Chapitre 8 - De l'autre côté (partie 2)

Il y a un instant de silence. Un éclat de rire tente de franchir mes lèvres, mais celles-ci restent scellées. Elle n'a pas l'air de plaisanter. Un bref instant, je me demande où est la caméra cachée. Peut-être que tout cela n'est qu'une gigantesque blague, que Lya se moque de nous depuis le début. Mais c'est si improbable...

« Tu rigoles », marmonne Marc sans y croire.

Elle secoue la tête.

« Je ne vous mens pas. Je suis une extraterrestre, explicite-t-elle nerveusement.

— Et pourquoi on devrait te croire ? » objecte-t-il.

Elle lève les yeux au ciel.

« Regarde-moi dans les yeux.

— Euh...

— Si je voulais te faire du mal, je n'aurais pas attendu jusqu'ici. »

Il soupire, mais se rend à ses arguments et plante son regard dans les siens. Ils restent ainsi, les yeux dans les yeux, pendant une trentaine de secondes. Amyltariaea finit par détourner la tête et Marc bascule aussitôt en arrière. Je me précipite vers lui et le retiens avant qu'il ne se cogne contre le bureau. Son visage est blanc comme la craie, ses yeux révulsés. Sa poitrine se soulève faiblement. Je l'allonge au sol et jette un regard noir à Amyltariaea.

« Il va se réveiller, se défend-elle aussitôt.

— Marc, lancé-je. Marc ! »

Il ouvre les yeux et cligne des paupières.

« W... Was?

— Marc ! Tout va bien ?

Alles gut », réplique-t-il d'une voix pâteuse.

Je fronce les sourcils et jette un regard paniqué à Amyltariaea.

« Il parle allemand !

Was? Ich spreche kein Deutsch! proteste Marc.

— Euh, quoi ? »

Amyltariaea soupire, s'assied à côté de lui et lui murmure quelque chose en allemand. Mon frère lui répond d'un ton furieux, puis paniqué. Elle se lance dans une longue explication qu'il interrompt régulièrement par des « Ja, ja ». Au bout de ce qui me semble une éternité, il parle à nouveau français :

« C'est bon, j'ai arrêté avec cette langue de merde ?

— Oui, lui assuré-je, soulagée. Dommage que ç'aie pas été l'espagnol, t'aurais pu avoir plus de neuf sur vingt, pour une fois. »

Il ne réagit pas à ma pique et observe Amyltariaea avec insistance.

« Je t'ai transmis l'allemand, lui signale-t-elle. Transmettre des langues est une de nos... facultés.

— Ça ne prouve rien, contre-t-il.

— Cela prouve que je ne suis pas comme vous. Veux-tu que je transmette ma langue à ta sœur, pour être sûr que cela fonctionne ? »

Il secoue la tête avec humeur.

« Ça ne prouverait toujours rien.

— Je suis désolée, je n'ai rien de mieux. Mais tu as tout intérêt à me croire.

— Marc, tu as vu son nom ? "Amyltariaea". Ça fait clairement pas terrien, non ? »

Il soupire.

« Ça pourrait avoir un milliard d'explications. Vas-y, explique-moi, lui lance-t-il avec défi, comment vous les choisissez vos noms ? »

Elle se rassied sur le lit. Marc s'installe sur le bureau, le plus loin possible d'elle, et je tire la chaise pour m'y laisser tomber. Nous nous évaluons un instant du regard.

« Je vis dans un système composé de vingt-six planètes, commence-t-elle. Chacune a un nom qui commence par une lettre de l'alphabet : Belize, Gzoljo, Ioan, Parma, Xanax... La mienne s'appelle Alora. Sur chaque planète, il y a vingt-six continents et leurs noms suivent le même principe. Nous habitons Moray. La même procédure pour les autres unités géographiques. Mon pays est Yenne, ma région Lavrtv, mon département Tifton, ma ville Aritam, mon arrondissement Roll, ma rue Irano, mon immeuble Altran et mon appartement Elia, énumère-t-elle avec une aisance confondante.

— Elia ? » répété-je sans pouvoir m'en empêcher.

Mon amie adorerait avoir un appartement à son nom. Je réprime cette pensée parasite.

« "Continent", relève Marc en plissant les yeux, "pays", "département"... Tu vas me faire croire que vous avez donné à vos trucs les mêmes noms que nous ?

— Je ne fais qu'adapter nos notions dans votre langue. Si cela peut te rassurer, nous n'y attribuons pas du tout la même importance. Un "pays" chez nous n'a pas la même valeur que sur Terre.

— Et quel rapport avec vos noms ?

— Si vous prenez les premières lettres de chaque nom, ça fait A. M. Y. L. T. A. R. I. A. E. ; la lettre à la fin indique l'ordre de naissance. Je suis l'aînée, c'est donc A.

— OK, c'est cohérent, admet Marc. Votre prénom dépend de là où vous habitez ?

— Seulement pour les enfants, cela dit. Nous déménageons à l'âge adulte. Mon frère s'appelle donc Amyltariaeb, ma mère Almyrokilia et mon père Zlurtinokab.

— Et si les enfants déménagent ? s'enquiert mon frère.

— On ne déménage pas.

— Mais pourq...

— C'est pas le moment », coupé-je.

Il se raidit sur le bureau, jette un regard furtif à Amyltariaea.

« Il faut qu'on en apprenne le plus possible, Iris. Si on doit y aller, faudra qu'on s'y connaisse un minimum. »

J'acquiesce. Cela me semble totalement irréel – peut-être est-ce un mécanisme de défense de mon cerveau. Bien utile en tout cas... Amyltariaea ne proteste pas. Elle fixe Marc sans sembler le voir.

« Pourquoi ce système ? demande alors mon frère.

— Pour la praticité. Le prénom d'un enfant suffit à connaître l'endroit où il habite, et à savoir s'il est l'aîné ou le cadet de sa famille.

— Il y a toujours deux enfants dans une famille ? » m'étonné-je.

Elle grimace, semblant mal à l'aise.

« Presque toujours. Un couple de parents adopte un enfant, puis un autre quelques années après. Les enfants doivent être de sexes différents. Certains peuvent adopter trois enfants, mais cela reste rare.

— Donc, en vrai, tu n'es pas la sœur d'Amyltariaeb ?

— Biologiquement, non.

— Mais pourquoi vous ne faites pas vous-mêmes des enfants ? Vous aimez pas ça ? Vous pouvez pas ? »

Marc ricane d'un air gêné – les hormones... – mais Amyltariaea, elle, semble horrifiée.

« Les faire ? grimace-t-elle. Non, c'est... primitif. À sa majorité, chacun donne quelques gamètes qui...

— Gamètes ?

— Vous n'apprenez rien, en biologie ? demande-t-elle d'un air étonné. Les gamètes sont les cellules reproductrices – l'ovule pour la femelle, le spermatozoïde pour le mâle. »

Super. Il ne me manquait qu'un cours de bio dispensé par une extraterrestre pour avoir l'impression de nager en plein délire.

« Les gamètes prélevés sont mis en culture et les cellules-œuf présentant le "meilleur" ADN » sa voix se charge brutalement d'amertume « sont sélectionnées. Les fœtus grandissent et sont envoyés dans différentes villes. C'est... plus pratique, paraît-il.

— Et il se passe quoi, si vous faites des enfants, euh... biologiquement ?

— Il ne se passe rien. Personne ne ferait ça ! Tu imagines, être pleine, puis mettre bas, sans aucune aide ni rien ? Et puis, comment tu cacherais ta gestation ? et ton enfant ? »

Elle semble aussitôt gênée de s'être emportée et se redresse, fixant à nouveau Marc, les mains croisées sur ses genoux. Je me demande un instant pourquoi elle a utilisé des termes réservés aux animaux, avant de réaliser que ce sont certainement ces mots-là qu'on emploie chez elle, puisque les humains n'en ont pas besoin.

Bon, stop. On s'est assez éloignés.

« Et qu'est-ce que tu fais ici ? » reprends-je.

Amyltariaea se mord la lèvre.

« Il se trouve que j'ai la même apparence que votre sœur, vous avez pu le constater, répond-elle finalement. Ma mère a pensé que je pourrais m'infiltrer ici et lui servir d'espionne.

— D'espionne », répété-je, incrédule.

Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle n'est pas très douée.

« Je devais récolter des informations sur vous – sur la Terre en général. Mais j'ai essayé de...

— Et pourquoi vous voudriez mieux connaître la Terre ? lâche Marc d'un air dubitatif.

— Ma mère est assez proche d'un parti politique de chez nous, le POC... les Précurseurs, comme on les appelle...

— Et ?

— Ils cherchent à nouer des relations avec la Terre. Enfin, ils espèrent en avoir le droit, mais les Traditionnalistes, le parti actuel – le parti qui a toujours été au pouvoir, en fait –, ne sont pas d'accord.

— Et ?

— Les Précurseurs n'ont pas le droit d'envoyer des gens sur Terre, naturellement. Tout contact avec les autres planètes est interdit. Mais ils veulent prouver que vous n'êtes pas dangereux. Et la solution qui a été retenue, c'est d'envoyer des espions infiltrer des familles et recueillir des informations. »

Marc plisse les yeux, sans cacher sa méfiance.

« Il y en a d'autres ? D'autres espions, je veux dire ?

— Mon frère. Lui et moi, nous sommes les seuls. Ils nous ont choisis comme tests, Almyrokilia nous a proposés. Notre mère », ajoute-t-elle devant mon regard paniqué.

Il serait vain de chercher la moindre émotion dans sa voix.

« Et pourquoi vous devez espionner ? Vous ne pouvez pas poser des questions aux Terriens, comme des gens civilisés ?

— C'est interdit. Strictement interdit. On n'a le droit de révéler aucune information sur Az – notre système. Et jamais personne ne nous écoutera si on enfreint cette règle.

— Tu es en train de nous parler, fais-je remarquer.

— Je n'avais pas le choix, vous m'avez... comment dit-on ici... mise au pied du mur. Et puis... »

Elle baisse les yeux vers ses mains. Son visage semble se fissurer.

« Et puis ?

— Et puis, je ne suis pas d'accord. J'ai essayé de vous faire comprendre que quelque chose clochait. Je me fiche des Précurseurs mais ma mère... je ne suis pas d'accord avec elle. Elle ne pense qu'à son profit. Elle se moque du reste. Votre sœur... »

Elle frissonne.

« Quoi ? crié-je.

— Je vous l'ai déjà expliqué. Elle se pose des questions à son sujet... »

Marc la considère d'un air sceptique, mais ne proteste pas.

« Alors explique-nous tout ce que tu as fait, depuis le début. »

Elle acquiesce.

« Je vous jure que je ne voulais pas vous faire de mal. Je vous ai envoyé un mot pour vous alerter dès que j'ai connu les détails du plan de ma mère. J'ai demandé à un ami de vous envoyer un rêve codé...

— Le rêve avec le bus – celui qui avait une gueule ? »

À ce stade, je ne m'étonne plus qu'il soit possible d'envoyer des rêves comme des colis postaux. Marc a déjà suspecté que Lya soit capable d'une telle chose, de toute façon.

« Oui. J'espérais que vous comprendriez ce que je voulais dire. Ensuite, j'ai dû aller sur Terre et, en profitant qu'elle ait plongé sous l'eau, j'ai procédé à l'échange. Le bus que vous avez vu m'avait accompagnée ainsi qu'un jutrpo. C'est un animal de la taille d'un gorille terrien, qui peut dévier les rayons lumineux pour se rendre invisible. C'est lui qui s'est occupé de... d'enlever votre sœur et de l'amener sur notre planète à bord du bus. »

Un rêve me revient en mémoire, celui où j'étais attachée, bâillonnée, emmenée je ne savais où. Lya... Une fois de plus, c'était elle. Je me mordille la langue pour ne pas pleurer.

« "La Chose"... murmuré-je sans pouvoir retenir ces mots.

— Ensuite j'ai voulu savoir, au déjeuner, si le rêve était parvenu à tout le monde. J'ai eu peur en découvrant que personne ne l'avait reçu intégralement. J'ai donc continué à agir étrangement pendant le reste des vacances. Mais je ne pouvais pas paraître trop suspecte. Mes parents avaient vu que vous étiez perturbés, ils m'ont fait savoir que si je leur désobéissais et continuais à tenter de vous faire comprendre que je n'étais pas elle, ils allaient sévir. C'est-à-dire se venger sur votre sœur.

— Et ensuite ? l'interroge Marc précipitamment, comme pour ne pas se laisser le temps de penser aux mots : se venger sur votre sœur.

— J'ai décidé de ne rien tenter de plus par moi-même. Mais l'autre soir, quand j'ai su que tu ne dormais pas, Iris, j'ai envoyé Minuit t'avertir.

— Minuit ? »

À peine ai-je prononcé ce mot qu'un miaulement se fait entendre. Le chat noir qui m'a attirée dehors, il y a quatre jours, se glisse hors des couvertures de Lya et darde sur moi ses pupilles sombres. Je ne m'étonne pas de le voir ici. Son nom lui va bien, pensé-je seulement.

« Et puis... j'ai attendu. Je ne pouvais plus rien faire, j'étais coincée. »

Un instant de silence marque la fin de son récit. Marc le brise en se raclant la gorge.

« Et ton frère, il fait la même chose que toi ? Il se fait passer pour un Terrien ?

— Oui. Il... Il a huit ans sur Terre », murmure-t-elle.

À nouveau, la colère fait bouillir mon sang. Je tente de me contenir, vraiment, j'essaie. Je la regarde, face à moi, les épaules tremblantes, mais je n'arrive pas à éprouver la moindre pitié. La terreur prend toute la place, c'est soudain comme si ces jours de questions et d'angoisse me retombaient dessus.

« Comment peux-tu laisser faire ça ? Tu n'as aucun esprit critique ou tu es juste lâche ? Pourquoi es-tu obligée de suivre les ordres de tes parents ?

— Si je ne les avais pas écoutés, ils se seraient vengés sur mon frère, riposte-t-elle d'une voix tranchante. Ou sur ta sœur. »

Son calme ainsi que son ton mordant, comparés aux excuses larmoyantes qu'elle a proférées auparavant, me réduisent au silence. Peut-être l'ai-je vraiment poussée à bout... Je n'aurais pas fait mieux à sa place, après tout.

Mais un enfant de huit ans, dans les mêmes conditions que ma sœur ? Est-il seulement toujours vivant ? Sûrement, cela dit, ils doivent tenir à ce que leurs prisonniers soient en vie, sinon ils auraient tué Lya.

Amyltariaea tourne la tête vers le mur pour cacher ses larmes. Ma rage ne fond pas à ce spectacle, mais elle se roule en boule et se loge quelque part dans ma poitrine. Prête à ressortir. Si Amyltariaea ne mérite pas ma colère, ce n'est pas le cas de ses parents.

« Où vivez-vous exactement ? Je veux dire, il n'y a pas de galaxie habitée dans les environs, sinon on l'aurait remarquée, non ? s'enquiert Marc lorsqu'elle se retourne vers nous.

— Nous vivons environ à deux trilliards de trilliards de kilomètres de chez vous, ce qui fait beaucoup connaissant vos capacités d'observation. Et nous savons nous cacher, nous sommes bien plus avancés que vous en matière de technologie spatiale.

— Pas en matière d'humanité, on dirait, grogné-je. Là vous êtes au stade homme des cavernes, et encore. Enfin, si vous êtes des humains.

— Des humains, oui, murmure-t-elle d'une voix étrangement lointaine, en théorie...

— Oh, tu sais, on peut aussi se poser la question ici », observe ironiquement Marc.

Elle semble s'accrocher au mot humains. Pendant quelques instants, nous restons là, silencieux, en nous dévisageant les uns les autres. Une fille venue d'ailleurs, qui n'a pas tiré le lot gagnant question parents, et deux gosses sans histoire, clairement pas de taille pour affronter les ennuis qui les attendent. Formidable équipe.

La voix enjouée de Mamie nous tire de notre étrange torpeur.

« Nous voilààà ! Vous n'êtes pas morts de faim ? »

Marc lance une vague réponse. Je le tire par le bras.

« On doit y aller, Marc !

— Où ?

— Là-bas ! Sur Az ou je sais pas quoi !

— Iris, tempère-t-il en posant une main sur mon bras, on ne peut pas se précipiter comme ça. Il faut qu'on se prépare...

— Il a raison », appuie Amyltariaea.

Je hoche la tête. Inutile de résister, foncer sur une planète inconnue peuplée de ravisseurs hostiles serait du suicide. Mais cela me donne l'impression de trahir ma sœur.

« On en reparle demain matin, poursuit-il.

— Demain matin ? C'est beaucoup trop tard !

— Il faut prendre le temps de réfléchir, vraiment ! Bien sûr qu'on y va, pas de doute là-dessus. » Il s'interrompt pour jeter un regard féroce à Amyltariaea, qui l'ignore mais ne le contredit pas. « Pour l'instant, jusqu'à demain matin, chacun réfléchit de son côté, et on ne part pas sans un plan en béton. »

Je finis par me rendre à l'évidence. Lorsque nous sortons de la chambre, les adultes nous dévisagent avec étonnement. Je ne parviens pas à leur rendre leurs sourires, mais leur présence me soulage. L'univers s'effondre autour de moi, et c'est comme si mon cerveau se raccrochait à la moindre parcelle de normalité pour éviter la chute.

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