Chapitre 4 - Une drôle de ville (partie 2)
Aritam est vraiment une drôle de ville. Amyltariaea nous apprend que, comme toutes les villes en A, c'est la capitale de son département, Tifton. Elle est organisée en vingt-six quartiers formés de vingt-six rues qui se rejoignent sur une grande place. Toutes les façades que nous apercevons cachent des immeubles : aucun magasin en vue.
« Si, il y en a, dément Amyltariaea avant de désigner une des places sur lesquelles les rues d'un quartier se rejoignent. Dans chacun des immeubles qui donnent sur la grande place, il y a des magasins d'alimentation et de vêtements ainsi qu'un Centre des jeunes enfants, une école, et des centres de recherche ou des choses du genre.
— Et les autres magasins ?
— Ils n'existent pas. Ils ne servent à rien, paraît-il. »
Dans ma tête, je tente de dresser une liste des magasins terriens absents sur Alora, et d'imaginer comment on peut s'en passer. Je ne pensais pas que ma planète pourrait me manquer autant après quelques heures d'absence seulement.
« Attendez-moi », ajoute Amyltariaea avant de se diriger à grands pas vers l'un des magasins qu'elle nous a désignés.
Elle en ressort quelques minutes plus tard, un petit carton dans les bras. Elle nous distribue des barres alimentaires emballées dans une matière étrange, comme du plastique un peu gélatineux.
« Heureusement que le vendeur n'a pas achevé sa formation, commente-t-elle avec soulagement en mordant dans sa barre, il ne m'a pas demandé de certifier mon identité. Normalement, nous devons aller chercher la nourriture dans le magasin appartenant à notre rue, j'aurais eu du mal à prouver que j'habite ici. Mais il m'a juste demandé mon nom. La date des livraisons était passée, j'ai dû lui mentir en disant que je n'en avais pas reçu assez... J'espère que je ne lui ai pas attiré d'ennuis, ajoute-t-elle en se mordant la lèvre, angoissée.
— C'est... ça, votre nourriture ?
— Oui, nous devons en manger quatre fois par jour. C'est une excellente solution d'un point de vue diététique, elle contient tous les nutriments nécessaire et c'est bien plus pratique que les nourritures terriennes. »
En goûtant la barre, je regrette profondément la négligence du vendeur. Elle est aussi savoureuse qu'un mélange d'essence et de plastique, et plus sèche que des céréales sans lait. Dire qu'on va devoir s'en contenter pendant tout notre séjour... Je ne tente pas de dissimuler mon dégoût. Notre nourriture de Terriens n'est peut-être pas pratique, mais au moins elle n'est pas aussi infecte.
Amyltariaea cesse de marcher et consulte un panneau d'affichage projeté sur la façade d'un immeuble, indiquant ce qui doit être des horaires. Je regarde autour de moi. Quelques rares piétons parcourent encore les rues, dont certains s'arrêtent à notre niveau. À en juger par l'absence de voiture, tout le monde doit utiliser les transports en commun.
Un vrombissement ténu au-dessus de nous nous fait lever la tête. Un véhicule passe à trois mètres du sol, perd de l'altitude pour se poser près d'un poteau gris strié de bandes orange terne. Nous nous approchons. On dirait un croisement entre un bus et un hélicoptère.
Une bande orange sur le poteau s'illumine soudain d'un éclat phosphorescent. Des lettres grises se forment dessus.
« Destination : Alaric, lit Amyltariaea, c'est le bon. On peut le prendre.
— Ce n'est peut-être pas prudent, objecte Marc.
— Traîner trop tard dans les rues non plus. Il faut qu'on sorte d'ici le plus vite possible. »
Marc ne proteste pas davantage et nous avançons vers le bus. Une échelle s'est déployée devant nous, nous invitant à grimper. Un bref instant, je me demande comment font les handicapés moteurs. Et puis je revois la foule d'Azans uniformes, sans défaut physique, je me souviens de ce qu'Amyltariaea a dit à propos de la sélection du « meilleur ADN », je me rappelle le soldat qui m'a traitée d'erreur génétique, et je me dis que le problème ne doit pas se poser. Je doute qu'il y ait un seul handicapé sur Az.
Je monte dans le bus avec un inexplicable sentiment de culpabilité.
L'intérieur est frais et presque désert. Nous passons à travers un portique en métal qui émet une lumière grisâtre. Puis Amyltariaea saisit dans sa poche le bout verre cassé de ses lunettes et le lève au-dessus de sa tête, déclenchant une nouvelle lumière, orangée cette fois-ci. Nous nous asseyons à l'arrière sur des sièges durs, recouverts d'un tissu gris et orange. Cette couleur doit être propre aux bus volants.
« Vingt-quatre... vingt-cinq... vingt-six places, compte Marc à côté de moi, avant de laisser échapper un ricanement. C'est une blague !
— Prochain arrêt : Neluida, énonce une voix mécanique qui semble appartenir à une personne juste à côté de nous, tandis que l'engin se soulève du sol sans que personne ne le conduise, ce qui ne me rassure pas complètement. Atteint dans : 12 secondes. »
À quelques sièges de nous, les seuls autres occupants du bus discutent à voix basse. Il s'agit d'un homme et d'une femme, tous deux assez âgés au crâne dégarni. Curieuse, je m'approche discrètement et m'installe derrière eux.
« ... plus en sécurité, murmure la femme. Je te le dis, quelque chose cloche.
— Oh, Grfydjtyrea, tu t'inquiètes pour rien, réplique son compagnon ; s'il y avait un danger, le gouvernement nous en informerait.
— Je sais bien. Simplement, c'est effrayant, tu ne trouves pas ? Ils s'y sont introduits si facilement, et c'est un commissariat ! Et puis... tu le sais, ce n'est pas la première fois...
— Nous en avons déjà parlé. »
La femme soupire.
« Ils l'évoquent dans le journal, insiste-t-elle en tirant une tablette de sa poche. Regarde. »
Je ne peux m'empêcher de me pencher vers eux. Un article est affiché sur l'écran :
Attentat dans un commissariat À Aritam
[Informations récentes susceptibles de changer selon l'évolution de la situation]
Aujourd'hui à 21h03, un individu dont l'identité demeure inconnue s'est infiltré dans un commissariat d'Aritam, du quartier Brtywda, et a menacé les soldats qui y travaillaient de mort. Alors qu'ils tentaient de l'intercepter, le terroriste a déclenché l'explosion d'une bombe qui a gravement blessé un des soldats. Il a profité de la confusion pour s'enfuir. Une équipe d'A. E. le recherche actuellement ; pour consulter l'avis de recherche, cliquer ici. L'attentat a permis à quatre accusés en cours de jugement de s'enfuir du tribunal. Pour consulter leurs avis de recherche, cliquer ici. Ces accusés étaient suspectés d'avoir participé à des activités de terrorisme extra-azan.
Si les motivations de ces cinq terroristes sont encore inconnues, il est évident qu'ils cherchent à troubler l'ordre et à menacer la sécurité des Azans. « Pour lutter contre ces criminels, la population entière doit être impliquée, affirme Kyralljklob, colonel. Préserver Az doit être notre priorité. Si un comportement vous semble suspect, n'hésitez pas à en référer au commissariat de votre quartier. » Les cinq terroristes n'étaient pas
Je ne peux pas en lire plus, la femme range la tablette dans son sac et se tourne vers l'homme, les yeux plissés.
« C'est nouveau, ça, affirme-t-elle d'un ton neutre. Ils n'en parlent pas, d'habitude...
— Grfydjtyrea. »
La femme jette un regard paniqué autour d'elle, comme si elle craignait d'avoir été entendue. Ses yeux écarquillés se posent sur moi ; je lui adresse un sourire incertain qui semble l'effrayer davantage encore. Elle ferme les yeux, se retourne, s'enfonce dans son siège et n'ouvre pas la bouche du reste du trajet.
Ils parlent déjà de « l'attentat » dans les journaux... Pourquoi celui-ci, s'il y en a eu d'autres avant, comme l'a précisé la femme ? Je ne peux m'empêcher de craindre que cela ait à voir avec nous. Ils savent que nous sommes terriens. Et puis...
Elle m'a regardée. Elle a vu mon visage.
Mon cœur manque un battement. Il suffit qu'elle reprenne sa tablette et consulte l'avis de recherche... Elle nous dénoncera et ce sera reparti... Le bus ralentit ; je me lève. Je lutte pour masquer ma terreur et parler d'une voix calme, détachée.
« On descend là.
— En es-tu sûre ? demande Amyltariaea, surprise, en regardant dehors.
— Ceilo, affirmé-je en l'imitant pour voir le nom de l'arrêt. C'est ici. »
Elle fronce les sourcils ; je la supplie du regard de ne rien dire. Elle acquiesce avec lenteur, jetant un coup d'œil en biais aux deux autres occupants du bus.
« Oui, tu as raison. Je ne pensais pas qu'il était aussi tard. »
Nous descendons dès que les portes s'ouvrent ; je ne respire librement que lorsque le bus est parti, emportant un dernier regard à la fois intrigué et apeuré de la femme.
« Pourquoi nous avoir fait descendre plus tôt, Iris ? s'enquiert Amyltariaea. Nous n'avons pas de temps à perdre.
— Un article a été publié, soufflé-je, craignant d'être entendue même si les rues sont désertes. Ils expliquaient qu'on s'était échappés du tribunal, il y avait des avis de recherche... J'ai eu peur que l'un d'eux nous reconnaisse. »
Amyltariaea blêmit.
« Allons-y, ordonne-t-elle après un instant de réflexion, nous étions presque arrivés de toute façon. Ne faites pas de bruit, inutile d'attirer l'attention à cette heure. »
Nous la suivons sans protester, mais l'angoisse qui s'était un peu dissipée pèse à nouveau sur ma poitrine. J'ai l'impression que le moindre de mes mouvements est épié, je me sens vulnérable, trop visible. Chacune de mes actions semble agiter un panneau « Terrienne » au-dessus de ma tête.
Nous passons devant une porte aussi gigantesque que celle par laquelle nous sommes entrés dans la ville. Elle est fermée, sûrement à cause de l'heure tardive ; quelques soldats sont postés devant. Nous restons à bonne distance et ils ne font pas attention à nous.
« Nous allons sortir par la porte de Mklokzo, nous informe Amyltariaea à mi-voix, cette une porte privée donne accès à la maison de ma mère. »
La porte de Mklokzo est bien plus petite ; Amyltariaea tire une carte magnétique de sa poche et l'applique sur une cellule à côté de la porte, qui s'ouvre doucement. Quelques mètres au-dessus de nos têtes, une boule brillante semble flotter dans l'air, éclairant d'une lumière vacillante le paysage devant nous. Un chemin bétonné traverse une prairie violette – des cultures de réserve, paraît-il. Autour, le désert rouge ondule sous le vent. Au bout du chemin se dresse une maison grise à deux étages. La porte se referme derrière nous. Il fait trop sombre pour qu'on puisse nous voir depuis la maison, mais le terrain est presque totalement dégagé ; je me sens exposée.
« Ici », nous lance Amyltariaea.
Elle nous entraîne vers un buisson touffu aux feuilles bleutées garnies de baies jaunâtres, situé quelques mètres devant la boule lumineuse. Elle écarte quelques branches et disparaît à l'intérieur. Nous la suivons aussitôt ; de l'intérieur, nous distinguons la maison et la prairie derrière les feuilles, mais nous sommes invisibles. Je souris à Amyltariaea.
« Regardez là-bas, murmure-t-elle en tendant le doigt. Vous voyez ? »
J'écarte une feuille, plisse les yeux et aperçois une silhouette vêtue de violet de la tête aux pieds ; elle se fond totalement dans le décor. J'acquiesce.
« Qu'est-ce qu'il fait ici ?
— Il garde l'entrée des souterrains. C'est là qu'est votre sœur... »
Je ne réponds pas ; cette simple phrase a ravivé mon angoisse. Lya est ici, tout près, mais nous ne pouvons pas l'atteindre. Je me mords la lèvre pour contrôler ma terreur. Tout se passera comme prévu. Il suffit de suivre le plan.
Ma main se crispe soudain sur la feuille bleue que je tiens toujours : une autre angoisse vient de s'infiltrer en moi. L'angoisse de Lya. Peut-être est-ce la proximité, ou la vulnérabilité engendrée par ma peur, ou nos états d'esprits similaires ou mon envie de la revoir ou je ne sais quoi d'autre... Toujours est-il que cette fois, les pensées de ma sœur m'emportent avant que j'aie pu songer à lui opposer la moindre résistance.
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Bordel, Iris, tu es complètement stupide ou quoi ?
Dis-moi que je me trompe, dis-moi que je ne l'ai pas entendue dire ce qu'elle a dit... putain, Iris, dis-moi que vous n'êtes pas là !
Non. Ce n'est pas possible que ça se passe comme ça. Je vous avais dit... Va-t'en ! Je ne veux pas... Vous ne pouvez pas. Iris, je t'aime, je vous aime tous les deux plus fort que j'ai jamais aimé personne, alors s'il te plaît, fais demi-tour... Qu'il me reste au moins ça. Que je ne meure pas en sachant que vous allez me suivre. Tu as vu ce qu'ils m'ont fait, ce à quoi ils m'ont réduite, alors ne me fais pas souffrir encore plus ! Je n'en peux plus, Iris. Ma seule lueur, c'est vous, et je ne peux pas la perdre ! Je ne peux pas vous perdre !
Vous ne pourrez rien changer tous les deux. Tu crois vraiment que deux gamins peuvent faire une différence ? Tu es beaucoup trop naïve. Arrête de croire que tu peux sauver tout le monde. Tu sacrifies Marc pour une chimère. Tu ne pourras pas me sauver. La machine est en route, elle est lancée, et si tu te dresses sur son chemin elle t'écrasera au passage, c'est tout.
Reculez.
Ne t'obstine pas, c'est stupide et dangereux. Tu fais du mal à tous ceux que tu aimes. C'est ça ton but, nous détruire tous ? Laisse tomber. Réfléchis avec ton cerveau, pas avec ton espoir, ça te fera du bien. Tu vas tuer Marc. Pour rien. Fais demi-tour ou je te haïrai, je mourrai en te haïssant.
Mets-toi ça dans la tête : tu ne peux rien changer. Rien. Vous êtes deux, ils sont des millions, vous n'avez aucune chance. Tu fonctionnes avec une vision binaire, ce qu'il faut faire parce que c'est juste, ce qu'il ne faut pas faire parce que c'est mal. Mais ce n'est pas ça, la vie. Il n'y a pas de justice ou de bien, il y a juste les évènements qui te tombent dessus et toi seule face à eux, ignorant ce que tu dois faire... Tu ne peux pas te fier à ton instinct ou à tes valeurs, tu dois réfléchir, garder la tête froide, prendre du recul et déterminer la meilleure décision. Voilà. Il n'y a pas de justice, de morale, il y a juste les décisions à prendre.
Tu veux jouer les héroïnes, Iris ? Il n'y a pas non plus de héros. C'est triste, peut-être, mais c'est comme ça. On s'en fout de tes valeurs, de ton égo. Tu vas tuer Marc.
Alors fuis.
Faites demi-tour, tant qu'il est encore temps.
Vous ne pouvez plus rien pour moi.
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