Chapitre 5 - « À tout à l'heure » (partie 2)

Je le dévisage, stupéfaite, incapable de croire à ce que j'entends.

« On peut toujours... on peut toujours faire semblant de ne pas avoir pu entrer pour une raison ou une autre. On peut aller directement chez Ererakinalc.

— Tu veux... Tu veux...

— Oui. On peut faire ça, Iris.

— Et abandonner Amyltariaea ? Seule face à plein de gardes ? »

Je lutte pour ne pas hurler. Je m'attendais à ce qu'il veuille sacrifier Amyltariaea, mais pas comme ça, pas aussi ouvertement, pas sans même avoir essayé... Il refuse toujours de croiser mon regard.

« On a risqué nos vies, plaide-t-il d'une voix tremblante, tu as failli mourir... Le risque va être encore plus grand quand on entrera dans les souterrains. Tu veux vraiment l'augmenter encore ? Imagine, si on retrouve Lya, tu auras vraiment envie d'aller risquer ta vie, et la sienne avec ? »

J'essaie d'imaginer. De me représenter Lya dans le souterrain et nous qui courons à sa rencontre, la joie de la revoir, le soulagement... Oui, Marc a raison : dans ce cas, j'aurais envie de fuir, de revenir sur Terre aussi vite que possible, pas de risquer de perdre ce bonheur tout juste retrouvé. Marc a raison et je le déteste pour cela.

« On ne peut pas, murmuré-je d'une voix presque suppliante. Elle risque sa vie pour nous.

— Alors on peut risquer de tuer Lya juste après l'avoir délivrée ? »

Ses paroles font écho à celle de ma sœur un quart d'heure plus tôt. Tu vas tuer Marc. Il n'y a pas de justice, de morale, il y a juste les décisions à prendre. On s'en fout de tes valeurs, de ton égo. Et si Lya avait raison ? Si je me trompais en essayant de faire ce que je pense être juste ? S'il fallait accepter de ne pas toujours réussir, accepter de laisser ses alliés derrière soi, accepter que tout ne puisse pas bien se terminer... Non. Nous devons au moins essayer. Les choses ne peuvent pas se dérouler ainsi, nous ne pouvons pas devenir monstrueux juste par précaution. Nous n'avons pas atteint ce niveau de désespoir.

« Lya est un être humain, pas un objet, répliqué-je avec plus de froideur que ce que j'aurais voulu. Elle peut faire ses propres choix. Et je doute que ses choix impliquent de fuir alors que la personne qui a tout sacrifié pour l'aider est en danger.

— Toi non plus tu ne peux pas choisir à sa place ! proteste Marc d'une voix un peu plus aigüe qu'en temps normal, et je constate avec stupéfaction qu'il s'est mis à pleurer. Tu ne peux pas la sacrifier sans... sans lui demander son avis !

— Eh bien on lui demandera, alors ! Mais quoi qu'il arrive, Marc, quoi qu'il arrive, moi j'y irai dans cette foutue maison, et je ferai mon possible, libre à toi de fuir !

— Je ne comprends pas, Iris ! Ça nous mettrait en danger... » Il croise mon regard ; les larmes débordent de ses yeux. « Tu veux pas sauver Lya, ou quoi ? »

Je ne fais pas un geste. Il m'aurait fait moins mal s'il m'avait giflée. Il m'a fait moins mal à chaque fois qu'il m'a reproché de ne pas réaliser, de me persuader que c'était un jeu. Comment peut-il... ? Bien sûr que je veux sauver Lya. Mais sacrifier Amyltariaea pour augmenter de quelques pourcents ses chances de survie, non, ça je n'y suis pas prête. Je sais bien que je suis naïve. Que je ne prétendrais peut-être pas la même chose dans le feu de l'action. Mais si je n'ai pas la force de respecter mes convictions maintenant, je ne l'aurai jamais.

Marc me dévisage sans ciller, sincèrement perturbé. J'ai l'impression de m'éloigner de lui, tellement vite... Brusquement, je réalise que si nous nous en sortons, lui et moi, nous ne pourrons plus vivre comme avant.

« Réponds, Iris, insiste-t-il d'un ton plus dur, mais aussi plus désespéré. Tu ne veux pas la sauver ? »

À nouveau, cette question me fait l'effet d'une gifle. Mais cette fois, la colère prend le pas sur la tristesse. Qu'est-ce qu'il croit, que je me moque de notre sœur ?

« Bien sûr que si, sifflé-je avec fureur, bien sûr que je veux la sauver. Comment tu peux juste suggérer le contraire ? »

Je pourrais m'arrêter là. Mais quelque chose dans le visage à la fois désemparé et inflexible de mon frère attise ma rage et me pousse à continuer :

« Je veux la sauver plus que toi ! Combien de temps tu as mis à me dire la vérité ? Quatre jours, Marc. Quatre jours. Et tu viens me dire que je m'en fous d'elle ? »

Le silence qui s'ensuit est tel que j'ai l'impression d'entendre les battements de son cœur. Je ne comprends pas ce qui m'a pris. Je n'avais pas prévu de dire ça. Je n'avais même pas pensé ça. J'ai l'impression d'avoir franchi un point de non-retour. Ces mots, mon accusation, flotteront toujours entre nous, quoi que nous fassions.

Je le fixe sans trouver la force de parler à nouveau. Il a cessé de pleurer, il semble même avoir cessé d'exister : il est totalement immobile, le regard vide, le teint livide.

Comment ai-je pu lui dire cela ? Où ai-je trouvé la rage, la cruauté ? Il a fait une erreur, il a voulu me préserver au prix de la vie de Lya, alors il s'est persuadé qu'il s'imaginait des choses et s'est tu pendant quatre jours, oui. Mais désormais, il doit se haïr pour cela, il doit vouloir en mourir, il doit le regretter comme il n'a jamais rien regretté, et j'arrive innocemment pour appuyer sur sa blessure. Pas étonnant qu'il veuille tout faire pour sauver Lya ; parce que si nous échouons, il prendra toute la faute sur lui, il ne pourra pas se dire que nous n'aurions pu rien faire.

J'ouvre la bouche, mais mes mots me semblent vains, chaque phrase qui me vient à l'esprit est immédiatement rejetée ; je ne me suis jamais sentie aussi stupide et inutile. J'ai tant de choses à dire, mais aucun mot ne saurait les exprimer. Alors je serre mon frère dans mes bras, avec maladresse : il est raide comme un mort, ça ne facilite pas les choses. Quand je le relâche, il semble juste un peu plus perdu qu'avant. Comment quelques mots peuvent-il avoir un tel impact ?

« Marc... » soufflé-je simplement, lorsque le silence devient insupportable.

Son regard vague se pose sur moi.

« OK, lâche-t-il d'une voix atone. On essaiera, on ne fuira pas. »

Je ne réponds rien, attendant qu'il poursuive, qu'il redevienne lui-même. Il se contente de me fixer.

« Vraiment ?

— Oui, Iris. Tu as raison, il faut essayer. »

Je souris, plus soulagée par l'agacement que sa voix laisse transparaître que par son accord.

« On devrait regarder ce qu'il se passe, reprend-il avec plus d'énergie et de conviction, on verra les gardes sortir si la diversion d'Amyltariaea fonctionne.

— Ouais... Ouais, bonne idée. »

Nous reportons notre attention sur la maison grise, derrière les feuilles bleutées du buisson ; nous attendons. Cela vaut mieux que de penser. Rien ne se passe, devant la maison ; je me souviens qu'Amyltariaea nous avait avertis que sa diversion pourrait être un peu longue à mettre en place, et je regrette de ne pas lui avoir demandé combien de temps exactement.

Après quelques minutes, mon attention s'éparpille. J'observe les baies jaunâtres qui pendent aux branches du buisson. Elles sont à peine éclairées par la boule lumineuse, pourtant elles émettent une douce lueur, comme des petites lunes. Je tends la main vers l'une d'elles...

Des lettres lumineuses aussi tarabiscotées que celles que j'ai remarquées dans la station d'essence puis sur les portes de la prison jaillissent au-dessus du buisson, nous faisant sursauter.


YZLKINA – BAIES COMESTIBLE
GARDES UNIQUEMENT


« Tu penses que ça peut nous être utile ? questionné-je en montrant les baies à Marc.

— Je sais pas. Mais... »

Sans attendre qu'il poursuive, je cueille une baie et l'avale. Elle n'a strictement aucun goût, comme de l'eau gélifiée ; cette sensation me perturbe et je suis tentée de la recracher, mais je m'en empêche ; une étrange impression me perturbe. Quelque chose a changé au niveau de mes perceptions...

Mon cœur bat plus fort, chaque branche du buisson qui effleure ma peau semble y imprimer sa marque, mes yeux distinguent mieux les feuilles du buisson malgré l'obscurité, j'entends un bruit sourd et régulier, aligné sur les battements de mon cœur, que je mets quelques secondes à identifier comme ceux de Marc... Mes sens sont comme aiguisés. L'effet dure environ une minute, puis je replonge dans l'obscurité et le silence. Je distingue mon frère qui cueille à son tour une baie, sans pour une fois me reprocher mon manque de prudence.

« C'est incroyable, Iris », s'extasie-t-il dans un souffle émerveillé.

Je cueille une nouvelle baie et l'engloutis ; cette fois, son manque de goût ne me dérange pas. Je pourrais penser que je porte des lunettes de vision nocturne : je distingue les objets autour de moi aussi bien qu'en plein jour, si ce n'est que leurs couleurs sont plus fades.

« Tu ne trouves pas ça formidable ? » insiste Marc, et sa voix ricoche à mes oreilles, fait vibrer mon crâne comme une cloche.

Lorsque l'écho de sa question se tait enfin, je distingue une rumeur de conversations au loin. Quelqu'un parle, d'une voix inquiète et précipitée, à l'intérieur de la maison sans doute ; même aidée de la baie, je ne parviens pas à entendre ce qu'il dit.

« Il se passe quelque chose, Marc, affirmé-je ; ma propre voix heurte violemment mes oreilles.

— Ah oui ?

— Prends une baie. »

L'effet de la mienne s'atténue enfin ; je réprime un soupir de soulagement pour ne pas incommoder Marc. Il hoche la tête et, quelques instants plus tard, une petite silhouette sort de la maison. J'avale prestement une autre baie et suis soulagée de voir un rideau de cheveux sombres flotter derrière elle. Des gardes en tenues claires la suivent.

« C'est bon, chuchoté-je une fois l'effet dissipé. Elle a réussi !

— Minuit n'est pas venu nous avertir, tout doit bien se passer. Allons-y », approuve Marc.

Je secoue la tête : le garde caché devant la maison n'est pas parti avec les autres. Couché devant l'accès aux souterrains, il ne semble pas pressé de poursuivre Amyltariaea.

« On ne peut pas l'affronter, je suppose, déclare Marc après quelques instants. Alors... on devrait essayer de l'éloigner.

Quelques minutes plus tard, je quitte l'abri du buisson, mon masque à gaz sur la figure et quelques baies à la main. Mes entrailles se tortillent comme des serpents. Je m'avance de mon plein gré vers un soldat qui a dû participer à l'enlèvement de ma sœur, et qui pourrait bien avoir reçu l'ordre de tirer à vue. Où est passé le peu de bon sens que mon père m'a légué ?

« Qui es-tu ? »

Je sursaute, manquant renverser mes baies. Le soldat s'est brusquement redressé, un pistolet pointé sur moi. Son regard est glacial, sa main ne tremble pas.

« S'il te plaît, lancé-je en m'approchant, j'ai besoin d'aide... Ils... ils m'ont attaquée...

— Cela ne me regarde pas. Recule.

— Aide-moi ! Je n'ai pas le droit de manger ces baies, mais toi si, il faut que je sache où ils sont partis...

— Recule. »

La voix glacée du soldat m'évoque les couloirs blancs des souterrains d'Aritam. J'obtempère, sans avoir besoin de feindre la terreur.

« S'il te plaît, écoute-moi... Je pense que ce sont des terroristes, peut-être même ceux qui sont recherchés. Ils m'ont menacée... Il faut que tu m'aides !

— Parle clairement, ordonne-t-il d'un ton plus froid encore.

— Ils m'ont attaquée, je rentrais chez moi et ils m'ont attaquée. Ils cherchaient... Amylokirlia. Je n'ai pas su leur dire où elle était, ils m'ont menacée de revenir et de me tuer. S'il te plaît, insisté-je en tendant la main, prends les baies et dis-moi s'ils sont vraiment partis. »

Il saisit mon poignet, m'attire violemment à lui et s'empare des baies. Il en engloutit une, me tenant toujours d'une poigne ferme. Le sang peine à circuler dans ma main. Il tend l'oreille et je prie pour que Marc soit bien en train d'agiter les feuilles du buisson. Après quelques instants, l'inquiétude envahit le visage du soldat. Il me repousse derrière lui, je trébuche et m'effondre au sol. Il ne semble pas s'en soucier : il s'élance dans la direction du bruit. Je me relève péniblement.

Il ne me reste plus qu'à attendre que mon frère me rejoigne. Il ne figure pas sur les avis de recherche ; il a plus de chances que moi de s'en sortir si le garde l'attrape. Mais je suis terrifiée à l'idée que cela arrive.

J'attends pendant quelques minutes aussi longues que des heures, puis Marc arrive en courant. Il m'adresse un signe de tête, je lui souris. Nous nous penchons à côté de la trappe et la soulevons avec peine ; elle doit être presque aussi lourde que Marc. Finalement, nous parvenons à l'élever assez pour que je me glisse dans l'ouverture tandis que mon frère la maintient. Je pose le pied sur une barre métallique et tiens à mon tour la trappe pour lui. Elle se referme dans un claquement sec.

Nous distinguons, à la faible lueur phosphorescente qu'émet la montre de Marc, les barreaux d'une échelle. Mon frère éteint la lumière et nous descendons à l'aveugle. Il éclaire ensuite les souterrains ; nous apercevons un unique couloir qui descend en pente douce. À nouveau plongés dans le noir, nous l'empruntons avec une prudence qui ne fait qu'augmenter notre fébrilité.

Nous allons revoir Lya. Nous devons y croire. Dans peu de temps, peut-être quelques minutes, nous allons la revoir.

Nous arrivons à un embranchement. Marc illumine les deux voies qui s'ouvrent devant nous, mais sa montre éclaire à peine à un mètre de distance. Nous nous en remettons au hasard – je ferme les yeux, tourne sur moi-même jusqu'à perdre mes repères, et pointe une direction, qui se révèle être la voie de gauche. Nous nous y enfonçons, descendant encore plus bas.

Nous continuons pendant une demi-heure, prenant quelques virages sans intersection. Nous commençons à murmurer le nom de Lya, à voix basse pour n'alerter personne. Soudain, alors que je commence, poussée par l'impatience, à élever la voix, un miaulement retentit devant nous, plus faible encore que nos murmures. Deux perles noires reflètent la lumière de la montre de Marc qui tremblote sur les murs.

« Minuit ?

— Les parents d'Amyltariaea ne l'ont pas attrapée, hein ? »

Minuit fait volte-face sans nous répondre – comment le ferait-il ? Nous n'osons plus murmurer le nom de Lya, nous marchons sur la pointe des pieds, craignant qu'un garde resté à son poste nous surprenne. Nous descendons à la suite de Minuit, jusqu'à une grande salle éclairée par une lampe faiblissante. Je distingue vaguement une silhouette humaine debout face au mur du fond, des cheveux noirs...

« Lya ? »

Elle se tourne vers nous. Ce n'est pas notre sœur.

Je ne sais pas ce qui me permet de le savoir, mais ce n'est pas Lya qui se tient devant nous.

C'est Amyltariaea. Une Amyltariaea différente, pas celle qui hésitait entre détresse et colère lorsque Marc l'a démasquée, pas celle qui nous disait « À tout à l'heure » de cette voix tremblante, mais une Amyltariaea plus distante, plus froide. Est-elle furieuse ? Non, pas ça, pas vraiment ça.

Elle se tient en retrait, refusant de croiser notre regard. On dirait qu'elle a peur. Mais de quoi ?

« Amyltariaea ? je l'appelle. Tu... tu vas bien ? »

Ma voix tremblante résonne dans la salle, son écho se répercutant sur les murs.

« Iris, dit-elle d'un ton sérieux, presque solennel. Oui, je vais... bien. J'ai réussi à m'échapper, finalement.

— Mais... Mais comment ça se fait ?

— J'ai pu les entraîner sur une fausse piste. »

Sa voix me fait penser à celle de Marc tout à l'heure : elle n'exprime rien, comme si la conscience d'Amyltariaea s'était effacée de ses paroles. Quelque chose ne va pas. Sans que j'en aie vraiment conscience, je recule légèrement. Mes doigts rencontrent ceux de Marc et s'y arriment solidement.

Puis une lumière s'allume et m'éblouit, me forçant à fermer les yeux. Quand je les rouvre, je remarque qu'Amyltariaea tient un pistolet.

Braqué sur le cœur de mon frère.

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