Chapitre 5 - Perdue entre deux mondes (partie 1)
« Je ne l'ai vue qu'une fois, ensuite. C'est elle qui est partie, pas moi ; à l'époque, j'ignorais que c'était inhabituel. Après tout, c'était la première fois que je croisais une Lémure. »
— Auteur inconnu, Le Cœur du Monde, date inconnue
NOTRE QUARTIER est constitué de longues rues pentues et tortueuses, parmi lesquelles il est facile de se perdre. Quand Marc et moi étions plus jeunes, nous adorions y jouer à cache-cache – à vrai dire, nous n'avons pas cessé depuis.
J'ai toujours aimé ces rues. Y courir avec Marc et Élia, m'y promener et observer les minuscules détails qui changeaient chaque jour, les observer depuis ma fenêtre. Je les connais comme ma poche et, pourtant, je m'y suis toujours sentie libre.
Pourtant, cette nuit, elles me semblent une prison.
J'ai l'impression que les murs se referment sur moi. Ils sont trop proches. Trop hauts. Je veux quitter cet endroit. Je ne vois plus rien de beau dans ces façades crasseuses, dans les silhouettes austères des bâtiments, dans le silence qui plane sur les lieux.
Je ne sais pas ce qui m'arrive.
Quelque chose s'est noué dans ma gorge, comme un poids accroché à mes cordes vocales. Un poids qui descend dans mon corps, appuie sur mon cœur. Je me sens mal.
Je n'ai pas d'avenir.
Certitude irréfutable. Je ne connaîtrai pas demain. Je lève la tête vers le ciel. Si noir. Si lointain. Je n'ai pas d'avenir.
Je vais les abandonner.
Je ferme les yeux. Ils sont secs, comme si je n'avais plus de larmes. Le goût amer de la culpabilité titille ma langue. Je voudrais m'allonger sur le sol et disparaître.
Je ne sais pas ce qui m'arrive.
Je ne sais pas qui je suis.
... Iris ?
Suis-je vraiment elle ? Moi ? Iris ? Je ne sais pas.
Je m'en veux.
Je n'ai pas d'avenir.
Je ne sais pas ce qui m'arrive.
Je rouvre les yeux. Me mets en marche, un pas après l'autre, doucement. Je déambule dans les rues noires. Sans issue.
Je ne sais pas où j'en suis.
Les monstres me dévorent, j'ai peur, le passé est trop fort. Ils reviennent, ils me hantent, serai-je en paix un jour ? Faut-il que je meure pour me sentir libre ? Je les sens tourbillonner autour de moi. Je n'ai plus rien. Je suis la dernière. Je suis si seule...
Alors je marche. Je marche sans but, titubant comme une ivrogne. Je marche jusqu'à m'oublier. Jusqu'à me dissoudre. Le poids sur mon cœur s'allège peu à peu. Je ne suis pas soulagée pour autant. Je ne suis rien, à vrai dire, je ne ressens rien.
Le vide.
Le bruit de ma respiration et les maisons qui défilent devant mes yeux. Je suis vide.
Je ne suis plus moi.
Je marche encore, encore, encore. Peu à peu, au fil de mes pas, le vide se délite tel un nuage de brume.
Je suis moi.
Iris.
Et je ne comprends rien.
Je m'arrête enfin, presse mon front entre mes doigts. J'ai l'impression de reprendre possession de mon esprit, de mon corps. Comme si je n'avais pas été là, avant. J'aimerais comprendre.
Autour de moi, la lune rassurante éclaire le labyrinthe des rues. Il y a quelque chose de magique dans cet endroit. Une atmosphère particulière. Quelque chose de vivant, même si tout le monde dort.
J'ai pensé tant de choses étranges. Qui étais-je, quand je trouvais les maisons laides et sales, quand le désespoir et la culpabilité m'oppressaient ? Je n'étais pas moi.
Qui étais-je ?
Je ne veux pas trouver la réponse à cette question.
Je jette un regard circulaire autour de moi. Savoir où je suis. Rentrer à la maison. Et, enfin, comprendre.
Je me lève et, pour la première fois depuis que ma mère est apparue, je repense au chat. Il est parti. Je baisse les yeux vers ma main. Le mot que j'ai récupéré à la fenêtre y est roulé en boule. Bien que froissé et imprégné de sueur, il reste lisible. Et en allemand. Je dois rentrer.
J'avise une plaque de rue, bien pratique pour m'indiquer où je suis. Mais alors que je fais un pas vers elle... quelque chose vacille en moi.
Quelque chose dans mon esprit.
Je ne sais pas où je suis.
Un murmure qui effleure mes pensées. Je ne sais pas où je suis ? Je fais un pas vers la plaque. Impasse Davin. Si, je sais où je suis.
Je ne sais pas où je suis.
Un frisson parcourt ma colonne vertébrale. Je n'ai pas pensé ça.
Est-ce que je deviens folle ? Je laisse un chat me guider. Des objets volent dans les airs. Je vois le fantôme de ma mère. J'oublie qui je suis. Des pensées inconnues se mêlent aux miennes.
Je ne sais pas qui je suis.
Est-ce que je suis schizophrène ? J'ai entendu Malo en parler à Papi, une fois. Malo. Je m'accroche à ce nom, juste parce qu'il appartient à ma vie, ma vraie vie. Malo Delair, le compagnon de mon oncle Yannis. Marc et moi l'avons surnommé Deux Sur Quatre parce qu'il a, dans son patronyme, l'eau et l'air, mais pas la terre et le feu. Élia me disait que c'était le pire surnom jamais inventé, mais il nous servait de nom de code. Malo, me concentrer sur Malo. Lorsque Yannis nous l'a présenté, je jouais à être Marc et Marc jouait à être moi ; il nous a terrifiés pendant un bon quart d'heure en feignant de croire que nous avions des troubles de l'identité et que nous allions être envoyés à l'hôpital... Me concentrer sur lui.
Je ne sais rien.
La deuxième fois que nous avons vu Malo, nous l'avons accueilli avec un seau d'eau au-dessus de la porte, en guise de vengeance. Yannis a mis des jours à nous pardonner, et Papa nous considère toujours avec appréhension lorsqu'il les invite à la maison.
Rien.
Non, non, non... « Entendre des voix ne fait pas de vous un schizophrène », c'est ce qu'il a dit à Papi. Je dois me concentrer là-dessus. Ce n'est même pas une voix. C'est une pensée. Pas la mienne. Mais une pensée dans mon cerveau.
Ai-je seulement su quelque chose, un jour ?
Je titube. Je me mets à courir, sans savoir pourquoi parce que ça ne change rien. Mes pas frappent le pavé et je me dis que, peut-être, ils couvriront les murmures qui enflent sous mon crâne.
J'ai abandonné toute certitude.
Je hurle, ma terreur se jette hors de ma bouche. Une fenêtre s'ouvre quelque part dans la rue et je m'enfuis sans un regard en arrière, les jambes tremblantes, l'esprit à la dérive ; je ne veux pas qu'on me voie, ça ne servirait à rien.
J'ai abandonné l'idée de comprendre.
La pensée m'arrête net. Le souffle court, je tente désespérément de comprendre. Mes jambes tremblent tant qu'elles finissent par céder. Je tombe avec violence. Tout tourne et tangue autour de moi.
Je me demande juste s'ils pensent à moi.
Je réprime un nouveau cri, rampe sur le sol et m'adosse à un mur. Je dois me reprendre.
S'ils s'inquiètent.
Mais je n'y arrive pas. Mon esprit tangue lui aussi, si fort que j'ai peur qu'il coule. Qu'arrivera-t-il alors ?
Je ne sais pas ce que je fais ici.
« Dégage ! crié-je. Laisse-moi. »
Pourquoi ici ? Pourquoi moi ?
Je frappe le sol de mes poings, griffe mes joues, hurle comme une bête blessée. Comme une possédée.
Suis-je enfermée parce que je gênais ?
Je hurle à m'en casser la voix. Du coin de l'œil, je vois un pigeon s'approcher de moi. Je hurle à nouveau, il ne fuit pas.
Ou parce que je dois servir ici ?
Je ne suis pas sûre d'avoir proféré un seul son.
Ai-je encore la force de me battre ?
Je n'ai plus la force de hurler. Je m'effondre au sol, joue contre la pierre glacée. Sans forces. Le pigeon passe à côté de mon corps.
Ai-je encore la force de vivre ?
« Laisse-moi », supplié-je, mais aucun son ne sort de ma bouche.
Vais-je devenir folle ?
Je ne suis plus capable de lutter.
Le suis-je déjà ?
Je sombre lentement. Je me laisse emporter.
Suis-je encore moi ?
Je ne suis plus moi. J'abandonne Iris Jaouen.
La pensée qui n'est pas la mienne prend toute la place.
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Il faut que j'y croie. Je suis encore moi. Je dois rassembler mes forces.
Je ne dois pas me laisser avoir. C'est ce qu'ils veulent, que je doute, que je pleure, que je désespère. Je ne dois pas leur donner ça. Aucune émotion, aucune expression.
Je garde tout pour moi. Je me replie en moi-même. Je contiens mes émotions dans le secret de mon intériorité. Je conserve la détermination, et j'en fais un arc. Je conserve la colère, et je l'affine pour la lancer comme une volée de flèches. Je conserve la peur, la tristesse, les regrets, et j'en tire ma force. Je dois me battre.
Je relève la tête. J'analyse ce qui m'entoure, dans l'espoir de déceler un minuscule changement.
Mais rien ne change jamais.
Les murs gris qui m'entourent seront toujours aussi sales et ternes. L'humidité qui donne à l'air cette odeur de moisi ne disparaîtra jamais. La lumière ne dissipera pas les ténèbres qui envahissent la pièce. Tout me semble figé dans le temps, le froid glacial qui règne ici, l'emballage de la barre alimentaire qui gît au sol à moitié mangée, la lourde porte métallique qui ne doit pas s'ouvrir. L'obscurité. Et le silence. Qui m'accompagnent presque toujours. Qui me mettent face à ma douleur, face à ma honte d'être aussi faible.
L'obscurité n'est pas si affreuse. Ce n'est qu'une semi-pénombre, je distingue les contours des objets ; je préfère même ne pas en voir plus. Mais le silence...
Le silence ne me lâche pas, se colle à mon esprit qui tourne en rond sans trouver la sortie. Dire que j'aimais le silence... Et pourtant, même maintenant, je ne veux pas qu'il prenne fin.
Je la hais plus que le silence.
Il n'est qu'une de ses armes, après tout.
Non. Me concentrer. Ce qui m'entoure. Je m'avance vers le mur qui me fait face et, en dépit de la saleté, je pose ma main dessus. Je tâtonne jusqu'à trouver le début. Voilà. Je suis du doigt chaque courbe, retraçant les mots que je sais gravés en lettres à l'aspect ancien.
ÂME ENCORE INNOCENTE
FOLÂTRE ET INSOLENTE
FLAMMES AU CORPS ET AU CŒUR
EXILÉE SANS RANCŒUR
FORGÉE PAR LA VIOLENCE
GRANDIE PAR LA SOUFFRANCE
DANS LE SANG ET LA GUERRE
PERCERA TA LUMIÈRE
AINSI SE MONTRERA
TON ÉNERGIE CACHÉE
AINSI TU OUVRIRAS
LA PIÈCE AUX SECRETS
AINSI VIENDRA LA FIN.
Comme à chaque fois, les derniers mots m'arrachent un petit sursaut. Mais ce n'est pas cette inscription que je cherchais. Une autre, plus brouillonne, gravée moins profondément dans les murs de calcaire, comme si son auteur avait dû se dépêcher d'achever son œuvre avant de... je n'en sais rien. Je me contente d'effleurer les lettres du bout des doigts.
Nous traverserons les mondes, nous explorerons l'ivresse des cimes et la folie des profondeurs, nous éprouverons la joie sans barrière et la souffrance sans fond, nous découvrirons.
Nous traquerons les origines, nous sonderons le passé millénaire et les cœurs les plus durs, nous apprendrons les motivations secrètes et les causes oubliées, nous connaîtrons.
Nous plongerons au cœur du mal, nous combattrons la rage la plus primitive et la haine la plus tenace, nous apaiserons les plaies trop vives et les douleurs anciennes, nous guérirons.
Nous vivrons jusqu'à en mourir, nous mourrons de ne pas avoir connu la vie, nous perdrons ce que nous avons gagné et nous regagnerons ce que nous aurons perdu, nous triompherons.
Mais saurai-je qui est nous ?
Elle éveille en moi une sorte de reconnaissance, de compréhension – comme si elle avait été écrite pour moi. Si c'est le cas, son auteur doit avoir un sens de l'humour très étrange. Mon avenir n'est probablement pas aussi optimiste que ce qu'il décrit. Découvrir, connaître, guérir, triompher. J'en suis si loin.
Il n'y a rien d'autre sur les murs.
Je me rassieds, tends la main pour trouver la barre alimentaire et avale le reste. Fade. Comme si la mort s'invitait dans ma bouche.
Le premier jour, la première fois qu'il m'ont apporté une barre semblable, je ne pleurais pas. J'étais recroquevillée contre le mur, le plus loin possible de la porte, et je ne voulais pas leur faire le cadeau de mes larmes. Je regardais obstinément le sol. L'homme – j'ai su après que c'était lui, la femme ne s'occupe pas de ce genre de chose – a jeté quatre barres dans ma direction et est sorti sans un mot.
Le deuxième jour, j'ai profité de la brève période de lumière pour observer les lieux. J'ai vu les inscriptions, se détachant légèrement sur le mur gris. Le troisième jour, j'ai pu les lire. Le quatrième jour, les relire. Puis j'ai perdu le compte.
À quoi bon ?
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