais est-ce une raison pour risquer de traverser une barrière dont nous ne savons rien ? J'ai l'impression que nos rôles se sont inversés, comme si l'audace de Lya m'incitait à la prudence. Marc hésite lui aussi, puis finit par acquiescer.

« Il faut qu'on tente. Qu'on sache au moins de quoi cette barrière est faite. Peut-être qu'on trouvera une idée pour la traverser ensuite, même si on n'y arrive pas du premier coup.

— Vous êtes tous les deux devenus plus cinglés que moi, c'est dingue.

— Je doute que ce soit scientifiquement possible, ironise Lya sans un sourire.

— Mais... tu es sûre que c'est une bonne idée ? »

Elle me fixe en secouant la tête, avec un air accablé qui me rappelle celui de Yannis quand, âgée de quatre ans environ, je lui ai demandé pourquoi nous étions tristes pour Maman alors qu'elle, elle n'en avait rien à faire. La tristesse mêlée de lassitude de l'adulte lorsque la naïveté enfantine appuie là où ça fait mal.

« Comment veux-tu qu'on soit sûrs de quoi que ce soit ?

— Je...

— Y'a pas de certitudes, je te l'ai déjà dit, pas de morale à suivre. Faut juste agir au mieux.

— Ça veut dire quoi, au mieux, s'il n'y a pas de morale ?

— Tu crois vraiment que c'est le moment d'en discuter, Iris ? Tu penses qu'on est assis en rond dans un salon autour d'un café ? s'emporte-t-elle, ses joues pâles se colorant de rouge. Désolée de te décevoir, on est dans la merde, on n'a pas le temps pour les questions philosophiques. Quand Amylokirlia reviendra, elle se démerdera pour qu'on lui obéisse puis elle nous tuera. C'est tout. La question n'est pas si ça risque de mal tourner, mais quelle option tournera moins mal que l'autre, et c'est clairement pas la tienne. »

Malgré moi, j'ai reculé d'un pas pendant sa tirade. Je n'étais plus habituée aux éclats de colère de ma sœur. Son souffle se calme, mais ses yeux noirs furieux restent rivés aux miens.

« On n'a juste pas le choix, ajoute-t-elle avec plus de douceur.

— Oui... murmuré-je à contrecœur. Mais... D'accord. »

Je croise le regard de Marc, qui m'adresse un sourire mi-narquois, mi-encourageant. Devant nous, la barrière se dresse, totalement invisible ; seules les paroles d'Amylokirlia nous indiquent qu'elle est là.

« Allons-y », ordonne Lya.

L'angoisse noue soudain ma gorge comme un serpent. Sans se concerter, nous prenons une longue inspiration puis nous avançons vers la barrière. Marc a un mouvement de recul.

« Il ne faudrait pas... »

Mais Lya et moi continuons à avancer. J'ai peur de ne pas oser avancer si je m'arrête une seule seconde. Nous marchons sans que rien ne se produise... Ne devrions-nous pas nous heurter à un mur invisible, ou je ne sais quoi d'autre ? Je me tourne dans la direction de ma sœur... mais je ne la vois pas. Une brume légère mais opaque s'est levée tout autour de moi, sans que je m'en aperçoive. Ses filaments froids s'enroulent autour de mes poignets et s'insinuent en moi par chaque orifice de mon corps.

« Où t'es, Lya ? C'est pas le moment de... »

Des bruits de pas m'alertent et je tourne la tête. Amylokirlia se précipite vers nous, pistolet en mains, en criant des mots que je ne comprends pas. Son arme est pointée vers un point à côté de moi. Marc. La terreur me paralyse...

... Elle tire.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top