Chapitre 8 - De l'autre côté (partie 1)
« Toute divulgation d'informations à une personne non-autorisée est strictement interdite, sous quel prétexte que ce soit. »
— Article 20-1, Code commun
ÉLIA AVAIT RAISON, à propos de la peur. Quand j'ai raconté à sa mère ce qu'il se passait au collège, l'année dernière, j'étais terrifiée. Pas seulement parce que j'avais peur qu'elle refuse de me croire ou que mon amie ne me parle plus jamais, non ; aussi parce qu'en parler, c'était forcer les choses à être réelles. Au fond, je refusais d'y croire. Je n'arrivais pas à intégrer cela : Élia était harcelée. Je n'utilisais pas ce mot, d'ailleurs. Je n'y arrivais pas. J'avais beau le savoir, je fuyais la vérité.
Et puis il y a eu la rage déformant le visage de sa mère, le choc sur celui de son frère, le regard gêné du principal, les paroles maladroites des professeurs, les larmes, et mes mains serrées autour d'une tasse de chocolat chaud pendant qu'Élia et sa mère se parlaient enfin. Alors, enfin, j'ai compris. La réalité m'a éclaté en plein visage.
Aujourd'hui, je suis très loin de cette fois-là, il y a un an et demi. Et pourtant, je ne peux m'empêcher de faire le rapprochement. Je le savais, d'un côté, que Lya avait disparu, qu'elle n'était plus elle-même ; mais de l'autre, je tentais de me persuader qu'il n'y avait aucun problème. Les mots de Marc m'ont ôté toutes mes illusions. Je me surprends à secouer la tête. Qu'est-ce que ça veut dire, que Lya n'est pas Lya ?
Pour être honnête, je le sais, ce que ça veut dire. Je le sens. Mais l'accepter ? Non. Je voudrais crier, leur dire de disparaître, de me laisser dans mes certitudes confortables, mais je n'y arrive pas. Mes lèvres sont sèches, collées l'une à l'autre, et quand je veux les humecter avec ma langue, celle-ci me semble aussi lourde que si elle était faite de plomb.
L'hésitation et le désespoir de Marc ont disparu, remplacés par la colère. Il fixe la fille qui n'est pas Lya si durement qu'il tremble presque. Elle tente d'éviter son regard, mais la partie est inégale, il est imbattable à ce jeu-là. Sauf que ce n'est plus un jeu. Il avait raison, au fond. Jusqu'ici, nous nous sommes contentés de faire semblant. Faire semblant d'être des enquêteurs, des personnages de roman qui vont vivre une grande aventure. Faire semblant d'être adultes et responsables, de nous inquiéter. Faire semblant mais sans y croire.
En une seule phrase, il nous a fait passer tous les deux de l'autre côté de la barrière, du côté du réel. Du côté où le danger est vraiment dangereux, où nous n'avons qu'une seule vie, pas cinq comme dans les jeux vidéo. Nous sommes dans un monde à la fois véritable et surréaliste où Lya n'est pas Lya parce que Lya est partie, un monde où tout est possible. Où nous risquons tout, nos vies et celles des autres.
Je réalise soudain que je suis tombée par terre, les jambes en vrac. Je ne pensais pas que l'expression en rester sur le cul pouvait se vérifier, et j'aurais préféré ne pas en faire les frais. Je m'assieds en tailleur pour reprendre contenance et tourne mon attention vers la fille, qui saisit l'occasion pour fuir Marc. Je lui demande des explications des yeux, à défaut de pouvoir parler, mais elle ne semble rien remarquer.
Et, enfin, elle ouvre la bouche. Une part de moi espère qu'elle va nier ou nous ordonner de sortir de sa chambre. N'importe quoi, tant qu'elle nous fasse repasser du bon côté de la barrière. Cela n'aurait été qu'une brève incursion dans le monde des adultes, quelques secondes vertigineuses pendant lesquelles nous aurions cru à l'impossible. Et la vie reprendrait son cours, nous reviendrions à nos places avec sous la langue le goût du danger auquel nous aurions échappé.
Mais je me berce d'illusions, je le sais bien. La fille qui n'est pas ma sœur hésite encore quelques secondes puis referme la bouche, comme si elle aussi refusait de confirmer notre passage dans ce monde-là.
Je détaille son visage, si semblable à celui de ma sœur. Cela m'écœure. Plus je l'observe, plus mon malaise grandit. Ses traits ressemblent à ceux de Lya, oui, y ressemblent tant que n'importe qui s'y tromperait. Mais elle n'est pas Lya. Cette certitude semble déformer sa figure. Son visage ment.
Alors, enfin, les mots de Marc se fraient un chemin dans mon esprit. Cette fille n'est pas ma sœur, cette fille a pris sa place, et Lya... je ne sais pas où est Lya.
« Bordel, soufflé-je, parce que je n'ai pas d'autre mot. Putain de bordel de merde. Tu... »
Les mots me fuient, glissent sous ma langue comme des anguilles. Insaisissables. Impuissante, je referme la bouche.
Respire. Calme-toi. Je glisse un regard vers Marc. Appuyé sur le bureau de Lya, il observe la fille sans prononcer un mot. Son visage fermé ne laisse voir aucune émotion, mais sa colère et sa terreur se sentent à des kilomètres.
« Je... je suis désolée... »
C'est la fille qui a parlé. Elle scrute le plafond, comme si elle y cherchait quelque chose, puis elle baisse la tête et m'observe, ses yeux écarquillés par l'angoisse.
« Je ne voulais pas, ajoute-t-elle d'une voix tremblante, ils... je ne voulais pas. »
Trop tard. Je lui rends son regard et pose la seule question qui vaille la peine :
« Où est Lya ?
— Je... Elle... »
Je prends une brusque inspiration, me retiens à grand-peine de me jeter sur elle. Garder mon calme, garder mon calme, rien d'autre ne compte.
« Où. Est. Lya ? »
Elle détourne les yeux. L'angoisse me tord le ventre, mon souffle s'accélère. Lya est-elle encore quelque part ?
« Elle est vivante. Je t'assure qu'elle est vivante, répète-t-elle d'un ton suppliant. Ne t'en fais pas.
— Pardon ? m'indigné-je en me redressant d'un geste brusque. Comment tu peux me dire de ne pas m'en faire alors que tu as pris la place de ma sœur ? Tu n'as pas de cœur ou quoi ?
— Ce n'est pas moi, glapit-elle, sa voix grimpant dans les aigus, je ne voulais pas ! Ce sont eux qui m'ont forcée. Mais... »
Marc lève la main pour l'interrompre.
« Où est-elle, maintenant ? s'informe-t-il d'un ton sec.
— Qu'est-ce que vous lui avez fait ? sifflé-je entre mes dents.
— Elle est chez nous. Avec mes parents. » Elle baisse les yeux, refusant de croiser notre regard. « Pour ce qu'ils lui ont fait... je suis désolée. Iris, tu m'as demandé si j'avais fait un cauchemar dans un lieu étrange. Je suppose que tu as rêvé que c'était le cas de Lya.
— Je n'ai pas rêvé !
— Non, admet-elle sans nous regarder, tu n'as pas rêvé. Et... Lya non plus. »
Je me force à respirer calmement, à me concentrer sur mon souffle pour réfléchir le plus rationnellement possible. Quand elle a affirmé que Lya était vivante, j'aurais voulu la croire, vraiment. Mais je n'ai pas pu m'empêcher de ressentir un doute affreux. Rien n'assure que nous puissions lui faire confiance, bien au contraire, et il serait tout à fait dans son intérêt de prétendre que ma sœur est toujours en vie afin de juguler notre colère. En revanche, elle ne récolterait aucun bénéfice en reconnaissant que Lya a réellement été dans ce lieu. Elle aurait même intérêt à nous le dissimuler. Alors... je ne peux pas me persuader qu'elle ment, si ? Je dois la croire, n'est-ce pas ?
Oui. Je dois la croire. Même si ça me tue à l'intérieur, même si ça me détruit. Marc me jette un regard effrayé, comme pour me demander si c'est si terrible que ça, là où est Lya. Je feins de ne pas l'avoir vu. Je ne veux pas qu'il sache.
« Cet endroit, dit prudemment mon frère, c'est quoi, exactement ?
— Une... prison, souffle la fausse Lya. Oui, une prison. »
Le mot me heurte comme une gifle. Une prison. Là où on enferme les criminels, les hors-la-loi... Une prison. Mais Lya n'a rien fait. L'horreur de la situation me percute de plein fouet tandis que certaines pensées de ma sœur me reviennent en mémoire. Je dois mobiliser toute ma volonté pour ne pas me jeter sur la fille, mais ne peux empêcher ma rage de franchir mes lèvres :
« Mais vous êtes complètement malades ! Vous n'avez aucune conscience ? Lya... Lya ne va pas bien, tu le sais ? Tu veux savoir comment c'est dans sa tête ? Car c'est ce que j'ai fait, hein, je suis entrée dans sa putain de tête ?
— Je... C'est possible.
— Eh bien alors, vous l'avez détraquée ! Elle est à deux doigts de la folie, elle délire ! Et toi, pendant ce temps, t'es tranquillement à sa place à te réjouir de ton super plan, c'est ça ?
— Iris ! »
La voix de mon frère a claqué dans la pièce, sèche et tranchante.
« Ce serait bien qu'on soit discrets, reprend-il d'un ton posé. Et qu'on ne s'énerve pas, parce que c'est complètement inutile. »
Il a raison, bien sûr, mais le voir si calme me tue. On dirait que ça ne lui fait rien.
Tu sais bien que c'est faux, Iris. Marc est aussi inquiet que moi. Mais il a eu quatre jours pour assimiler ce que je viens de découvrir... Il faut que je me calme. Le choc et la terreur embrouillent mes pensées, mes émotions déraillent, mais je ne dois pas les laisser prendre le contrôle de mon esprit.
« Oui, OK, marmonné-je finalement.
— Parfait. » Il se tourne vers la fille. « Je suppose que c'est toi, Amyltariaea ? »
Elle sursaute.
« Comment...
— On s'en fout. Explique-nous. »
Amyltariaea acquiesce et nous fixe sans rien dire, la respiration précipitée, comme si elle ne savait pas par où commencer. C'est sûr, tu dois avoir beaucoup de trucs à dire, hein ?
« Est-ce que Lya est en danger imminent ? demande Marc.
— Je ne crois pas, lâche-t-elle, puis devant mon regard furieux : Non. Non, elle me l'aurait dit.
— Elle ?
— Ma mère. C'est elle qui... a tout organisé. »
Les questions de Marc semblent la rasséréner ; elle respire plus lentement, semblant moins effrayée.
« Qui a organisé quoi ? questionné-je donc.
— Qui a imaginé tout cela. Le fait d'enlever votre sœur, pour que je la remplace.
— Et à quoi ça te sert, de nous remplacer ?
— Je devais vous observer, souffle-t-elle sans nous regarder.
— Nous observer ? »
Elle hoche la tête et s'apprête à donner des précisions, mais je l'interromps sèchement :
« Mais qu'est-ce qu'ils lui font ? »
Elle fronce les sourcils, comme si elle ne comprenait pas ma question.
« S'ils voulaient juste que tu nous observes, pourquoi ils ne l'ont pas tuée ? »
Les larmes montent à mes yeux et je cligne furieusement des paupières pour les chasser. Ce n'est pas le moment de pleurer ou d'avoir peur. Nous devons agir, pas montrer nos faiblesses à cette imposteuse.
« Tu as raison, murmure-t-elle. Elle veut... comprendre des choses à son sujet.
— Mais encore ?
— Je n'en sais pas plus. »
Je voudrais protester, réclamer qu'elle nous explique, même si je sais bien que c'est peine perdue. Mais Marc me coupe la parole avant que j'aie prononcé un mot.
« Tu ne nous as pas dit où était Lya, dit-il d'un ton sec. Où exactement. »
Elle déglutit.
« Elle est chez moi, commence-t-elle avec prudence.
— Tu l'as déjà dit, ça, soupire Marc. C'est où ?
— J'habite... très loin de chez vous.
— Où ça ? »
Elle inspire brièvement.
« Je... je ne... » Elle relève la tête vers mon frère. « Je n'ai pas le droit de vous le dire.
— Dis-le quand même.
— Je ne... Je ne peux pas.
— Dis-le !
— Non. »
Je ne comprends pas tout de suite, même lorsque j'entends le bruit. Je crois que Marc non plus. Il observe sa main droite, éberlué, comme si elle ne lui appartenait pas. Amyltariaea est assise sur le lit, très droite, immobile. La joue gauche légèrement rouge. Elle ne semble pas avoir mal, mais la surprise l'a figée sur place.
Mon frère vient de la frapper. Cette information tourne en boucle dans mon cerveau un long moment avant que je ne l'intègre. Je me suis déjà battue à l'école, principalement contre Simon Jannin et ses remarques idiotes ; lui, jamais. C'est la première fois qu'il lève la main sur quelqu'un et, même si ce n'est pas le moment, je suis sidérée.
Il se mord la lèvre, comme s'il était à deux doigts de pleurer. Mais au lieu de s'enfuir ou de fondre en larmes, il plante son regard dans celui d'Amyltariaea.
« Je suis désolé... je n'aurais pas dû... je...
— Ce n'est pas grave, répond-elle avec une indifférence étrange.
— Mais... Amyltariaea, il faut que tu le dises. »
Marc est une cocotte-minute. Il garde ses émotions pour lui, assez longtemps pour qu'on pense que rien ne l'affecte. Puis tout surgit violemment, et il remet le couvercle comme si de rien n'était.
« Tu as raison, murmure-t-elle – et, je le devine, ce n'est pas la peur que Marc la frappe à nouveau qui la pousse à accepter. Elle est très loin. Très, très loin.
— Si Lya est à l'autre bout du monde, t'arrangeras rien en nous le cachant, interviens-je, excédée.
— Plus loin encore, murmure-t-elle. Elle... Elle est sur une autre planète. »
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