Chapitre 6 - Tendre la main (partie 2)

Nous n'échangeons plus un mot. Tendant l'oreille pour éviter les gardes, nous nous faufilons dans les couloirs à la suite d'Amyltariaea. De temps en temps, Marc avale une des baies que nous avons prélevées sur le buisson afin de s'assurer que nous sommes seuls. Cela nous permet plusieurs fois d'éviter des rencontres déplaisantes. Nous veillons à les économiser et restons le plus silencieux possible, conscients que les gardes, eux, n'ont pas à se rationner.

Il ne nous reste plus qu'une baie lorsque nous atteignons enfin une échelle.

« Cette sortie n'est plus gardée, elle est introuvable quand on ne la connaît pas et ils avaient besoin d'autant de gardes que possible. Avez-vous toujours vos masques ? »

Marc lève une main, dans laquelle il tient les lanières des nôtres. J'enfile le mien, soulagée qu'il y ait pensé, et grimpe à l'échelle à la suite d'Amyltariaea. Dehors, le ciel presque noir tire sur le gris terne, pas sur le bleu comme sur Terre, et les étoiles semblent aussi froides que dans l'espace. Néanmoins, le regarder me soulage, comme s'il prouvait qu'il y a quand même des choses normales sur cette planète.

Nous avançons dans le désert rouge, longeant Aritam sans nous approcher. Plusieurs fois, Amyltariaea nous demande de nous coucher dans le sable pour que les patrouilles ne nous repèrent pas. Après une quinzaine de minutes de marche, nous nous arrêtons enfin. Je suis si épuisée que je manque m'effondrer au sol. Nous nous trouvons devant une maisonnette en béton gris qui semble bien plus vétuste que l'habitation des parents d'Amyltariaea ; elle est pourvue d'une simple porte en bois. Amyltariaea frappe à la porte, qui s'ouvre quelques secondes plus tard.

« J'allais partir à votre recherche, souffle Ererakinalc en s'effaçant pour nous laisser entrer.

— Tu as bien fait de t'abstenir, réplique Amyltariaea tandis qu'il ferme la porte, on a déjà eu du mal à sortir à trois. Des nouvelles ?

— Ils ont perdu Lya et ne savent pas si elle est toujours dans les souterrains ou si elle a pu s'enfuir. J'ai tenté de laisser des indices qui les feraient pencher pour la deuxième option – je ne sais pas ce qu'il en est, mais mieux vaut qu'ils la cherchent dehors. Ils prévoient de fouiller quelques heures encore. Nous devrions en profiter pour nous reposer. »

Je ne trouve pas la force de protester. Depuis ma dernière nuit de sommeil, j'ai volé trois bouteilles d'oxygène à Pat et Jean, nos voisins survivalistes, Amyltariaea nous a transmis sa langue, puis j'ai appris que ses parents voulaient tuer Lya, voyagé à travers l'espace dans un vélo volant, découvert les commissariats azans, les prisons et les tribunaux, je me suis cachée dans un buisson au milieu d'une prairie violette et on m'a tiré dessus. Je ne sais pas comment mon corps tient encore debout mais mon cerveau, lui, a abandonné la bataille.

Je parcours mon environnement d'un regard las. L'unique pièce de la cabane d'Ererakinalc est minuscule et fascinante. Un lit à une place, pourvu d'un matelas qui semble moelleux, se tient dans un coin de la pièce. Un drap tendu dissimule un autre angle, dans lequel est située le coin douche, nous informe le vieil homme. Au centre de la pièce trône une table basse, sur laquelle des feuilles noircies par une écriture serrée sont empilées à côté de quelques barres alimentaires. Une chaise recouverte par un coussin jaune fait face à la table. De chaque côté de la porte, deux meubles hauts et étroits présentant d'innombrables tiroirs étiquetés avec soin se font face. Des rideaux jaunes obstruent la grande fenêtre placée au-dessus du lit. Au plafond, une lampe diffuse une lumière orangée.

L'ensemble dégage une impression d'ordre qui m'emplit de soulagement. C'est un ordre qui donne envie de s'asseoir sur la chaise, de consulter les papiers disposés sur la table. Un ordre accueillant, agréable, un ordre qui dit Ici, c'est chez toi. Je repense à Maria, réaménageant chaque pièce de notre maison pour contrebalancer le désordre laissé par Papa.

Ererakinalc pousse la table contre un mur, met le matelas sur le sol et dispose des couvertures jaunes sur le sommier du lit. Amyltariaea nous distribue à nouveau des barres alimentaires. Cette fois, je mange ma part avec appétit. C'est toujours aussi infect, mais on dirait que se faire tirer dessus, ça creuse.

« OK, discutons maintenant, lâche Marc d'un ton abrupt. On peut avoir des explications ?

— B... Bien sûr, bafouille Amyltariaea. Qu'est-ce que tu veux savoir ?

— Tout ce que tu as à nous dire sur ce qu'il s'est passé. »

Elle détourne les yeux, mal à l'aise. Je la dévisage d'un œil noir. Elle jette un regard à Ererakinalc, espérant peut-être qu'il la tire d'affaire, mais il la fixe froidement en retour.

« Je ne... Je ne voulais pas, affirme-t-elle d'une petite voix. Mais je suis entrée dans les souterrains, comme on l'avait prévu, et j'ai ouvert la salle de contrôle avec mon empreinte digitale. J'ai lancé l'alerte attaque numérique, tous les accès électroniques se sont fermés... Je n'avais plus qu'à m'enfuir. Mais ma mère... ma mère m'attendait. Je suppose qu'elle se méfiait de moi. Elle m'a dit qu'ils allaient capturer votre sœur sous peu et qu'ils l'épargneraient si je faisais ce qu'elle m'ordonnait, que dans le cas contraire elle tuerait mon frère... Alors j'ai obéi, je vous ai attendus et menacés. Quand Iris a fait semblant de mal supporter la drogue du pistolet, je me suis laissé avoir et j'ai fait semblant de m'évanouir. Ensuite, lorsque les gardes sont arrivés, j'ai profité qu'ils me croient de leur côté pour les envoyer sur une fausse piste, et... vous connaissez la suite. »

Marc acquiesce, les yeux plissés comme s'il hésitait à la croire. Je ne vois pour ma part pas d'autre explication à son comportement. Si elle avait voulu nous trahir, elle aurait très bien pu laisser le garde nous capturer ; elle-même s'en serait sortie.

« Pourquoi tu as désobéi à ta mère, finalement ? questionne Marc. Elle pourrait toujours tuer Lya ou ton frère. »

Amyltariaea le fixe avec défi.

« Parce que je ne peux pas la croire. Je l'ai compris quand Iris a essayé de me convaincre... Elle a déjà fait tant de mal à votre sœur, et à mon frère, aussi. Elle ne va pas s'arrêter parce qu'elle me l'a promis en échange de mon obéissance. Elle m'aurait juste utilisée, une fois de plus. »

Mon frère acquiesce lentement, convaincu à son tour. Amyltariaea lui adresse un sourire tremblant.

« Je suis désolée pour tout cela, ajoute-t-elle après une hésitation. Je suis vraiment désolée pour ma mère, et... désolée de lui céder aussi facilement, aussi. Elle me fait perdre mes moyens. Mais je vous promets que cela ne se reproduira pas.

— On ne peut pas te le reprocher, répliqué-je en jetant un regard d'avertissement à Marc. Je ne sais pas ce que j'aurais fait dans ton cas. »

Elle ne me lâche pas du regard. Gênée, j'applique une nouvelle couche de pommade sur mon bras, au cas où, et prends un autre comprimé. Puis nous nous lavons tour à tour. La douche d'Ererakinalc est très sommaire. Il s'agit simplement d'une bassine d'eau fraîche, d'un baquet dans lequel je m'assieds et d'un seau que j'utilise pour m'asperger d'eau avec soin. Je frissonne, mais ça me fait du bien. Relevant d'une main les mèches rousses qui tombent devant mes yeux, je savonne chaque partie de mon corps. Un mélange de poussière et de sang s'écoule dans le baquet.

Je me rince et remets mes vieux habits, puis rejoins les autres de l'autre côté du drap. Ererakinalc explique à Marc les techniques qu'il a trouvées pour raccorder un puits, à une centaine de mètres de sa maison, au réseau hydraulique souterrain d'Aritam, et pour utiliser l'énergie éolienne et solaire afin de satisfaire les besoins en énergie de sa maison.

Je m'effondre sur le matelas que je partage avec mon frère, trop fatiguée pour être dérangée par l'absence de draps. Étendue sur le lit dépourvu de matelas, Amyltariaea me fixe d'un regard vague. Elle semble elle aussi épuisée, comme si les récents évènements l'avaient vidée de toute force. Je repense à sa colère dans les souterrains, quand je lui ai dit qu'elle aurait la mort de Lya sur la conscience, mais je n'ai pas assez d'énergie pour y réfléchir. Bercée par les discussions qui continuent dans le noir entre Marc et Ererakinalc, je m'enfonce doucement dans le sommeil.

Je rêve d'un lac à la surface noire et lisse. On dirait un peu du pétrole ou du béton liquide, mais je sais sans savoir comment qu'il s'agit d'un lac de larmes. Rien ne trouble son eau, rien ne s'y passe... et au moment exact où je formule cette pensée, quelqu'un y apparaît. Lya. Elle lévite au-dessus du lac, les yeux clos, le visage aussi lisse que la surface de l'étang.

Peu à peu, très lentement, elle descend. Ses pieds s'enfoncent dans l'eau noire sans un bruit, sans une éclaboussure, sans faire même trembler la surface. Puis c'est au tour de ses jambes, de son bassin, de son torse. Elle n'ouvre pas les yeux. Elle se laisse submerger sans émettre une protestation, sans que rien alentour ne frémisse, et moi-même je l'observe sans un geste. Son menton effleure la surface, puis disparaît. Son visage ne se trouble pas lorsque l'eau l'avale, comme si elle était complètement indifférente à son sort.

Puis l'eau la recouvre entièrement et, à cet instant précis, je l'entends me hurler dans toutes les fibres de mon corps : Tu m'as abandonnée ! Oui, je l'ai laissée, je l'ai laissée mourir et je ne ressens pas plus de culpabilité que l'eau immobile de l'étang.

Non ! Ce cri emplit tout mon univers, mais ce n'est pas moi qui l'ai poussé. Marc surgit derrière moi. Son visage à lui, loin d'être inexpressif, et tordu dans une telle expression de douleur et de rage que je peine à le reconnaitre. Il se jette dans l'eau sans aucune hésitation. Il nage quelques secondes à la surface toujours lisse, puis le lac l'engloutit à son tour, comme s'il ne valait rien. Car il ne vaut rien dans ce monde immobile qui vous dévore sans une ondulation. Et moi, j'observe la scène avec détachement. J'ai vu ma sœur mourir et mon frère la rejoindre, et ça ne me fait rien.

Je ne saurais dire combien de temps s'écoule avant que je ne me réveille.

Tous les autres dorment. Je n'ose pas bouger car Marc enserre ma taille entre ses bras ; je reste immobile, tentant de penser à tout sauf à mon rêve. Je ne veux pas connaître son interprétation. Sur le lit, lové contre Amyltariaea, Minuit a remplacé Ererakinalc, ce qui est plutôt avantageux vu le manque de place.

Marc ouvre les yeux. Il dégage ses bras de mon corps. Nous nous asseyons dans le lit et j'attrape son poignet pour consulter sa montre.

« On a dormi huit heures.

— Ton bras... ? »

Je le plie, le déplie. Il est encore douloureux, mais sans plus. Tout va bien. Je le couvre néanmoins de pommade et avale un autre comprimé.

Amyltariaea et Minuit ne tardent pas à se réveiller eux aussi. Nous mangeons tous une barre alimentaires – Ererakinalc est redevenu humain pour l'occasion.

« Minuit devrait repérer les lieux d'abord, propose Amyltariaea. Tu pourrais nous dire où sont exactement les gardes. Je doute qu'ils me fassent confiance, désormais. »

Personne ne proteste. J'évite de regarder mon frère ; j'ai peur de lire dans ses yeux la confirmation que notre pause nous a fait perdre tout espoir de retrouver Lya. Tentant de ne pas repenser à mon rêve, je mâchonne ma barre alimentaire.

Avant de partir, Amyltariaea saisit le pistolet avec lequel elle avait visé Marc et le range dans son sac à dos ; j'essaie de cacher l'angoisse que son geste m'inspire. Nous nous mettons en route. Le soleil ne s'est pas levé sur Aritam et seule la lampe de poche que brandit Amyltariaea éclaire notre chemin dans le désert. Les hauts murs gris qui ceignent la ville semblent brusquement menaçants. De gros nuages sombres masquent les étoiles, et il fait plus froid qu'avant notre halte. Ererakinalc se transforme en chat dès que la maison grise est en vue et s'élance dans sa direction, nous laissant loin derrière lui.

Je sens la peur s'infiltrer en moi à mesure que nous approchons. Et si Lya avait passé la nuit à nous chercher, jusqu'à se faire attraper ? A-t-elle réfléchi comme Amyltariaea, s'est-elle dit qu'elle ne pourrait rien pour nous ? Ou, se sentant trop coupable à l'idée de nous avoir fait venir ici et précipités à la mort, s'est-elle jetée dans la gueule du loup ?

Ererakinalc nous rejoint et nous informe que la surveillance des gardes se concentre sur les entrées principales. Amyltariaea nous entraîne donc vers une issue secrète, différente de celle que nous avons empruntée pour sortir – on ne sait jamais. Mon angoisse m'empêche de me concentrer sur notre situation ; je revois sans cesse Lya s'enfoncer dans l'eau noire sous mon regard indifférent.

« Qu'est-ce qu'on fait si on croise tes parents ? s'inquiète Marc après que nous avons pénétré dans les souterrains. Je suppose qu'ils nous cherchent toujours...

— On court en sens inverse. Ils ne nous laisseront pas leur échapper une deuxième fois. »

La réponse d'Amyltariaea, tranchante et univoque, coupe court à la conversation. Elle allume sa lampe pour nous guider dans le souterrain. La lueur qui illumine les murs me permet de distinguer ses yeux étrangement brillants. Elle cligne des paupières à plusieurs reprises. Sa voix sèche et ses larmes contenues me hurlent son désespoir. J'ai l'impression que je suis elle et que je souffre comme elle, que j'ai grandi moi aussi élevée par ces tortionnaires.

Il n'y a pas grand-chose que l'on puisse faire pour quelqu'un que l'on ne connaît que depuis quelques jours et qui manifeste une telle détresse. Mais pas grand-chose, c'est mieux que rien, non ? Je me glisse à côté d'elle et presse ses doigts avec douceur, juste pour lui faire savoir que je suis là, même si je suis consciente que ça ne l'aidera pas vraiment.

« Merci », me murmure-t-elle d'une voix hésitante avant de retirer sa main, comme si ce contact la gênait. Elle s'éclaircit la gorge, et sa voix est un peu étouffée par les larmes qui n'ont pas coulé de ses yeux. « Restez attentifs, nous intime-t-elle avec nervosité, je ne sais pas où ils sont.

— Trop cool, commente Marc, narquois, on va bien s'amuser ! »

Sa voix résonne étrangement sous le plafond de pierre.

Je sursaute au moindre bruit, mais notre guide nous rassure toujours en affirmant « Il y a parfois des chutes de pierres » ou alors « Juste l'écho de nos voix ». Nous n'osons pas utiliser la baie qu'il nous reste pour repérer les gardes et nous contentons de faire le moins de bruit possible. Amyltariaea elle-même semble inquiète, mais nous ne lui en faisons pas la remarque. Minuit se contente de ronronner pour l'apaiser. Soudain, alors que nous traversons une salle chichement éclairée, un cri vite étouffé retentit à notre gauche.

La lumière de la lampe d'Amyltariaea vacille alors qu'une forme noire bondit devant elle et la pousse avec violence. Elle trébuche et tombe à terre. L'intruse, emportée par son élan, s'effondre à son tour. Je me baisse vivement, ramasse la lampe et pointe son faisceau sur l'inconnue.

Je pousse un cri de stupeur.

« Lya ! »

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