Chapitre 4 - La nuit, tous les chats sont gris (partie 2)
Je dépose le mot sur notre bureau, enfile mon manteau roulé en boule par terre, fixe la lampe sur mon front et évalue la distance qui me sépare du sol. Papa, qui dort dans le salon avec Maria, a le sommeil beaucoup trop léger pour que je me risque à passer par cette pièce.
Trois mètres. Je ne peux pas risquer de sauter.
La gouttière juste à côté de la fenêtre, peut-être ? C'est risqué. Je tends la main et m'y agrippe. Elle ne bouge pas ; elle est au moins un peu solide. Rien ne dit qu'un peu suffise...
Ne trouvant pas d'autre option, j'enjambe la balustrade, me retourne face à la chambre, saisis de la main gauche le tuyau métallique et resserre ma poigne sur la rambarde de la fenêtre, prête à m'y rattraper si la gouttière ne tient pas. Je place un pied contre le mur puis, avec lenteur, fais de même avec l'autre. Le mistral fait claquer mes vêtements et me repousse vers la façade.
Je desserre mes doigts sur la rambarde, laissant le tuyau porter tout mon poids.
La gouttière résiste.
Alors, encore plus lentement, j'éloigne ma main droite de la rambarde, l'essuie contre mon pyjama pour m'assurer qu'elle ne glisse pas et crispe mes doigts sur la gouttière.
Le souffle court, je commence à descendre.
Centimètre par centimètre, je me rapproche du sol. Je fais glisser mes mains sur le tuyau, n'osant pas les détacher. Je tremble à chaque grincement de la gouttière, mes doigts sont si crispés et raides que j'ai peur de lâcher.
Lorsque mes pieds sont à un mètre du sol, je n'y tiens plus : je saute. L'impact me fait grimacer, mais je ne suis pas blessée. Je jette un dernier coup d'œil vers la fenêtre de notre chambre, vers mon petit frère endormi. Je ne reviendrai pas sans réponses.
Le chat miaule à nouveau. Je baisse les yeux vers lui et, sans surprise, rencontre deux prunelles noires. Pendant un court moment, nous nous dévisageons, et quelque chose passe dans le long regard que nous échangeons, lui, moi, moi, lui. Puis je cligne des yeux.
« Encore toi, soufflé-je. T'as de la chance que je sois pas superstitieuse. »
Évidemment, il ne me répond pas.
Est-ce que je rêve ? Curieusement, j'en doute. Son regard aimante le mien, mais je me détourne, mal à l'aise. Ce n'est qu'un chat, je devrais me demander comment il peut sembler si humain. Pourtant, la seule question que je me pose est : puis-je lui faire confiance ? Il m'observe avec insistance, comme pour répondre que oui.
Je me retourne vers la maison. Comme elle est située au bout de la rue, deux de ses façades son visible. Celle devant laquelle je me tiens comprend la fenêtre de notre chambre et, juste en-dessous, celle du salon. Par chance, les volets sont tirés et Papa n'a pas pu me voir.
Je les entrouvre et regarde à l'intérieur. Maria dort profondément tout en émettant un léger ronflement. Papa, lui, se tourne et se retourne sans trouver le sommeil. Je réalise que Marc et moi ne devons pas être les seuls à nous poser des questions, même si Papa n'en montre rien.
Les voir ainsi, insouciants et terriblement vulnérables, me donne le tournis. Je n'ai jamais vu Maria dormir et ce spectacle me semble étrange. Je connais le plat préféré de Maria – risotto et cabillaud – mais je suis, ou plutôt j'étais, incapable de dire dans quelle position elle dort. Ça me donne l'impression de la connaître plus intimement que jamais. Quand Marc saura qu'elle ronfle... Un soudain malaise m'envahit. Je suis en train de regarder mon père et ma belle-mère dormir par la fenêtre de leur chambre. Je détesterais que quelqu'un m'espionne de cette manière.
« C'est ce que tu voulais faire ? grogné-je en direction du chat. M'inciter au voyeurisme ? Pervers... »
M'ignorant, il se retourne d'un geste lent et fluide, puis se dirige vers l'autre façade de la maison et s'arrête. Je le rejoins, intriguée. Il s'est assis devant la fenêtre de Lya. La lumière filtre à travers les volets. Il est plus d'une heure du matin, c'est inhabituel venant de ma sœur.
Devant la lueur d'impatience dansant dans les yeux noirs du chat, j'hésite – je me vois mal demander Euh, Lya, ça ne te pose pas de problème que j'ouvre tes volets pour t'espionner, hein ? Et pourtant... j'ai l'impression que je dois entrer dans sa chambre, ou savoir ce qu'elle y fait. Je reste quelques minutes dans l'ombre, immobile. Je soupire, peut-être qu'il veut que je toque au carreau...
« Tu ne connais pas Lya, mon vieux », lui lancé-je, désabusée.
Mais après tout, ma sœur a changé, elle serait capable de trouver excitant le fait que je vienne la voir par un moyen aussi peu conventionnel.
Avant que j'aie pu me décider à agir, Lya ouvre sa fenêtre. Je me jette sur le côté, juste à temps pour qu'elle ne me découvre pas. Elle écarte les volets et tend la main ; deux bouts de papier s'en échappent tandis qu'elle referme la fenêtre. Je m'approche, intriguée, et en saisis un au vol. L'autre m'échappe et continue sa route, s'élève dans les airs de plus en plus vite jusqu'à ce qu'il disparaisse de ma vue. Je frissonne en réalisant que le vent devrait le repousser vers sa fenêtre, pas l'envoyer vers le ciel...
Je fouille dans les poches de mon manteau et déniche un vieux crayon taillé, rongé, abîmé. Je m'en empare et, doucement, ouvre ma paume vers le haut.
Une rafale s'en saisit, le faisant rouler jusqu'au bord de ma main, puis soudain il quitte mes doigts. Il s'envole. Je lâche un hoquet stupéfait. C'est impossible !
Il prend de plus en plus de vitesse. Alors qu'il est déjà un mètre au-dessus de ma tête, le chat se tourne vers moi, plante ses yeux noirs dans les miens et suit mon regard jusqu'au crayon, tout cela en une fraction de seconde. Il couche les oreilles en arrière, affolé, et bondit. Il prend appui sur le rebord de la fenêtre, saute à nouveau, saisit le crayon dans sa gueule, retombe légèrement... puis commence à s'élever lui aussi, subissant cet étrange phénomène.
Sans réfléchir, je lance ma main, l'attrape in extremis par la queue et tire fermement jusqu'à ce qu'il se retrouve dans mes bras. Il saute aussitôt à terre et lâche le crayon. En me baissant pour le ramasser, je croise le regard du chat. L'effroi illumine ses yeux écarquillés.
« Qu'est-ce que tu fiches ? je m'étonne, haletante. Pourquoi tu m'as empêchée de voir ce qui... »
Je m'interromps brusquement. Les prunelles du chat expriment désormais l'agacement. On dirait que j'ai fait une énorme bêtise, le genre de bêtise qui fait très peur aux adultes. Quand j'ai entraîné Marc dans l'escalade du toit de notre maison à Ploubazlanec, Papa m'a réservé ce regard. Il faut dire que mon frère n'avait que cinq ans.
« C'est moi qui te saoule, c'est ça ? Fallait pas me demander de venir, mon gros, c'est trop tard maintenant ! »
Il reste immobile, ses yeux toujours fixés sur moi. Comme s'il allait me répondre !
Je décide de regarder le bout de papier, que cela serve au moins à quelque chose. Je le déplie. Quelques lignes, d'une écriture appliquée comme on en voit dans les manuels de CP.
Kein Problem, aber ich muss das schnell machen. Sie sind nicht dumm.
Geht alles für deine Aufgabe gut?
L. A.
C'est... c'est de l'allemand ? Je réprime un cri de frustration. Tout ça pour récupérer un message écrit en allemand ? Je suis incapable de traduire un seul mot de ce fichu message, si ce n'est Problem... Je ne suis même pas certaine d'avoir identifié correctement la langue. J'apprends l'espagnol au collège, moi – comme dit mon frère, il faut avoir des tendances masochistes pour étudier de son plein gré une langue aussi tordue que l'allemand.
Inutile de rester ici, désormais ; je ferais mieux de rentrer et d'en discuter avec Marc.
Je me fige soudain, les yeux écarquillés. L'étrange comportement du chat me sort de la tête, tout comme le mot en allemand. Je n'y pense plus, parce que, tout simplement, ma mère se tient à quelques mètres de moi, assise sur le rebord de la fenêtre de ma sœur.
Maman.
Devant moi.
Et ça ne me surprend pas. Comme si je savais qu'elle viendrait.
Elle est là.
Parce que j'ai besoin d'aide.
Je ne sais pas comment, mais elle est là.
Aussi réelle que si elle n'était pas morte. Aussi réelle que Marc ou Lya.
Plus, même.
En cet instant, elle est seule à exister. Les autres sont les fantômes, ma mère est là, vraiment là, tangible. Elle existe, elle seule. Même la silhouette du chat semble s'estomper devant sa flamboyante réalité.
Tout semble s'estomper, à vrai dire. La maison, la rue autour de moi, le mistral qui ne fait même pas voler ses cheveux. J'ai l'impression d'avoir mis la tête sous l'eau, d'être en train de nager. Le décor est brouillé ; les sons, assourdis ; même le temps semble s'écouler différemment. Je n'ai jamais ressenti cela avec autant de force : je ne suis plus en phase avec le réel.
Maman me sourit tristement. Son regard plein d'angoisse me transperce. C'est le regard d'une mère. J'y décèle cette inquiétude dévorante que j'ai vue briller dans les yeux de celle d'Élia quand je lui ai dit qu'un garçon du collège harcelait sa fille. Mon amie ne voulait pas que je le révèle à sa mère, mais que faire d'autre ?
Elle n'est pas encore adulte, elle doit avoir mon âge. Elle me ressemble plus que sur les photos. Ses yeux bleus, un peu exorbités, sont exactement identiques aux miens, mon nez busqué qui faisait ricaner Simon Jannin en primaire trône au milieu de son visage, son front est le mien, son petit sourire vacille comme le mien doit trembler. La seule chose qui nous distingue est que ses cheveux, tressés comme les miens, sont blonds et non roux.
Je n'ai jamais vraiment connu ma mère. Pour moi, elle se résumait à son cri et à la tristesse qu'aux anniversaire de Marc je lis dans les yeux de chacun des membres de la famille. La voir ici, si vivante et réelle, me submerge d'émotions contradictoires, si fugaces que certaines s'estompent avant que j'aie pu pleinement les éprouver. D'autres sont plus pérennes, elles tourbillonnent en moi, disparaissent, reviennent... Joie aigüe, tristesse absolue, regret, peur, amour... Mais amour pour qui, ai-je le temps de me demander, pour une mère ou pour l'idée d'une mère ?
Je n'ai même pas pleuré sa mort.
Puis le tourbillon se calme, les émotions se tarissent. Je suis apaisée, mais pas dans le bon sens. Vidée plutôt. Creuse.
Sur son visage d'enfant, je lis des soucis d'adulte. Je frémis. Non, maman. Non, sois une enfant, une fille de treize ans et demi qui me dise que je me fais du souci pour rien et que je ferais mieux de mettre au point mes méthodes pour perturber les cours, ou alors une adulte qui me reproche de jouer les idiotes à risquer ma vie pour elle ne sais quoi – mais ne me regarde pas avec ce visage d'enfant adulte, qui me dit que j'ai raison d'avoir peur...
« Maman... » La sonorité de ce mot étrange que je n'ai jamais prononcé pour personne, parce qu'à dix mois on ne parle pas et on ne connaît pas sa chance, me serre le cœur. « C'est vraiment toi ?
— J'espère, répond-elle, et dans ses yeux bleus brille une flamme vite éteinte, mais qui a le temps de me faire penser à Marc.
— Maman, je... Je suis désolée, laissé-je échapper d'une voix étranglée.
— Rien n'est de ta faute, Iris. Rien.
— Pourquoi toi et pas nous ? »
Le sourire de Maman s'éteint complètement, sa flamme soufflée par ma question.
« Il le fallait, élude-t-elle. Mais peu importe, je ne suis pas venue pour ça. Écoute-moi bien. Ce que tu viens de faire, Iris, tu pourras le regretter toute ta vie, ou au contraire t'en réjouir. Cela dépend de la façon dont tu réagiras ensuite. De la façon dont vous réagirez, Marc et toi.
— Mais comment... ?
— C'est un geste décisif, enchaîne-t-elle sans prêter attention à mon interruption.
— Maman... Que... ? »
Je ne sais pas comment continuer ma phrase, alors je me contente de la fixer d'un air abasourdi. Mettre un bout de papier dans ma poche, un geste décisif ?
« Méfie-toi de cette Lya, poursuit ma mère en sautant de son perchoir pour se retrouver face à moi.
— Maman, je répète, consciente qu'elle va déjà partir, non, maman ! Reste...
— Je ne peux pas trop t'en dire... Méfie-toi de cette Lya. »
Je croise son regard. Son visage est une tornade d'émotions intenses, colère, douleur, terreur, impuissance... Rien de commun avec sa voix tranquille. Je dois montrer ma surprise d'une façon ou d'une autre, bien que je n'en aie pas conscience, car elle détourne la tête.
Au bout de quelques dizaines de secondes, elle me regarde à nouveau dans les yeux ; j'ai l'impression que, bientôt, il ne me restera plus que ces deux tristesses bleues. Alors je me remplis d'elle, de chaque trait de son visage, de l'intensité de son regard, de la douceur de ses mains qui se tendent vers moi, pour m'en souvenir ensuite, dans une semaine, dans dix ans, pour l'éternité.
Le décor reprend des couleurs. Je me concentre sur ma mère, refusant de la laisser partir – parce que, je le sens, elle n'existe que si la réalité s'estompe. Mais je ne peux rien faire. Le mistral se remet à souffler, la rue autour de nous se solidifie, les secondes semblent s'écouler à nouveau et l'image ma mère vacille...
Je suppose qu'elle le voit, ou qu'elle le sent. Sa voix douce s'élève à nouveau.
« Iris... Je t'ai toujours aimée, tu sais, depuis que tu es née. Je pensais que j'aurais plus de temps avec toi. Je suis désolée, Iris. Je sais, je sens que tu t'en sortiras. Je te fais confiance... »
Elle avance d'un pas et j'ai l'impression qu'elle va me serrer dans ses bras, même si elle ne devrait pas pouvoir. Mais avant d'avoir pu achever son geste, elle disparaît, comme un nuage de vapeur. Ses yeux demeurent rivés aux miens une seconde encore, flottant dans le ciel sombre.
Puis ils s'évanouissent à leur tour, me laissant seule dans la nuit.
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