Chapitre 5 - « Ainsi viendra la fin » (partie 2)
Lya s'est mise à trembler. Elle fixe la pièce où elle a vécu captive, hypnotisée, terrifiée. S'imagine-t-elle y retourner ? Retrouver les emballages gras, leur contenu répugnant, la faim qui tord pourtant les entrailles ? Retrouver l'obscurité, le silence et la solitude, la terreur et l'espoir ? S'imagine-t-elle à nouveau terrée dans cette pièce, priant pour que la porte ne s'ouvre pas et l'espérant quand même, tant ses pensées laissées seules deviennent terrifiantes ? S'imagine-t-elle tout cela ?
Si j'en crois son regard halluciné, ses mains tremblantes, sa face livide, oui. Elle s'imagine tout ça et bien d'autres choses encore, des choses que, moi, je ne peux pas me représenter.
Amylokirlia fait quelques pas dans la cellule, ses chaussures claquant sur le sol crasseux. Dédaignant l'inscription que j'ai remarquée, elle en effleure une autre, à droite de la porte, que je ne parviens pas à lire : son ombre la plonge dans le noir.
« Nous y voilà, murmure-t-elle. Viens, Iris. »
Le garde me relâche. Je pénètre dans la prison, veillant sans savoir pourquoi à ne marcher sur aucun emballage.
« Lis cette inscription. »
Elle s'est écartée, la lumière tombe cette fois sur les mots gravés dans la roche :
ÂME ENCORE INNOCENTE
FOLÂTRE ET INSOLENTE
FLAMMES AU CORPS ET AU CŒUR
EXILÉE SANS RANCŒUR
FORGÉE PAR LA VIOLENCE
GRANDIE PAR LA SOUFFRANCE
DANS LE SANG ET LA GUERRE
PERCERA TA LUMIÈRE
AINSI SE MONTRERA
TON ÉNERGIE CACHÉE
AINSI TU OUVRIRAS
LA PIÈCE AUX SECRETS
AINSI VIENDRA LA FIN.
Dans ma tête, le poème prend un rythme lent, un martèlement obstiné, répétitif. Les mots sont implacables. J'ignore ce que tout cela est supposé signifier, pourtant il se dégage des vers une impression glaçante de fatalité qui me met mal à l'aise.
« Cela ne t'évoque rien ? » s'enquiert Amylokirlia.
Je secoue la tête, trop perturbée pour trouver quelque chose d'ironique à lui répondre. Elle relit le poème à mi-voix, chaque mot sonnant d'une manière étrange, définitive.
« C'est toi, Iris », assène-t-elle brutalement.
Je fronce les sourcils.
« Tu es la personne dont on parle ici.
— Quoi ? »
Je relis les trois strophes, sans comprendre ce qu'elle veut dire. La fille dont ce poème fait la description, ce serait moi ? Mais sur quoi se base-t-elle ? C'est absurde.
« Je n'ai pas de temps à perdre. Je sais que c'est toi, dit-elle avec impatience, passons à l'étape suivante.
— Que... quelle étape ?
— Ne fais pas semblant de ne pas savoir, je n'ai pas le temps pour ce genre de simagrées. »
Je ne trouve rien à répondre ; j'ai l'impression de jouer dans une pièce de théâtre dont j'ignorerais le texte. L'incompréhension que je ressens doit se lire sur mon visage car, pour la première fois depuis qu'elle est entrée dans la cellule, le sien exprime un certain doute.
« Tu ne sais pas... N'as-tu jamais lu cette inscription auparavant ? »
Je m'apprête à lui répondre, mais préfère ne pas révéler que Lya m'a transmis ses pensées.
« Jamais », affirmé-je donc, un instant trop tard.
Elle plisse les yeux.
« Dis-moi la vérité. Et si c'est ce qui te retient, je sais que Lya a communiqué avec Marc et toi grâce à une F. C. des Pensées, tu ne m'apprendrais rien.
— J'ai déjà vu ce truc dans ses pensées, oui, admets-je sans regarder ma sœur. Mais j'ai aucune idée de ce que ça veut dire et je ne vois pas comment je pourrais être concernée.
— Dans ce cas, tu vois mal. Relis la première strophe. Cela désigne très probablement une enfant, qui n'a pas encore vécu beaucoup de choses. Flammes au corps et au cœur... il y a beaucoup d'interprétations possibles, mais tes cheveux sont roux et tu as un certain caractère, je dirais. Il en faut pour menacer de mort quelqu'un qui pourrait te détruire, pour défier le monde même lorsque tu es terrifiée. Il en faut pour continuer tes bravades même après que j'aie lu dans ton esprit, même après avoir laissé une jeune fille se sacrifier pour toi... »
Je lui jette un regard noir. Je déteste son ton factuel, décidé, comme si ce qu'elle affirme était une certitude absolue et non une simple opinion.
« Ça s'applique à presque tous les enfants, votre truc, protesté-je. Et la dernière ligne ne marche même pas.
— Exilée sans rancœur ? C'est justement grâce à cette ligne que je t'ai identifiée. Ce serait long et inutile à expliquer... Mais considère simplement que, maintenant, tu es exilée.
— Pour le "sans rancœur", on repassera ! »
Elle ignore mon intervention et reprend posément :
« La deuxième strophe est ce qui se produit maintenant. Le sang, la guerre, la violence, la souffrance. Ce dans quoi tu es impliquée – oui, la guerre aussi. C'est une guerre.
— Et tu n'es pas du bon côté », intervient durement Ererakinalc.
Je ne sais pas depuis quand il est réveillé. Toujours maintenu par le garde, il s'est redressé et observe sa fille avec attention, presque avec bienveillance.
« Il n'y a pas de bon côté. Ni de mauvais. Tu devrais le savoir.
— Tu ne devrais pas suivre la voie des Précurseurs, Amylokirlia... Ils ne te mèneront nulle part. Ils sont à peine plus progressistes que les Traditionnalistes. Ce n'est pas ce que tu veux. »
Amylokirlia secoue la tête, un sourire amusé aux lèvres.
« Tu ne peux plus prétendre savoir ce que je veux. Crois-tu vraiment que je suive la voie du POC ? susurre-t-elle en se penchant vers son père. Je ne suis que la mienne. »
Il ne répond rien. Son regard n'a pas changé.
« Ton énergie cachée... poursuit-elle en se tournant vers moi. Raison de plus.
— Comment ça ? »
Elle dégaine son capteur, qui mesure l'énergie liée aux Facultés azanes, si je me souviens bien. Elle le pointe vers moi et observe l'écran, sur lequel la courbe oscillante doit être à nouveau apparue. Puis elle le range dans sa poche.
« Je pense que ces fluctuations sont liées à la présence d'autres formes de Facultés, explique-t-elle tranquillement. Une certaine Faculté Spéciale, par exemple. Je ne sais pas si tu en possèdes une. Mais d'après cet appareil, tu n'as pas l'énergie d'une Terrienne normale. Que tu possèdes cette "énergie cachée", qui se montre sur les appareils de mesure mais dont tu n'as, si j'ai bien observé, jamais constaté les effets, ne me semble pas absurde.
— Donc j'ai un superpouvoir, c'est ça ? ironisé-je d'un ton mordant.
— La zycarfa devait s'arranger pour qu'alors qu'elle te poursuivait, tu fasses un détour par un endroit... particulier. Un endroit avec sept portes, nommé "La pièce aux secrets". Cela s'est-il produit ? »
Le souvenir est vif dans ma mémoire. Ce moment m'a semblé si intense que je ne m'étonne pas de me le rappeler si bien. Je dévisage Amylokirlia sans répondre.
« Oui... murmure-t-elle, la voix tremblante. Cela se lit sur tes traits. As-tu touché les portes ? Senti quelque chose d'étrange ? »
La sensation de chaleur, lorsque j'ai touché l'un des cadenas de la troisième porte, me revient. À nouveau, mon visage semble répondre à ma place.
« L'énergie cachée... une nouvelle fois, interprète-t-elle.
— C'est ridicule, votre truc. Ce serait quoi, un genre de... prophétie ?
— Exactement. Les Terriens connaissent peu de choses au sujet de cette science, mais...
— La divination n'est pas une science », siffle furieusement Lya.
Elle fixe l'inscription avec une haine qui me sidère, comme si elle était responsable de tous nos maux.
« Oh, si. Ici, la divination est tout à fait scientifique. C'est un type de Faculté Spéciale comme un autre, mais je me doute qu'on ne peut pas le comprendre en ayant été élevé sur Terre. Il existe pourtant un protocole, une classification... Regardez. »
Elle tire de son sac à dos une tablette et clique sur une icône. Une image apparaît, celle d'un écran sur lequel sont inscrits les mots suivants :
Prophétie n° 5 278 009
Date : 158 ap. Az
Auteure : (« Sophine lane »)
Fiabilité : 56,9%
Interprétation possible : //
Vient ensuite le texte du poème, fidèlement retranscrit. Stupéfaite, j'observe la photographie, en quête d'un truquage ou de je ne sais quoi ; cela ne peut pas être réel, si ? Les prophéties sont des inventions, elles ne se trouvent que dans les livres... Elles ne peuvent pas être considérées aussi sérieusement. Et il ne peut pas en exister cinq millions.
« C'est... c'est ridicule », balbutié-je.
Amylokirlia ignore ma protestation, trop occupée à scruter la fiche d'un air attentif. Puis elle range la tablette dans son sac et caresse du regard l'inscription sur le mur.
« C'est ridicule, répété-je avec plus d'assurance. Et quand bien même ce serait vrai, qu'est-ce qu'on en aurait à foutre ?
— Eh bien, il faut que tu ouvres cette pièce », réplique-t-elle comme une évidence.
Je fixe les mots sur le mur, sidérée. Ainsi tu ouvriras // La pièce aux secrets... Est-ce vraiment à cela qu'elle croit ? Que je vais... ouvrir cette fichue pièce ?
« Dans ce cas, je suis désolée de vous décevoir, mais ça ne parle absolument pas de moi. Je ne sais rien sur cette pièce et j'ai pas mes clés sur moi.
— Tu es capable de l'ouvrir », répond-elle, intraitable.
Sa voix tranchante contraste avec son visage presque doux, rêveur.
« Au fond de toi, tu sais comment faire. Ton inconscient retient peut-être le savoir, mais il existe. Tu es capable d'ouvrir cette pièce. »
Sa voix vibre d'une certitude qui me dépasse. Une certitude que je me surprends à envier.
« Il faut que tu le fasses. Ce qui se trouve à l'intérieur, quoi que ce soit, a le pouvoir de changer la face du monde. Et la face du monde azan a besoin d'être changée. Tu dois ouvrir cette pièce, Iris, tu dois trouver l'accès, et tu en es capable. »
Il y a plus que de la certitude dans sa voix. Il y a... je suppose que l'on peut appeler ça la foi. Inébranlable, inconditionnelle. Elle y croira jusqu'au bout – quel que soit le bout.
Jusqu'à présent, Amylokirlia m'a semblé terriblement rationnelle. Chacune de ses actions semblait dictée par l'utilité – par son profit –, occultant ses émotions. Rien de trop, rien qui manque. La raison, toujours. Même face à son père ou sa fille. Et pourtant, la voilà désormais, fixant une inscription absurde sur un mur noir de crasse comme si c'était la chose la plus importante au monde, la voix emplie d'une foi imparable.
Pour la première fois, je me demande si elle n'est pas folle.
Une folle raisonnable, organisée, redoutablement intelligente. Mais une folle. Après tout, n'est-ce pas de la folie, cette foi qui sature sa voix ? N'est-ce pas de la folie, cette lueur dans ses yeux quand elle regarde la « prophétie » ?
« Lya sera là pour t'aider, ajoute-t-elle d'un ton doux.
— Lya ? Tu crois... Tu crois à ce truc ? Tu sais "comment faire" ? »
Ma sœur acquiesce, d'un geste mécanique. Comment peut-elle y croire ? Elle est si rationnelle, si scientifique... Comment peut-elle penser que les prophéties existent ?
« C'était ça, la "proposition" ?
— T'aider à ouvrir la pièce. » La voix d'Amylokirlia se durcit. « Te forcer, si nécessaire. »
Je ne peux retenir un mouvement de recul.
« Et c'est ce qui est censé me blesser ? Me tuer, peut-être ?
— J'ignore quelles conséquences aura l'ouverture, répond Amylokirlia, d'un ton détaché. Il est possible que cela cause des dégâts. Maintenant, allons-y.
— Je vais pas participer à un truc qui risque de me tuer ! »
Mais déjà, le soldat qui tient Ererakinalc m'attrape avec son autre bras et se met en route. Je me débats, tente de le griffer et de le mordre, mais il ne semble même pas le remarquer. La panique me griffe le ventre. J'ai l'impression d'avoir basculé dans un monde parallèle.
Nous empruntons à nouveau une succession de couloirs qui me donne le tournis. Je n'en peux déjà plus de ces tunnels ocre tous semblables. Je veux ressortir, je veux le ciel, fût-il gris, l'herbe, fût-elle violette, le soleil, fût-il vert ; je veux respirer loin de de cette absurde « prophétie », de Lya qui me sacrifie, d'Amylokirlia et de sa probable folie. Marc me manque.
Il ne nous faut que cinq minutes pour arriver à la « pièce aux secrets ». Les sept portes sont restées inchangées ; les six premières dégagent toujours cette impression d'anomalie qui me dérange sans que je puisse vraiment l'expliquer. La septième, simple panneau de bois, offre une normalité rassurante. Rien d'étrange ne risque de se produire derrière cette porte.
Alors que je l'observe, quelque chose se produit en moi... non, hors de moi. Quelque chose tente de se glisser en moi ou de m'attirer à soi, je ne sais pas trop. Une présence. Elle n'est pas vraiment hostile ; elle dégage même quelque chose d'apaisant, comme une douce caresse, mais je me méfie trop pour m'y abandonner.
Les autres ne semblent pas affectés, mais Ererakinalc m'observe avec attention.
« Tu la sens... » devine-t-il dans un murmure ténu.
Je hoche discrètement la tête.
Je croise alors mon regard dans le miroir de la deuxième porte. Il a changé, une nouvelle fois. Les ombres ont gagné du terrain ; elles dansent à l'intérieur de mes yeux. La fille qui me regarde, le visage pâle et décomposé, semble à la fois très jeune, si naïve et idéaliste, et pourtant déjà épuisée. Elle a vécu la peur paralysante, la colère brûlante, la trahison. Elle a laissé quelqu'un derrière elle et cela la hantera à jamais.
Dans le miroir, mes compagnons ne sont plus que des formes floues, vaguement menaçantes. Les soldats n'ont pas de visage ; ce sont des monolithes, dénués de fantaisie et d'identité. Amylokirlia possède un corps souple et brumeux, qui ondule comme un serpent. Ererakinalc est un nuage sans consistance, ondoyant et flou. Lya... Lya prend des formes changeantes. La regarder me provoque une angoisse incompréhensible. Elle est indéfinissable, inexplicable. Je détourne les yeux, mal à l'aise.
« Allez, Lya. Aide-la. »
La voix d'Amylokirlia vibre d'excitation. L'exaltation étire ses traits et tord son visage. Je l'entends inspirer et expirer avec lenteur, comme si elle se forçait au calme.
« Vas-y, Lya. Maintenant. »
Sa voix tremble, sans qu'elle puisse l'en empêcher. À côté de moi, Ererakinalc sourit. Je tourne la tête vers ma sœur. Elle aussi inspire et expire doucement. Sa tête est inclinée vers l'avant, ses longs cheveux cachant son visage.
« Allez ! »
La voix d'Amylokirlia s'est chargée d'autorité et soudain, une vague d'angoisse déferle sur moi. Lya va me forcer à ouvrir cette pièce. Peut-être que j'ai raison, peut-être que cette prophétie n'est qu'un poème sans signification. Il ne se passera rien, Amylokirlia sera furieuse et je préfère ne pas imaginer ce qu'elle pourrait nous faire.
Mais peut-être que c'est une vraie prophétie.
Peut-être que je serai capable de l'ouvrir, cette pièce. Peut-être que j'en mourrai. Mais même si j'y survis, Amylokirlia obtiendra ce qu'elle veut. Et cela ne peut pas être une bonne chose...
J'avale nerveusement ma salive, suppliant je ne sais qui de faire advenir je ne sais quoi, pourvu que cela empêche les choses de suivre leur cours. C'est mon seul espoir, je m'y accroche avec toute l'énergie qu'il me reste. Y croire. Croire que les choses vont s'arranger au dernier moment. Pathétique d'en arriver ici, n'est-ce pas ?
« Lya, maintenant ! ordonne Amylokirlia, véritablement impatientée.
— Non. »
Ma sœur relève la tête, ses cheveux dévoilent son visage déterminé. Elle plante ses yeux dans le regard stupéfait d'Amylokirlia.
« Je ne le ferai pas, énonce-t-elle avec clarté. J'en suis incapable. »
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