Chapitre 5 - « A tout à l'heure » (partie 1)

« Yzlkina : baies violettes à noires secrétant des molécules agissant sur le cerveau humain. Elles diminuent le seuil de réaction aux stimuli extérieurs, donnant ainsi au consommateur une acuité accrue des cinq sens. »

— Qrstuvwxyza, Six cent soixante-seize espèces disparues, 167 ap. Az



JE NE PEUX PAS VOUS PERDRE. Tu fais du mal à tous ceux que tu aimes. Je mourrai en te haïssant. Vous ne pouvez plus rien pour moi. Ces mots me hantent alors que je me redresse, hagarde. Les épines du buisson se sont prises dans mes cheveux. Mon frère m'observe avec inquiétude – tu vas tuer Marc.

« Qu'est-ce qu'il s'est passé, Iris ? » Il jette un bref regard à Ererakinalc. « Tu as... Lya t'a parlé ? »

Je hoche la tête, trop troublée pour développer. Les pensées de Lya refusent de quitter mon esprit. Sa colère et sa terreur m'ont envahie. Et, derrière tout cela, derrière son hostilité, je devine un espoir qu'elle s'est employée à retenir. Au fond, malgré sa fureur, malgré son angoisse, nous savoir proches la soulage. Et c'est pour ça que je ne peux pas lui obéir. Je ne l'abandonnerai pas.

« Qu'est-ce qu'elle t'a dit ?

— Pas grand-chose, réponds-je d'une voix qui me semble lointaine. Elle était... contente que nous soyons arrivés jusqu'ici. Elle a un peu peur pour nous, aussi. »

Marc pose sur moi un regard pénétrant ; j'ai l'impression qu'il se retient de crier que je mens. Amyltariaea et Ererakinalc, quant à eux, ne semblent pas avoir remarqué quoi que ce soit. Si je dis la vérité à mon frère, je sais qu'il voudra continuer. S'il y a bien une valeur commune à notre famille, c'est la persévérance. Papa a tenté pendant neuf ans d'élucider la mort de Maman et n'a abandonné que lorsque la situation est devenue intenable ; nous devons être à sa hauteur. Mais Amyltariaea et Ererakinalc... Rien ne les relie à Lya, rien ne les oblige à nous aider. Inutile de leur fournir un prétexte pour abandonner.

« Elle ne t'a rien dit d'autre ? » demande Ererakinalc.

Je secoue la tête, méfiante. Amyltariaea a dû lui expliquer comment Lya communiquait avec nous. Son regard d'un noir profond me scrute comme s'il connaissait chacun de mes secrets.

« On devrait récapituler le plan, suggère Marc, sentant la tension entre nous. Il y a quelques trucs qu'on devra changer parce qu'on n'a pas eu le temps de s'en occuper, mais ça ira...

— Il y avait quand même beaucoup de failles, pointe Amyltariaea, plus soucieuse, nous aurions dû y réfléchir plus tôt. »

Mon frère lève les yeux au ciel.

« On était un peu occupés, t'as pas remarqué ? raille-t-il d'un ton agressif. Bon, donc Amyltariaea entre en premier et désactive les alarmes, ce qui devrait attirer les gardes et déverrouiller la sécurité électrique de la prison de Lya. Elle s'enfuit et s'arrange pour qu'ils pensent qu'elle est Lya et la suivent.

— "S'arrange"...

— Ce ne sera pas compliqué, tu as dit toi-même qu'ils ne penseraient pas que tu pourrais revenir. Ensuite, Iris et moi entrons dans les souterrains, et on ouvre manuellement la porte de la prison de Lya. Je suppose que vous pourrez venir avec nous, Ererakinalc, ajoute Marc après une hésitation, vous devez connaître ces souterrains... »

Le vieil homme acquiesce.

« OK, et après on pourra sortir, concédé-je. Mais Amyltariaea sera seule face aux gardes. Il faut qu'on trouve un moyen rapide de les écarter.

— Je ne vois pas », soupire Marc sans conviction.

Ererakinalc l'observe avec méfiance.

« Je n'abandonnerai pas Amyltariaea », affirme-t-il.

Sa voix basse n'exprime pas une volonté ou une protestation, mais une certitude absolue. L'intéressée se mord la lèvre, nerveuse.

« J'ai une idée, lâche-t-elle après une hésitation. Une fois que vous aurez délivré votre sœur, vous pourriez vous introduire dans la maison. Normalement, ma mère devrait être occupée à me poursuivre, vous ne rencontrerez pas de résistance. Là, vous accéderez à la pièce de commande du système de sécurité. Normalement, seule ma mère y a accès avec ses empreintes digitales, mais comme j'aurai désactivé ce genre de systèmes, il faudra utiliser un code, et je le connais – cent quatre-vingt-treize, deux cent trente-huit. Ensuite, vous serez en mesure de contrôler les informations envoyées aux gardes.

— Et donc on pourra leur ordonner de rentrer pour une raison ou une autre, achevé-je avec soulagement. Super idée. Mais comment on fera fonctionner tout ça ?

— Je m'en occuperai, décrète Ererakinalc en plantant son regard dans celui d'Amyltariaea, je connais ce genre de système. »

Sa voix est ferme, il fixe Amyltariaea sans ciller. Marc ne réagit pas, il semble distant, méfiant... J'ai l'impression que chacun d'eux émet des ondes de tension.

« Très bien, répond Amyltariaea d'un ton égal, tu sauras où aller, dans ce cas.

— Je saurai.

— Parfait, lancé-je. Donc vous venez avec nous ? »

Il acquiesce. Amyltariaea s'empare de son sac bleu.

« Si nous allons dans le désert, nous aurons besoin de masques. Vérifiez qu'ils vous vont. »

Elle ouvre son sac à dos et en tire quatre, qu'elle nous distribue. Ererakinalc grimace en posant le sien contre son visage tuméfié, mais ne laisse entendre aucune plainte. Le mien est un peu grand, mais tient quand même en place. Nous les enlevons et les gardons à la main.

Marc pose un regard anxieux sur la maison grise, une centaine de mètres plus loin.

« Dommage que Minuit soit parti, regrette-t-il. Il aurait pu nous servir d'éclaireur, il ne se serait pas fait remarquer...

— À vrai dire... »

Ererakinalc se tourne vers lui, un léger sourire aux lèvres. Marc hausse les sourcils.

« Oui ?

— Minuit n'est pas vraiment parti. »

Je fronce les sourcils ; Amyltariaea, malgré son angoisse, semble lutter pour ne pas rire, ce qui accroît mon incompréhension. Je l'ai vue en larmes, paniquée, furieuse, glaciale, ironique, mais jamais vraiment amusée. Marc observe le vieil homme, les yeux plissés ; je peux presque sentir son cerveau surchauffer. Il laisse soudain échapper un petit cri aigu.

« Ne me dites... Ne me dites pas que... que... balbutie-t-il, les yeux écarquillés, regardant tour à tour Ererakinalc et Amyltariaea. Je... C'est moi qui disjoncte ou sur une échelle de un à dix, en niveau de délire, on est... on est à cinquante-sept ?

— La deuxième option, selon la pensée terrienne, admet le vieil homme.

— On parle bien de la même chose ? clarifie mon frère.

— Quelqu'un pourrait m'expliquer, sinon ? »

Amyltariaea ne parvient plus à se contenir et éclate de rire. Je me retrouve à m'esclaffer aussi, sans même savoir pourquoi, puis je pense à Lya si proche qu'elle pourrait presque m'entendre et mes gloussements se tarissent.

« Minuit n'est pas vraiment parti parce qu'il est avec nous, lâche Marc.

— Comment ça ?

— C'est Ererakinalc. Ererakinalc est un chat. Ou Minuit est un humain, va savoir. »

Je le dévisage pendant ce qui me semble être des heures, attendant qu'il rie à son tour. Mais il reste parfaitement sérieux. Comme s'il y croyait.

« C'est absurde, lâché-je péniblement.

— On est sur une planète de fétichistes du nombre vingt-six qui ont des pouvoirs de télékinésie et de télépathie. »

Je crois que c'est l'information de trop. Faire bouger des objets, d'accord, mais se transformer ? Se transformer en chat ? Comment Ererakinalc pourrait-il être Minuit ?

Puis des détails me reviennent, des choses que j'ai oubliées ou négligées. Le regard étrange de Minuit, son comportement trop humain, le crayon qu'il a rattrapé de justesse lorsque j'ai voulu l'envoyer sur Az, nos sacs qu'il a noués à la corde, sa fuite juste avant que nous entrions dans la ville, Ererakinalc capturé à ce moment précis...

L'angoisse s'insinue dans mes veines. Je suis immergée dans un monde dont je ne connais pas les règles, je ne peux pas savoir ce qui est vrai, ce qui est faux, je dépends totalement de ce qu'Amyltariaea daigne m'apprendre. Seule, je ne tiendrais pas cinq minutes. Je ne maîtrise rien. Comment Marc, lui qui veut tout comprendre, peut-il ainsi accepter tout cela ?

« Je pense que Minuit sera plus utile que moi », affirme Ererakinalc en fermant les yeux ; une étrange expression se dessine sur son visage, une sorte d'apaisement, comme s'il s'abandonnait à un plaisir coupable.

Je le dévisage, à la fois avide et incrédule. Il va se transformer ?

Le vieil homme bascule en arrière, son corps se recroqueville au sol ; ses vêtements disparaissent au moment précis où sa peau se couvre de poils noirs, tandis que ses cheveux se rétractent dans sa tête. Ses bras et ses jambes s'incurvent et raccourcissent, sa tête s'aplatit, son nez se réduit au quart de sa longueur initiale, sa bouche se resserre... En moins de trente secondes, le vieil homme a cédé la place à un chat noir au corps souple. Il se met à ronronner bruyamment. Marc le regarde bouche bée, mais Amyltariaea semble accoutumée à cette métamorphose.

« OK, laissé-je échapper. Normal. Totalement normal. J'ai jamais vu rien de plus normal et de plus crédible de toute ma vie. Je dirais même qu'on a atteint un niveau anormal de normalité. »

Marc lève les yeux au ciel ; Amyltariaea est à nouveau sur le point d'éclater de rire.

« Bon, reprenons, nous recentre mon frère, Min... enfin, Ererakinalc, vous...

— Appelle-le Minuit, lui recommande Amyltariaea. Il n'est pas vraiment le même lorsqu'il est chat et lorsqu'il est humain, tu sais. »

Ah, oui. C'est tout à fait logique et évident. Le chat la regarde, une lueur d'approbation dans ses yeux, puis il se retourne vers Marc.

« Minuit, quand Amyltariaea aura attiré le garde, tu t'introduis dans les souterrains et tu repères les lieux ? Faudra que tu nous guides. »

Minuit incline la tête, comme pour acquiescer, puis bondit hors du buisson. À travers le feuillage, je le regarde s'approcher prudemment de la maison grise, se fondant dans les ombres jetées par la boule lumineuse derrière nous. À peine a-t-il disparu qu'Amyltariaea se redresse. Il est difficile d'en juger au vu de la faible luminosité, mais son teint me semble très pâle. Elle hésite, nous lance un bref regard. Puis elle tend la main dans une direction à droite de la maison et dit très vite, comme si les mots la brûlaient :

« S'il le faut, fuyez par là, vous trouverez la maison d'Ererakinalc. Cachez-vous dedans ; elle est protégée, les soldats sont incapables de la localiser. Il vous aidera ensuite à vous enfuir sur Terre.

— Euh... je... d'accord », bafouillé-je, prise de court.

Marc ne répond rien, trop occupé à la dévisager comme s'il pensait qu'elle mentait. Elle soutient son regard sans un mot.

« Amyltariaea, soufflé-je avant de pouvoir le regretter, je voulais te dire, enfin, bonne chance. Merci de nous aider... Quoi qu'il se passe ensuite, merci... »

Je me sens tellement mal à l'aise que je voudrais disparaître sous terre. Comment puis-je être si maladroite, si hésitante, alors que ce que je veux lui dire me semble évident ? Elle baisse la tête, semblant plus gênée encore que moi.

« De rien, je suppose », lâche-t-elle d'une voix tremblante.

J'ai l'impression qu'elle est à deux doigts de pleurer. Marc la dévisage avec ce même regard scrutateur. Je le fixe d'un œil noir, agacée qu'il lui laisse si peu d'intimité.

« Eh bien... à tout à l'heure. »

Elle se lève à son tour et s'éloigne sur le chemin gris. À tout à l'heure. Cela sonne presque comme une promesse, mais serons-nous capables de la tenir ? Tu es beaucoup trop naïve. La machine est en route, elle est lancée, et si tu te dresses sur son chemin elle t'écrasera au passage. Tu ne peux rien changer. Les mots de Lya me heurtent comme des gifles.

Et si elle avait raison ? Et si j'entraînais Marc vers sa mort ?

Tu n'as rien à prouver, tu sais ?

Il faut que je parle à mon frère. Je ne peux plus chercher à le protéger, il doit savoir ce que pense Lya. Nous devons choisir si nous voulons continuer et ce choix, je ne peux pas le faire à sa place.

Alors, je lui raconte ce qu'elle m'a dit, je lui explique qu'elle n'a pas cessé de vouloir nous empêcher de l'aider. J'omets seulement ses accusations sur les risques que je lui fais courir. Je n'ai pas envie qu'il m'assure que c'est faux. Encore moins qu'il admette que c'est vrai.

« Je m'en doutais, avoue-t-il quand j'ai fini, elle m'a demandé la même chose. Mais il ne faut pas, Iris, on ne peut pas la laisser tomber... »

Il me regarde avec un tel désespoir qu'à nouveau je prends conscience des onze mois qui nous séparent. Je me force à paraître assurée.

« Bien sûr qu'on ne peut pas. Écoute, on sait ce qu'elle pense de ce qu'on est en train de faire. Parfait !

Il émet un petit rire et ses épaules se détendent.

« J'aime bien ton raisonnement. On continue.

— J'avoue, on n'a pas fait tout ce chemin pour rien.

— C'est vrai. On est quand même... Merde, on est quand même sur une autre planète !

— Ouais, ce serait dommage de faire demi-tour. On devrait visiter, non ? Histoire de profiter un peu. Je suis sûre qu'il y a des trucs intéressants, ici. »

Il ricane.

« Sûrement, ouais.

— Mais parfaitement. J'ai déjà fait le commissariat, la prison et le tribunal ; toi, tu as parcouru la ville en long, en large et en travers. Il doit rester quelques lieux sympa, style salle de torture.

— J'ai tellement hâte, ironise-t-il.

— Ne leur dis rien. Aux autres.

— Tu me prends pour qui ? » s'insurge-t-il.

Je souris, soulagée qu'il me fasse confiance, heureuse de pouvoir encore m'appuyer sur lui. Dans tout ce que nous traversons, il est la seule constante. Ma stabilité.

« Faut qu'on parle du plan d'Amyltariaea, ajoute-t-il brusquement.

— Quoi ? Il est bien, son plan, non ?

— Je sais pas, mais ... Imagine qu'on arrive seulement à entrer dans la maison et à contrôler le système, rien ne dit qu'on réussira à sortir. Les gardes s'attendront peut-être à ce qu'on leur donne de fausses informations, si ça se trouve ils reviendront direct vers la maison et ils nous attraperont.

— C'est le meilleur plan qu'on ait, Marc. »

Il secoue la tête.

« Non, pas le meilleur.

— Qu'est-ce que tu veux dire ? T'as un meilleur moyen d'éloigner les gardes d'Amyltariaea, peut-être ?

— Non. Mais... »

Son regard me fuit. L'angoisse bloque mon souffle. Je ne veux pas l'entendre.

« Mais on n'est pas obligés d'essayer. »

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top