Chapitre 4 - Le goût de la trahison (partie 1)

« Erreur génétique : individu ne correspondant pas aux normes décrétées par le gouvernement, si aberrantes soient-elles. Les erreurs génétiques ne meurent pas : elles ne sont pas nées. Sauf, bien sûr, lorsque l'on découvre qu'un citoyen en est une – découverte qui coïncide avec l'expression par ledit citoyen d'idées politiquement dangereuses. Mais une coïncidence n'est jamais rien d'autre qu'une coïncidence, n'est-ce pas ? »

— Mlakizzolab, Dictionnaire réaménagé de la politique azane, 1275 ap. Az



« QU'EST-CE QUE TU RACONTES ? »

Le cri de Marc déchire le silence épais qui a suivi la reddition de Lya. Toutes les têtes se tournent vers lui, sauf celle de ma sœur ; c'est pourtant précisément elle qu'il regarde.

« Tu peux pas faire ça ! insiste-t-il. C'est complètement débile. Tu risques...

— Allons, le coupe Amylokirlia en lui adressant un sourire dangereux, ne te mêle pas de ses affaires. Ta sœur sait ce qui est bon pour vous.

— Vous l'avez manipulée, c'est tout ! Ne fais pas ça, Lya !

— Je sais ce que je dois faire. »

Sa voix est calme, trop calme, presque désincarnée. Elle fixe le sol, ses traits se sont affaissés, comme si le désespoir les tirait vers le bas.

« Je n'ai pas le choix, Marc, ajoute-t-elle d'un ton si neutre que j'ai l'impression que quelqu'un d'autre s'exprime par sa voix. Il faut que je l'aide, c'est la seule solution. »

Amylokirlia recule et se dirige vers Lya ; les deux filles en profitent pour s'éloigner elles aussi. Malgré la situation, le soulagement m'envahit lorsque je réalise qu'Amylokirlia ne lira pas dans mon esprit. Je me sens lointaine, la réalité me semble floue et la colère de Marc, presque absurde. Il me jette un regard désespéré, comme s'il espérait que je me joigne à lui. À quoi bon ? Ce n'est pas ça qui changera le cours des choses... Pourquoi est-il furieux, d'ailleurs? Lya vient d'éviter que l'on investisse mon esprit, que l'on décortique mes pensées, que...

« C'est bien, susurre Amylokirlia. C'était la bonne décision, ils finiront par le comprendre.

— Non, hurle Marc, on ne comprendra jamais ça ! Tu ne peux pas, Lya ! »

Malgré moi, sa fureur me contamine peu à peu tandis que la réalité reprend ses couleurs inquiétantes. Lya a cédé à Amylokirlia, alors qu'elle lui avait promis qu'elle ne le ferait pas, alors qu'elle l'avait presque mise au défi de trouver un moyen de la faire plier. Il faut croire que c'est moi, ce moyen. Mon soulagement me semble soudain coupable ; certes, Amylokirlia m'a épargnée, mais que Lya l'aide dans ses projets n'est pas bon signe... et puis... « Cela risque de la blesser. Voire de la tuer »... c'est ce qu'elle-même a affirmé tout à l'heure. Risque-t-elle vraiment de me tuer pour ne pas me voir souffrir ? Est-elle faible à ce point ?

Tu es bien placée pour dire cela, Iris, toi qui crains plus pour toi-même que pour tes proches, toi qui n'oserais probablement pas donner ta vie pour sauver celle de Lya... Certes. Mais jusqu'à présent, je n'ai pas vendu la vie de ma sœur pour échapper au spectacle de sa douleur. Lya ne peut pas céder. Elle doit ordonner à Amylokirlia de se remettre à fouiller dans mon esprit. Cette simple idée me terrifie, pourtant je ne vois pas d'alternative.

« Inutile de perdre du temps. Allons-y, décide Amylokirlia.

— Lya, réfléchis deux secondes ! interviens-je, paniquée. Ne te laisse pas manipuler...

— Je ne suis pas manipulée, répond Lya de sa voix dans âme.

— Allons-y, cela suffit. »

Le visage de Lya se durcit.

« Vous aviez dit que vous libéreriez Marc », rappelle-t-elle froidement.

Mon frère lui jette un regard noir. Amylokirlia se fend d'un sourire compatissant.

« Cela ne va pas se passer exactement comme prévu, je le crains, réplique-t-elle d'une voix suave. Je ne peux pas relâcher quelqu'un qui a si peu de tenue.

— Il ne dira rien. N'est-ce pas, Marc ?

— Oh, si, affirme férocement mon frère. J'entrerai dans le premier commissariat venu, je leur parlerai des petites magouilles que vous faites dans leur dos. Je ne m'en priverai pas. »

Amylokirlia incline la tête, plus amusée qu'agacée.

« Plus rien n'aura d'importance une fois que tu auras accompli ta tâche, murmure-t-elle à Lya. Je pourrai les laisser partir, ton frère, ma fille, même mon père. Mais avant... non.

— Je ne ferai rien sans garantie », contre Lya.

L'obstination dans sa voix me rappelle celle qu'elle employait à protester quand les adultes tentaient de lui faire « passer un bon moment en famille » ou quand Marc et moi voulions jouer avec elle. Ce n'est vraiment pas le moment de penser à ça...

« Tu le feras. Veux-tu que nous explorions l'esprit de ta sœur ?

— Vous m'aviez promis que vous le libéreriez !

— Ça ne change rien à l'affaire, Lya ! proteste Marc. Ne la laisse pas avoir... »

Il se tait soudain lorsque la plus jeune des filles croise son regard. Elle rompt très vite le contact visuel ; mon frère semble surpris, pensif, comme s'il avait soudain des centaines d'informations à assimiler.

« Sois raisonnable, Lya. Tu vois bien que je ne peux pas le laisser aller où il le souhaite. Il se jetterait devant les fusils des soldats plutôt que de vivre sans Iris. Tant que tu refuses, nous sommes dans une impasse. » Elle me fixe de son regard glacé, qui me donne l'impression de n'être qu'un paramètre dans une équation complexe. « Et j'emploierai les moyens qu'il faudra pour en sortir. Veux-tu que nous allions jusque-là ?

— Je... Ce ne sera pas nécessaire, murmure Lya sans la regarder – et je me souviens de toutes ces fois où nous espérions vaincre son entêtement légendaire. Je le ferai. Mais laissez-les seuls ici, alors. Je ne veux pas que vous les surveilliez ou que vous leur fassiez du mal. Enlevez vos caméras et tous vos autres trucs.

— Si c'est ce que tu veux... Enlève les caméras, Amortinokeb. Amyltariaea pourra vous alerter s'il en oublie ; elle sait qu'il m'aurait été impossible d'en rajouter pendant son absence, tout cela est bien trop contrôlé. »

L'intéressée acquiesce, le visage lugubre ; Amortinokeb s'exécute. Il est si grand qu'il n'a pas de mal à déloger les caméras accrochées au plafond. Il les entasse dans une caisse qu'il a récupérée dans la pièce adjacente. Amyltariaea ne proteste pas.

Il se dirige ensuite vers moi, me noue les poignets avec une corde puis me libère de mes chaînes et me tire en avant. Lya et Ererakinalc subissent le même traitement. Amylokirlia sort de l'appartement, suivie des deux filles ; il veut y pénétrer aussi mais elle secoue la tête.

« Reste avec eux. Vous deux, venez. »

Lya obéit sans protester. Un peu désarçonnée – quelle utilité d'enlever les caméras pour laisser Amortinokeb les surveiller ? –, je m'avance à sa suite.

« Allez, courage, me glisse Amyltariaea au passage. Tout ira bien. »

Incapable de comprendre comment elle peut s'illusionner ainsi, je hausse simplement les épaules et la laisse à son sort, seule avec Marc et son père. Je n'ose pas regarder mon frère.

La porte se referme sèchement alors que nous pénétrons dans l'ascenseur ; je ne peux m'empêcher de me dire que je ne les reverrai peut-être jamais.

Ererakinalc s'adosse à la paroi de l'ascenseur, l'air totalement détendu, et observe Amylokirlia dont les mains sont crispées sur son sac à dos jaune. Je jette un œil aux deux filles ; elles aussi semblent prisonnières. Si nous n'avions pas les mains liées, si ce boîtier n'enserrait pas leur cou, nous pourrions probablement maîtriser Amylokirlia. Elle est seule, après tout...

Pourtant, rien dans son attitude n'indique qu'elle nous craint. Elle semble persuadée que nous lui obéirons jusqu'au bout. Son regard ne se détache pas de moi. Je me demande ce que Lya est censée faire et en quoi cela me concerne ; une certaine curiosité me saisit soudain. Un sentiment qui me semble presque nouveau. C'est pourtant ce que l'on devrait éprouver en découvrant une planète inconnue, non ? Cela me fait du bien malgré moi.

Les portes de l'ascenseur s'ouvrent et nous quittons l'immeuble. La chaleur moite de l'air ambiant contraste avec le ciel gris qui m'évoque les hivers terriens. Des dizaines d'Azans se pressent dans les rues ; aucun ne semble s'étonner de voir l'une des leurs accompagner cinq prisonniers. Je suppose qu'ils sont habitués à ce genre de scène. Le soleil vert décline, projetant sur le sol en béton des ombres verdâtres et sur les murs une lumière glauque.

Nous suivons le chemin que nous avions emprunté à l'aller, dans l'espoir de sauver Amyltariaea. Nous approchons de la porte de Nysra et je reconnais le soldat qui nous avait laissés entrer, celui qui se méfiait de nous. Je le fixe avec insistance, espérant sans trop savoir pourquoi qu'il se souvienne de moi, peut-être parce que j'ai peur de disparaître sans laisser aucune trace. Cela semble si facile sur cette planète étrange où la vie d'un homme ne tient qu'à un formulaire administratif mal rempli. Mais le soldat m'accorde à peine un regard ; il adresse en revanche un hochement de tête à Amylokirlia, comme s'il la connaissait.

« Il ne reste que deux heures avant la fermeture des portes, débite son collègue d'un ton monocorde lorsque nous passons devant eux. Reviens à temps pour le couvre-feu.

— Entendu. »

Elle passe la porte sans ajouter un mot ; nous la suivons à l'extérieur. Une bourrasque fait voler mes cheveux et courbe l'herbe devant nous. Le temps semble plus clément à l'extérieur, peut-être parce que les murs de béton bloquent le vent rafraîchissant. Je ne sais même pas pourquoi je pense à la météo. Dans quelques minutes, quelques heures peut-être, ma sœur me tuera. Ou du moins, risquera de me tuer. La réalité a pris la texture du rêve.

« Le couvre-feu ? » glisse Lya à Ererakinalc.

Amylokirlia répond avant son père.

« Les portes de chaque ville ferment à vingt-deux heures azanes, ce qui correspond à la moyenne des couchers de soleil. Cela permet d'éviter les intrusions nocturnes et d'assurer un certain contrôle des déplacements des citoyens.

— Pourquoi vous nous répondez ? demandé-je aussitôt, mais elle ignore ma question. Et puis, c'est absurde. Il se passe quoi si quelqu'un est dehors au moment où tout ferme ?

— Il reste dehors », répond-elle d'un air surpris, comme si ma question était incongrue.

Je jette un regard à Ererakinalc, espérant qu'il démente ces informations.

« Mais je croyais que l'air était toxique, vous condamnez les gens à mort !

— L'air n'est pas toxique au-dessus des cultures. Et les voyageurs ont en général l'intelligence de se munir de masques », me signale Amylokirlia d'un ton froid.

Au lieu de se diriger comme je m'y attendais vers la maison grise, elle coupe à travers les cultures violettes, sans sembler se soucier des plants qu'elle écrase.

« Où on va ? »

Elle ne répond pas à cette question. Je me tourne vers Lya, attendant qu'elle me fournisse une explication, mais ma sœur refuse de croiser mon regard. Elle respire doucement, gagnée par la nervosité.

Un mouvement vif en face de moi m'alerte soudain. L'une des filles a poussé Amylokirlia en avant ; elle tombe sur les fesses en poussant un cri. La fille se détourne aussitôt, s'éloigne en courant et s'engage dans le désert sans hésitation, bien qu'elle ne porte pas de masque. Avant même de se relever, Amylokirlia porte à sa bouche la branche droite de ses lunettes.

« Cultures de Nysra, un quart de marlerratik », annonce-t-elle calmement.

Je plisse les yeux en direction de la porte que nous avons franchie. Il me semble y discerner du mouvement. Si je veux m'enfuir, c'est maintenant. Tout de suite. Je m'élance en tentant de ne pas trébucher : avec mes mains liées, je ne pourrais pas me rattraper. Amylokirlia esquisse un mouvement pour m'empêcher de fuir, mais Lya se jette entre elle et moi.

« Vite ! » hurle-t-elle.

Je ne réfléchis plus. Espérant que Lya et Ererakinalc pourront eux aussi s'enfuir, je redouble de vitesse. Lorsque j'arrive au bord du désert, le visage nu, vulnérable, l'hésitation me fige sur place. Puis-je vraiment prendre ce risque ? Des renforts risquent de rejoindre Amylokirlia à tout moment... Mais pourrai-je trouver un abri en quinze minutes ?

« Iris, va-t'en ! »

Le second cri de Lya me donne le courage – ou la folie – nécessaire, et je m'élance dans le désert. Courir sur du sable n'est pas chose aisée, mes pieds ne cessent de s'enfoncer et je fais tout pour ne pas respirer la poussière que je soulève – même si, d'après mes souvenirs des explications d'Amylokirlia, la toxicité du gaz n'avait rien à voir avec le sable.

Je ne tarde pas à repérer la fille qui court devant moi : ses vêtements gris se détachent sur le sable. Elle doit connaître cet endroit pour avoir choisi si résolument d'y fuir. Je décide de me fier à elle et modifie ma trajectoire pour la rejoindre. Espérons simplement qu'elle n'agisse pas au hasard... Vu la façon dont elle semble traitée, ça ne serait pas impossible.

La fuyarde, dont la condition physique laisse à désirer, perd son avance. Elle jette un regard nerveux par-dessus son épaule, mais se détend en me voyant. Je n'ai aucune notion du temps qui s'est écoulé ; approchons-nous de la fin des quinze minutes ? La fille court en ligne droite, régulière, déterminée.

Puis elle disparaît.

Je m'arrête à l'endroit où je l'ai vue pour la dernière fois. De petites dunes de sable rouge m'entourent, tremblotant sous les assauts du vent. Je ne distingue plus Aritam, ni les cultures d'où nous venons. Rien de particulier et pourtant, elle n'est plus là. Comment faire maintenant, seule dans le désert, sans masque, sans guide, sans aucune idée du temps qu'il me reste avant que le gaz ne se déclenche ?

Pourquoi ai-je écouté mon impulsivité, une fois de plus ? J'ai abandonné ma sœur à Amylokirlia, tout ça pour me retrouver perdue dans un désert immense, promise à une mort certaine. Je pourrais tenter de retrouver la ville, mais même si j'y parviens avant que le gaz ne se déclenche, ce qui serait un miracle, les soldats à l'entrée me livreraient aux autorités. Comment ai-je pu croire que fuir était une bonne idée ?

Un faible cri retentit sur ma gauche, un peu étouffé. Je pivote aussitôt, le cœur battant la chamade. Y a-t-il des prédateurs dans le désert, tant qu'on y est ? Des zycarfa ? Le cri se fait à nouveau entendre et je réalise qu'il semble... humain.

« Il y a quelqu'un ? »

Je m'approche lentement de sa source. À nouveau, le bruit me parvient. J'avance encore ; on dirait que l'endroit d'où il vient se trouve sous la surface du désert... Une main surgit soudain d'une dune, puis la tête de la fille apparaît dans le sable. Mon cœur manque un battement.

« Bordel, hurlé-je, c'est quoi ce truc ? Tu... »

Sans me laisser le temps de bafouiller davantage, elle agrippe ma cheville et me tire vers elle. Je n'ai même pas le temps de hurler. Le sable ne m'offre aucune prise pour lui résister ; je m'effondre dedans, manquant de m'étouffer. Je sens qu'elle me traîne en arrière, puis un courant d'air frais passe sur mon visage et j'atterris violemment sur un sol de pierre.

Je me redresse en crachotant et regarde autour de moi, stupéfaite. Je me trouve dans une grotte au plafond bas, qui doit faire deux mètres de large. La pénombre règne sur la petite cavité, l'unique source de lumière étant une ouverture ouverte sur le désert ; je suis à l'intérieur d'une dune, mais un puissant souffle d'air, généré par un appareil invisible, empêche le sable de pénétrer dans l'abri. Il émet un bruit semblable à celui d'une centaine de ventilateurs fonctionnant en même temps. Derrière moi, au fond de la grotte, la fille se tient accroupie, le regard méfiant.

« Salut. Merci de... m'avoir sauvée », dis-je maladroitement.

Je ne lui fais pas confiance non plus ; sur le coup, me fier à elle était ma seule option, nos intérêts convergeaient... mais elle a tout de même permis à Amylokirlia de lire dans les pensées de ma sœur.

Elle hoche sèchement la tête ; je ne sais même pas si elle m'a entendue par-dessus le bruit. Elle saisit une sorte de pince et s'attaque à son collier, le prenant en tenaille sans sembler se soucier des blessures qu'elle se causera. Lorsqu'il se brise, elle le jette vers l'extérieur, à travers le souffle d'air frais. Un filet de sang s'écoule de son cou.

Que faire, maintenant ? Lya et Ererakinalc sont aux mains d'Amylokirlia ; ils ont peut-être réussi à s'échapper avant l'arrivée des soldats, mais je ne dois pas compter dessus. Marc et Amyltariaea sont toujours enfermés sous la surveillance d'Amortinokeb...

Il faut que je rentre dans Aritam, que j'aille chercher Tomas et que nous contactions Aeltylimola. Elle pourra certainement nous aider à affronter Amortinokeb pour libérer Marc et Amyltariaea. Ensuite, cette dernière saura sûrement où aller pour délivrer Lya.

Tout n'est pas perdu. Tu peux y arriver, Iris, c'est pour ça que Lya t'a aidée à partir.

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