Chapitre 5 - « Ainsi viendra la fin » (partie 1)

« Les Facultés Communes sont connues, analysées, disséquées. Elles sont parmi nous depuis la nuit des temps ; nous connaissons leurs possibilités et leurs limites, ce qu'elles nous offrent et ce qu'elles exigent de nous. Il y a longtemps qu'elles ont perdu tout mystère. Et il y a les Facultés Spéciales, très récentes car apparues peu avant l'an zéro, au cours de la Dernière Guerre, il y a mille trois cent ans. Les comprendre ne fut jamais notre priorité. Nous ne savons presque rien sur elles. Comment s'étonner alors qu'elles nous dérangent, nous effraient, que nous voulions les supprimer ? »

— Ererakinala, Facultés Spéciales, 1296 ap. Az



PAS LA PEINE DE TE CACHER, pas la peine de fuir, Iris. Je te vois.

Je suis à l'intérieur de ton esprit. Je peux l'explorer, le fouiller, le disséquer, le détruire. Je peux en faire tout et n'importe quoi, je suis à l'intérieur et si je le veux, je te connaîtrai mieux que tu ne te connais toi-même. Je saurai tout des mécanismes qui t'animent.

Je sais que tu me hais, Iris, je ressens tout ce que tu ressens. Mais cette haine est vaine. Vois-tu, en cet instant cela n'a pas de sens de me détester. Je suis toi, tu es moi. Nous sommes. Nos esprits ne font qu'un ; tout ce que je pense, tu le penses. Si tu me hais, tu te hais aussi.

Cette personne qui explore ton esprit, qui s'apprête à l'analyser dans ses moindres détails, c'est toi autant que moi. La différence, Iris, est que je ne montre que ce que je veux, tandis que tu ne peux rien cacher.

Voyons ce que tu as d'intéressant à nous dire...

Cette fille, Vingt-Sept ? Oh... J'ignorais tout cela. Non, je ne pense pas qu'ils la tueront – mais ne t'en fais pas, ce qu'elle va vivre ne sera pas très agréable. J'espère qu'ils me la rendront tout de même ; elle m'était très utile, et je doute qu'elle renouvelle sa tentative... Je savais qu'elle finirait par me trahir, de toute façon. Les transferts trahissent toujours.

Quoi d'autre ? ... Oh, les souvenirs que le froiulg t'a fait revivre. Je me doutais bien que cela te marquerait. Ce que tu ressens pour ta sœur... à creuser, je suppose. Pourquoi ce mépris alors que tu l'admires tant ? Oui, tu as peur de mourir... ce n'est pas pour tout de suite, rassure-toi. Je me suis assurée que ta vie ne soit jamais vraiment en danger, même si cela a parfois été compliqué – heureusement qu'il y avait cette terroriste parmi vos juges, j'ai bien cru que Drylkkratga ne parviendrait jamais à vous faire sortir quand le colonel Kyralljklob s'en est mêlé. Je n'avais pas anticipé une telle stupidité de votre part – se cacher dans un tas de vêtements en plein état d'urgence... à croire qu'Amyltariaea l'a fait exprès.

Ton amie Élia... l'hypocrisie terrienne. Inintéressant.

La mort de ta mère, oui. Tu te redressais sur le siège pour mieux voir... Un souvenir du visage du bébé, peut-être ? Trop flou... Dommage.

Et avant... Tu as peur que tes proches meurent, que tes proches souffrent, d'accord... Inintéressant. Ta planète te manque, tu te sens seule, tu voudrais redevenir une enfant... Rien d'étonnant. Hm... Vous avez trouvé Tomas, vous l'avez caché dans cet immeuble. J'enverrai peut-être des soldats le chercher. Sa disparition m'importe peu, mais il faudrait éviter qu'il aille raconter qu'il vient d'Edarch, je n'ai pas besoin de ça. Ah, il a un moyen de contacter cette Aeltylimola... Agaçant. Il faudra faire quelque chose, oui... Quoi d'autre ? Ta sœur te fait peur, elle au moins a compris que ce qui se joue ici demande certains sacrifices... Tu finiras par le réaliser aussi, ne t'en fais pas. Tout le monde... que se passe-t-il ?

Tout se disloque...

Je sens que nous nous dissocions, que fait-elle ? Pourquoi rompt-elle...


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Un hurlement terrifiant me perce les oreilles, un hurlement suraigu et glaçant. Mes os s'entrechoquent, l'horreur pénètre au plus profond de mon être. Qui peut hurler ainsi ? Comment est-ce possible de souffrir à ce point ?

Le cri retentit encore et encore, comme si la personne qui l'émet n'avait pas besoin de reprendre son souffle, comme si elle avait assez de terreur pour tenir jusqu'au bout. Mon cœur bat en rythme, ma respiration saccadée l'accompagne, étrange concert d'horreur.

Le hurlement continue, encore et encore, sur la même note perçante. Il ne s'interrompt que lorsque je réalise que c'est de ma bouche qu'il sort.

Le silence qui suit est écrasant. Stupéfiant comme le calme après un orage ; chargé de tension, car nous savons que si la bataille est terminée, la guerre continue, plus féroce que jamais. Le monde retient sa respiration, balançant entre deux états, attendant que le combat reprenne. Et chacun, au cœur de l'épais silence, aiguise ses armes et prévoit sa stratégie.

Puis quelqu'un inspire, une pierre roule au loin, un pied frotte contre la roche. L'écrasant charme qui nous immobilisait s'évapore.

Affalée au sol en un petit tas informe, je prends plusieurs inspirations sifflantes. Je distingue Lya et Ererakinalc toujours maintenus. Le vieil homme se débat, poings serrés par la colère ; ma sœur, en larmes, a perdu toute volonté.

La fille se tient au-dessus de moi, tête baissée.

Je tente de ne penser à rien. Amylokirlia est partout, dans chaque recoin de mon esprit. Mon seul moyen de la fuir est de ne plus penser. Plus jamais. Sa présence me rend malade.

« Qu'as-tu fait ? demande-t-elle d'un ton glacial. Pourquoi as-tu interrompu la connexion ?

— Elle n'y aurait pas survécu, explique froidement la fille. La rupture de son esprit était imminente. J'ai agi dans l'urgence, je n'avais plus le temps de faire autre chose.

— La rupture imminente, si tôt ? Es-tu sûre d'avoir bien interprété les choses ? »

Je ne veux plus entendre sa voix, sa voix glacée pleine de menace insidieuse, sa voix de mort, sa voix reliée à ses yeux qui me dissèquent de l'intérieur. Je ne veux plus penser à elle. Je ne veux plus rien, plus rien que le vide, que l'inexistence, que l'oubli. Je ne veux plus être.

« J'en suis sûre. Elle s'en remettra vite, mais si nous avions continué, les dégâts auraient été irréversibles. Et j'ai cru comprendre qu'il fallait que son esprit ne soit pas endommagé.

— Je commençais à peine, je n'ai presque pas eu le temps de m'enfoncer sous la surface. Elle ne peut pas être si faible. Je pensais qu'elle aurait autant de résistance que sa sœur.

— La plupart des personnes non-détentrices d'une F. C. des Pensées sont soumises à des limites de cet ordre.

— Cette enfant n'est pas "la plupart des personnes". »

La voix d'Amylokirlia trahit un mélange de mépris et de déception qui me donne envie de me recroqueviller davantage encore, mais je n'arrive pas à trouver l'énergie de me mouvoir. Je veux juste rester ici, pour l'éternité. Ce n'est pas si terrible... Je n'ai plus la force de résister à quoi que ce soit. Autant me laisser mourir.

Les pas d'Amylokirlia s'éloignent. La fille se penche sur moi et me force à me redresser. Elle m'adosse à la paroi, sans croiser mon regard. Je me laisse faire.

« Voilà, Lya, déclare froidement Amylokirlia. Tu as eu ce que tu cherchais, n'est-ce pas ?

— Tu ne comprends pas, intervient Ererakinalc d'une voix calme. Tu touches à des choses dont tu ne comprends rien... Quand as-tu changé à ce point ?

— Silence. Je n'ai pas besoin de tes remarques. Si quelqu'un ici ne comprend pas, c'est toi.

— Je ne comprends pas non plus, effectivement, admet-il tristement. Je ne comprends pas comment tu peux t'être aussi éloignée de celle que tu étais. Il ne tient qu'à toi de...

— Fais-le taire. »

Avachie contre le mur, je ne détache pas les yeux du sol, mais j'entends comme un léger craquement. Je tressaille, par automatisme plus que par réelle surprise. Très loin en moi-même, des replis de mon inconscient, monte une angoisse pour la vie d'Ererakinalc qui transperce la couche d'indifférence brumeuse et de désespoir. Je relève la tête, hagarde. Le vieil homme gît dans les bras du soldat, inconscient, mais son souffle erratique fait voleter ses cheveux blancs devant son visage.

« Voilà, Lya, répète Amylokirlia en me désignant. Désobéis-moi à nouveau et je ne m'arrêterai pas à temps pour préserver ta sœur de la folie.

— Vous avez besoin de moi, répliqué-je avec colère. C'est ce qu'elle vient de dire. »

Je désigne la fille qui lui a permis de lire mon esprit. Elle fait un pas en arrière, effrayée.

« Je n'ai pas besoin de toi sur le long terme, réplique Amylokirlia sans même me regarder. Me suis-je bien fait comprendre, Lya ? »

Ma sœur acquiesce, le menton tremblant. Ses larmes se sont taries, mais elles semblent sur le point de se remettre à couler. Amylokirlia la considère avec un mépris qui me donne envie de la gifler, mais je suis si épuisée que rester assise contre le mur requiert toute mon énergie.

Amylokirlia s'avance à présent vers moi, le pas souple et tranquille. Son irruption dans mon esprit ne devrait-elle pas l'avoir, elle aussi, vidée de toutes ses forces ?

« Je compte sur toi pour ne plus t'enfuir, Iris, ajoute-t-elle calmement. N'est-ce pas ?

— Sinon quoi ? Vous fouillez ma tête jusqu'à me rendre cinglée ?

— Effectivement.

— Allez-y, faites-le, répliqué-je avec défi. Mais vous allez avoir un petit problème, vous avez besoin de moi. C'est embêtant, n'est-ce pas ? »

Elle secoue la tête, indifférente à ma bravade, comme si elle savait que je suis bien plus terrifiée que je ne le montre. Ce qui est probablement le cas, d'ailleurs. Elle l'a vu.

« Et si je m'en prenais à ta sœur ?

— Vous avez aussi besoin d'elle, je me trompe ?

— Je pourrais toujours le faire après. Elle me sera vite inutile... un peu moins vite que toi, c'est vrai. »

Je secoue la tête, refusant d'imaginer qu'elle puisse mettre ses menaces à exécution.

« Vous n'y arriverez pas, de toute façon. Vous n'avez pas réussi, tout à l'heure, si ?

— Je pourrais appeler plus de deux personnes, Iris. Si je voulais m'en prendre à Lya, crois-moi, je pourrais le faire. »

Son regard planté dans le mien possède la fixité de la pierre et la dangerosité d'un serpent. Je le soutiens en serrant la mâchoire, luttant pour paraître calme et détendue, mais je ne peux pas empêcher ma voix de trembler lorsque je réplique :

« Si vous faites ça, je vous tuerai. Vous verrez. Quand tout sera fini, vous payerez pour tout ça.

— Tu me tueras, vraiment ? Toi ?

— Même si je dois en mourir, je le ferai. »

Bien entendu, je n'en suis pas aussi certaine. Je tente de m'imaginer tenant un pistolet braqué sur Amylokirlia, hésitant à tirer. Je ne sais pas quelle serait ma décision. De toute façon, l'occasion Elle se contente de rire, un petit rire plein de mépris.

« Ce n'est pas étonnant... Allons-y.

— Où ça ? »

Elle m'ignore et fait signe au soldat qui porte Ererakinalc de nous rejoindre. Elle-même s'éloigne en direction de Lya. La fille se penche aussitôt vers moi et m'aide à me relever.

« Qu'est-il arrivé à Vingt-Sept ? » me glisse-t-elle au passage.

Je m'écarte et me relève seule. Ses mots à propos de moi se heurtent aux parois de mon crâne. « Elle n'y aurait pas survécu ». « J'ai cru comprendre qu'il fallait que son esprit ne soit pas endommagé ». Elle est prisonnière, elle est contrainte, mais elle a choisi de coopérer avec Amylokirlia. Libre à elle de s'inquiéter pour Vingt-Sept, mais qu'elle ne vienne pas jouer les innocentes et me demander de ses nouvelles.

« Dis-moi, insiste-t-elle en jetant un regard terrifié au soldat qui s'approche. Dis-moi ce qu'ils lui ont fait. »

L'angoisse dans sa voix est sincère et prégnante. Je détourne les yeux, honteuse. Peut-être qu'elle n'a pas choisi de coopérer. Tout ce que je sais, c'est qu'elle est prisonnière, qu'elle s'inquiète pour Vingt-Sept et que je peux lui répondre. Même si ce que j'ai à lui dire n'a rien de rassurant.

« Elle... Elle s'est sacrifiée pour que je puisse m'enfuir. Elle a laissé un soldat l'attraper. »

Je pourrais ajouter que je l'ai entendue crier, mais je choisis de le garder pour moi.

« Je n'ai pas pu en savoir plus... j'ai juste dû continuer.

— Où étiez-vous ? demande-t-elle dans un souffle, toujours tournée vers moi.

— On était dans une... grotte sous le sable, puis on a descendu un tunnel et on s'est retrouvées dans des souterrains. »

Elle acquiesce lentement. Raconté ainsi, notre parcours semble presque surréaliste. Je suis tentée de me dire que j'ai rêvé. Je pourrais y croire, si les échos de son cri ne résonnaient pas avec autant de force sous mon crâne.

« Qu'est-ce qu'elle t'a dit ?

— Silence », intervient posément Amylokirlia.

La fille s'éloigne aussitôt de moi, l'air coupable. Le soldat nous rejoint et me saisit par le poignet. Amylokirlia nous guide dans les tunnels ; la fille nous suit, évitant de me regarder.

« Où on va ? » questionné-je à nouveau, mais personne ne me répond.

Le soldat resserre simplement sa poigne, comme s'il craignait que je m'enfuie. Mais j'ai à peine la force de me mouvoir, comment pourrais-je me mettre à courir ?

Nous marchons encore une dizaine de minutes. Puis Lya, qui marchait à côté de son gardien sans émettre une protestation, s'immobilise brutalement. Je regarde autour de moi, cherchant la cause de son arrêt, mais les parois ocre sont les mêmes que partout ailleurs.

« Qu'est-ce qu'il y a ? » la questionné-je à voix basse.

Elle ne répond rien. Le soldat la tire avec insistance mais, figée, le visage livide, elle ne semble pas avoir conscience de ce qui l'entoure. Elle respire trop vite et tremble légèrement.

« Dépêche-toi », lance Amylokirlia avec un sourire froid.

Sa voix est saturée par une insupportable satisfaction mais, curieusement, cela semble donner de la force à ma sœur ; elle se remet en marche sans un mot avec un air de défi.

Quelques minutes plus tard, je comprends son accès de panique. Nous nous trouvons devant une porte métallique, qui semble épaisse et lourde. Lya se débat, sans pouvoir échapper à son gardien. Amylokirlia tire une carte magnétique de sa poche et l'applique sur un lecteur. Le battant s'ouvre lentement. Je connais déjà la pièce qui s'offre à nos yeux.

C'est la prison dans laquelle ma sœur a été enfermée.

Une lumière crue jaillit du plafond lorsqu'Amylokirlia appuie sur un interrupteur placé à l'extérieur. La pièce doit mesurer deux mètres sur trois. Le plafond et les murs gris sont couverts d'une couche de poussière et de crasse. Le sol, lui, est tellement sale qu'il en semble noir. Un tas de papiers gras, les emballages des barres alimentaires qu'ils lui donnaient à manger, est assemblé dans un coin de la pièce. Quelques emballages traînent à côté ; je repense à l'obstination que Lya mettait dans son rangement, afin qu'aucun papier ne se trouve hors du tas. L'ouverture de la porte en a-t-elle déplacé certains, ou se montrait-elle plus négligente vers la fin ? Ça n'a aucune importance. Tu te poses vraiment des questions inutiles.

Je remarque également, dépassant du mur du fond, une chaîne métallique. L'ont-ils utilisée pour attacher Lya ? L'angoisse me submerge soudain. Je revois les traces de coups sur le corps de ma sœur, je me repasse ses souvenirs dans lesquels Amylokirlia l'interrogeait ou lisait dans son esprit... Saurai-je un jour ce qui s'est déroulé dans cette prison ? Ces murs sombres en sauront-ils toujours plus que moi sur ce qui est arrivé à ma sœur ?

La vive lumière éclaire une inscription, sur le mur du fond. Je reconnais l'écriture de Lya, bien qu'elle soit ici plus maladroite et saccadée qu'à la normale. Je me demande combien de temps elle a mis à graver une inscription si longue.


Nous traverserons les mondes, nous explorerons l'ivresse des cimes et la folie des profondeurs, nous éprouverons la joie sans barrière et la souffrance sans fond, nous découvrirons.

Nous traquerons les origines, nous sonderons le passé millénaire et les cœurs les plus durs, nous apprendrons les motivations secrètes et les causes oubliées, nous connaîtrons.

Nous plongerons au cœur du mal, nous combattrons la rage la plus primitive et la haine la plus tenace, nous apaiserons les plaies trop vives et les douleurs anciennes, nous guérirons.

Nous vivrons jusqu'à en mourir, nous mourrons de ne pas avoir connu la vie, nous perdrons ce que nous avons gagné et nous regagnerons ce que nous aurons perdu, nous triompherons.

Mais saurai-je qui est nous ?

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