Chapitre 6 - « Je l'ai tuée » (partie 1)

« Freud disait que les rêves sont la satisfaction d'un désir. Ce n'est bien sûr pas à prendre au sens le plus commun ; sinon, pour avoir écouté ceux de dizaines de patients, je peux vous dire que nous aurions des désirs bien étranges... »

— Malo Delair, psychanalyste, interview pour Le Monde, 2008



JE RELÈVE LA TÊTE, haletante, terrifiée. Lya... Que lui est-il arrivé ? Mon cœur bat à grands coups contre ma cage thoracique, exaltant l'angoisse et l'urgence qui tourbillonnent dans mon esprit.

Je n'ai pas rêvé, je le sens.

Lya est en danger. Je ne sais pas comment, je ne sais pas pourquoi et pour l'instant je n'en ai rien à faire : ma sœur est en danger. Je dois agir. Faire quelque chose.

« Lya ! »

Mon cri déchire la nuit mais ne rencontre aucun écho. Je me relève. Mes jambes tremblantes manquent me lâcher. Ce qu'il vient de m'arriver défie tout ce que je pensais possible, mais je n'ai pas de temps à y accorder. J'y réfléchirai plus tard, avec Marc, quand j'aurai trouvé Lya. Je me précipite vers la plaque de rue la plus proche. Le plan du quartier est détaillé dans mon esprit, j'en connais le moindre recoin. Je n'ai aucun mal à retrouver mon chemin.

Je cours vers la maison ; mes cheveux mal tressés fouettent l'air derrière moi, mon souffle précipité résonne dans les rues désertées. Focalisée sur le pavé sous mes pieds nus, je ne prête aucune attention aux détails que j'aime remarquer en temps normal. À chaque pas, le sol frappe mes talons et mes orteils avec violence et le nom de Lya semble éclater sous l'impact. Ma sœur est en danger. C'est la seule pensée que je laisse prendre possession de mon esprit. Le reste – tout le reste – ne ferait que me distraire. Et je ne peux pas le permettre.

J'ai couvert plus de distance que je ne le pensais lors de ma folle errance ; revenir à la maison ne me prend toutefois que quelques minutes, qui s'étirent comme des heures. Enfin, je m'appuie d'une main contre le mur, reprends mon souffle et me dirige à pas de loup vers la fenêtre de ma sœur. Plus de lumière. J'écarte prudemment les volets et regarde à l'intérieur.

Un rayon de lune éclaire le visage blanchâtre de Lya, endormie dans son lit. Ses rêves n'ont pas l'air agréables, mais au moins elle est là. Je pourrais entrer dans sa chambre et la toucher. Elle est toujours avec nous...

Je titube, me rattrape maladroitement au mur. Lya est ici, Lya va bien. Le soulagement déferle sur moi, vague puissante et pourtant douce, noyant mes angoisses. Lya va bien. Les questions que ce constat soulève me taraudent à peine, occultées par cette certitude.

À mon tour de rentrer, désormais. Je ne peux pas suivre le chemin que j'ai emprunté à l'aller, utiliser la gouttière est presque impossible, et certainement trop risqué. Je n'ai plus qu'à croiser les doigts pour ne pas alerter Papa en passant par la porte. À quatre heures du matin, il y a peu de chances qu'il soit éveillé ; c'est déjà ça.

J'abaisse lentement la poignée de la porte d'entrée. Ouverte... Papa a dû oublier de fermer, ce ne serait pas la première fois. Même si cela me soulage sur le coup, son inconscience m'exaspère. N'importe qui aurait pu entrer... Il se croit dans un monde idéal, ou quoi ?

Je pousse la porte. Elle va grincer. Elle grince toujours. La faute à l'irrégularité du sol.

Je pousse encore. Elle s'ouvre toujours parfaitement au début, puis ça coince.

Encore un peu.

Un léger grincement s'élève. Comme en réaction, un froissement de draps me parvient du salon, de l'autre côté de la porte.

Encore.

Le grincement s'intensifie. Mon souffle s'accélère.

Encore. Cette fois, c'était assez fort pour réveiller Papa. Par chance, j'ai désormais assez d'espace pour me glisser dans l'entrée.

Je referme la porte derrière moi, avec une lenteur infinie. Aucun bruit. Ne pas le réveiller.

Je sonde du regard la pièce, faiblement éclairée par la lumière lunaire. La porte menant à la cuisine, de laquelle je pourrai prendre l'escalier, se trouve en face de moi. Je devrai passer juste à côté du lit de Papa et Maria. Si, pour la seconde, ce n'est pas un problème – elle ne se réveillerait pas si je passais à côté de son lit en jouant de la trompette –, je vais devoir être très prudente avec le premier.

Je m'avance, mesurant chaque pas avec précaution. Pas un bruit. Le silence me vrille les oreilles ; c'est probablement lui qui me fait trébucher.

Je me rattrape aussitôt, mais les draps bruissent à nouveau, mon père s'agite. J'avance encore, le cœur battant comme un fou.

« Iris... »

Entendre mon prénom manque me faire bondir de terreur. Mais Papa ne semble pas m'avoir consciemment remarquée, puisqu'il se retourne et se met à ronfler. Soulagée, j'entre dans la cuisine, puis emprunte l'escalier. Je grimace en l'entendant grincer et tente de peser le moins possible sur les marches. Je pénètre dans le couloir du premier étage. Au fond, la porte de notre chambre. À ma gauche, celle de Papi et Mamie, qui ont le sommeil aussi léger que leur fils. Je passe sur la pointe des pieds, m'appuyant sur le mur droit. Aucun bruit ne filtre de leur porte, j'ai l'impression que mes pas sont aussi bruyants que tout à l'heure, quand je courais dans la rue sans me soucier du bruit que je faisais. Enfin, je parviens à notre chambre. Je m'engouffre dans la pièce et lâche un soupir de soulagement. Ils ne m'ont pas vue.

Debout contre le bureau, Marc m'attend.

Ses yeux flamboyants de colère rivés dans les miens, le corps raide, toute trace de bonne humeur envolée de son visage, il ressemble au Marc que j'ai vu dans le rêve du bus.

« Tiens, Iris », lâche-t-il, glacial.

Je hausse les sourcils.

« Ouais, j'suis là.

— J'ai remarqué, réplique-t-il sèchement.

— Euh... ça va ? » demandé-je, un peu agacée.

Je n'ai vraiment pas besoin qu'il s'énerve, là, tout de suite. Il y a bien plus important. Je dépose ma lampe frontale sur le bureau, à côté de lui, et jette mon manteau sur un tas de vêtements plus ou moins propres.

« Moi, oui. Mais toi, Iris, je me demande si tu as toute ta santé mentale. »

Je me tourne vers lui. Il me fixe toujours, imperturbable, avec une raideur qui convient mal à ses traits enfantins.

« Je t'assure que oui, nous allons très bien, plaisanté-je – mais cette pâle tentative d'humour n'a aucun effet sur lui.

— Je me le demande vraiment, poursuit-il d'une voix lente, parce que tu te comportes soit comme une folle, soit comme une gamine inconsciente qui se croit dans un jeu. »

Malgré ses efforts, sa voix prend une intonation aigüe sur la fin de sa phrase. Je le dévisage, attendant qu'il poursuive. Il me tend un bout de papier : le mot que je lui ai laissé. J'ai un truc à voir. Ne t'en fais pas.

« Vraiment, félicitations, ironise-t-il sans un sourire, tu te comportes tellement comme une personne responsable, Iris. J'adore être tenu à l'écart de cette façon. »

Je relève la tête vers lui. Sa mâchoire est si contractée que je me demande comment il fait pour parler ; son visage blême reflète la lumière de la lune.

« Tu n'as pas dû te dire que j'allais peut-être bien plus m'inquiéter avec tes paroles vides que si tu m'avais dit la vérité. »

Une larme dévale sa joue livide. Il ne le remarque pas.

« Tu n'as pas non plus dû te dire que tu aurais peut-être besoin de moi, notamment pour ne pas te retrouver dans un état pareil. »

Il accorde à mon pyjama un regard appuyé. Le tissu est lacéré au niveau des jambes, et des traînées noires salissent son bleu pâle.

Je réprime un soupir, inutile de l'énerver davantage. Je comprends qu'il se soit inquiété, mais n'est-ce pas excessif ? Je n'ai pas de comptes à lui rendre. Je n'ai pas envie de réfléchir au sens de ses paroles ; pas le temps, surtout. Nous devons agir. Il doit m'aider à comprendre.

« Ce n'est pas un jeu, affirme-t-il encore, et d'autres larmes se mettent à couler. C'est dange...

— Oui, donc on n'a pas de temps à perdre, coupé-je.

— Iris... commence-t-il d'une voix glacée.

— Faut que je te parle de ce que j'ai découvert, expliqué-je précipitamment, c'est urgent, Lya est en danger ! Faut que tu me croies... » Je cherche son regard. « C'est la merde, Marc... »

Ma voix se brise, me faisant grimacer. Mon frère me dévisage quelques instants encore ; puis il hausse les épaules et s'assied sur mon lit.

« Raconte », m'intime-t-il.

J'hésite, me méfiant de son revirement. Mais je n'ai pas le temps de tergiverser. Je m'assieds à côté de lui et commence mon récit.

Marc ne réagit pas lorsque j'évoque ma sortie par la fenêtre. Il hausse à peine les sourcils au moment où Lya lâche ses bouts de papier ; en revanche, lorsque j'évoque celui qui s'est mystérieusement envolé et le chat qui a bondi pour l'en empêcher, il sursaute et se cogne au lit. Quand je lui parle de Maman, je m'attends à ce qu'il se moque de moi, mais il semble me croire. Ses traits se détendent, son regard s'adoucit.

Il faudra que je lui pose quelques questions...

« Et après ? » me presse-t-il.

J'avale ma salive.

« Après... j'ai... je crois que je suis devenue folle. C'est comme si je reconnaissais plus rien – non, pas vraiment, je voyais les choses différemment. Je détestais des trucs que j'aime en temps normal. C'est... j'étais plus moi-même. »

Je secoue la tête, dans l'espoir de chasser les souvenirs désagréables qui engluent mon esprit. Marc m'étudie avec attention, son visage à nouveau figé dans une expression concentrée.

« Ça a fini par se calmer. Je suis... redevenue moi. Mais après...

— Après ? répète-t-il, étonné.

— Il y a eu... autre chose. Quelque chose de réel, j'en suis sûre. Mais... putain, Marc... » Les mots ne veulent pas sortir, ils s'échappent en bouillie de mes lèvres. « Tu vas pas me croire, mais je... Marc, quelqu'un est entré dans ma tête. »

Il plisse les yeux. Pensif. Il ne me croit pas, je le sens. Je ne me croirais pas moi-même.

« Quelqu'un ?

— Lya, soufflé-je.

— Iris, tu...

— Je t'assure ! Au début, je... j'en étais consciente. »

Il ouvre la bouche et commence à protester, mais je l'interromps fermement.

« Laisse-moi finir. J'entendais ses pensées, à croire qu'elle me les chuchotait à l'oreille, mais directement dans ma tête. C'était... vraiment flippant. Je me suis enfuie, j'ai hurlé, mais je l'entendais toujours et... elle prenait plus de place, encore, encore, jusqu'à ce que je finisse par céder. Je me suis endormie, en quelque sorte, et je suis entrée dans sa tête. Elle m'a forcée à y entrer, plutôt. »

Les mots s'échappent plus facilement, désormais. J'hésite sur ce que je dois lui dire de ce que j'ai vu. J'opte pour l'essentiel :

« Elle était dans un lieu flippant. Genre prison. Avec des gens qui... lui faisaient peur. Elle... Maman a été la voir, elle aussi. Ça semble absurde, mais... elle l'a vue. Maman l'a aidée, je crois. Au moins sur le moment. »

Je réalise soudain l'absurdité de mes paroles. Ma mère morte volant au secours ma sœur enfermée dans une prison. Mais la suite de ma vision, ou de mon rêve, ou de je ne sais quoi entre les deux me revient soudain, me coupant toute envie de le tourner en dérision.

« Elle a... Lya, elle... »

Je ne peux pas traduire ce que j'ai vu en mots. Et, même si je pouvais, le dire à Marc serait stupide. Inutile qu'il connaisse ce genre de détails.

« Mais après, je suis... ressortie, et j'ai couru jusqu'à sa chambre, et elle dormait... Je ne sais pas...

— Tu as dû rêver, réplique Marc.

— Je sens que non. Et... si j'avais rêvé, je me serais pas "réveillée" à un endroit différent.

— T'es peut-être somnambule. »

Je secoue la tête, vexée et déçue qu'il ne me croie pas.

« C'était bien toi qui me parlais d'une explication non rationnelle ? rappelé-je.

— Je pensais pas à ce genre de délire.

— Peu importe, tu pouvais accepter un truc irrationnel, pourquoi maintenant tu refuses ? »

Il hésite, puis hausse les épaules :

« Tu l'as vue ensuite ? Dans sa chambre ?

— Oui...

— Donc elle n'est pas en danger.

— Je ne pense pas que ce soit aussi simple, Marc. »

Il fronce les sourcils et veut répondre, mais la porte s'ouvre avec fracas. Papi se tient sur le seuil de notre chambre, ses yeux noirs animés d'une étincelle de fureur.

« Vous faites quoi ici, gast ? Vous devez dormir !

— Ça va, commence Marc, on...

— Ne répondez pas ! Au lit, fri kreien ! »

S'il est parfois difficile de savoir quand Papi est vraiment énervé, l'usage d'insultes bretonnes – il faut bien respecter les traditions familiales, même si nous habitons à Marseille – indique qu'il se maîtrise encore. J'ignore ce que signifie fri kreien, mais cela doit exprimer quelque chose comme « sales gosses » étant donné que seuls Lya, Marc et moi y avons droit.

Une partie de moi voudrait répliquer, par simple plaisir de le pousser hors de ses gonds. Et je sais que Marc partage mon envie. L'un comme l'autre, nous n'en avons toutefois pas l'énergie, alors nous nous couchons sans discuter.

Papi repart, nous enfermant avec nos interrogations.


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