Chapitre 3 - Toute la vérité (partie 1)

« Parmi tous les systèmes habités que nous avons observés, aucun ne présente cette particularité. Les avancements scientifique, technologique, militaire, médical, social et artistique sont fortement corrélés (voir en annexe l'explication de la méthode utilisée). Az est le seul système qui soit à la fois très reculé sur les plans social et scientifique et très avancé dans des domaines particuliers, qui ont la tendance remarquable de se rapporter à la sphère militaire. »

— Ererakinalc, Particularités de l'évolution azane, 1295 ap. Az



LES PARENTS D'AMYLTARIAEA se tiennent face à nous.

« Vous avez menti, commence froidement Amylokirlia, vous lui avez menti. » Elle me désigne d'un mouvement de la tête. « Pourquoi ? »

Les autres échangent des regards déroutés. Amyltariaea mordille sa lèvre d'un geste qui me semble un peu trop nerveux, Ererakinalc replace derrière son oreille une mèche de cheveux blancs poissée de sang, Lya observe Amylokirlia avec un mélange d'anxiété et de... d'attente ? Je n'arrive pas à décrypter les émotions qui ont envahi son visage.

« Vous me répondrez dans tous les cas, ajoute doucement Amylokirlia.

— Vous ne pourrez pas les forcer à parler ! protesté-je avec fougue, espérant que ce soit vrai. Et de toute façon, aucun d'eux ne me m'a menti.

— Eh bien, nous allons commencer par ton frère, je suis curieuse de savoir si tu seras toujours aussi catégorique ensuite... »

Elle fait un pas vers Marc et rive son regard au sien. Mon frère tremble de tous ses membres. Je voudrais faire un geste vers lui, n'importe quoi, pour lui signaler que je suis là, mais je ne pourrais même pas le toucher. Et puis... les yeux d'Amylokirlia qui auscultent son visage... ne pas montrer de faiblesse. Ne pas la laisser comprendre que la peur de mon frère me terrifie bien plus que ce qu'elle pourrait me faire à moi, même si elle s'en doute peut-être. Alors je reste immobile. J'ignore la douleur de mon frère.

Amortinokeb disparaît dans la pièce adjacente et revient en tenant une petite boîte. Il se place à côté de sa compagne, ouvre la boîte et projette son contenu sur le visage de Marc, qui tente de l'éviter.

« Qu'est-ce que vous faites ? se récrie-t-il, se débattant comme il le peut.

— Début. »

Amylokirlia a parlé d'une voix ferme.

Marc se fige. Sa respiration s'apaise, devient plus régulière. Il cesse de trembler et de résister ; aucun mouvement superflu. Son regard se fait vide, déserté par sa conscience. On croirait voir une machine.

« Que caches-tu à Iris ? » interroge Amylokirlia.

La réponse de mon frère, si cet étrange robot est toujours mon frère, fuse aussitôt :

« Je lui cache que j'ai besoin d'elle. »

La phrase a été prononcée d'un ton si détaché et factuel que je peine à saisir son sens.

« Co... Comment ça ? » balbutié-je, sidérée.

Marc ne me prête aucune attention ; ses yeux ne se détachent pas d'Amylokirlia, comme si son existence se limitait à elle.

« Explicite, ordonne-t-elle d'une voix glacée.

— J'ai besoin d'elle, répète Marc de cette même voix atone. J'ai besoin de son soutien. Sans Iris, je n'oserais rien faire. »

J'ai envie de lui hurler de se taire, de disparaître. Parce que ces confidences si intimes prononcées sur un ton si froid me semblent contre-nature, impossibles. Parce que mon vrai frère n'aurait jamais prononcé ces mots. Parce qu'il détesterait savoir qu'un autre a pris son corps et sa voix pour révéler ce qu'il aurait voulu que personne ne sache.

Quand Marc sera libéré de l'emprise d'Amylokirlia, il y aura ce non-dit entre nous, ces mots énormes qu'il a prononcés et dont nous ne saurons que faire. Pourtant, moi aussi j'ai besoin de Marc, moi aussi je ne saurais rien faire sans lui. Et je suis terrifiée à l'idée qu'on me jette cette poudre au visage pour m'extorquer de tels aveux.

Amylokirlia secoue doucement la tête, fixant mon frère d'un regard calme, analytique.

« Lui as-tu caché autre chose en rapport avec votre situation actuelle ? »

Le visage de Marc se plisse de concentration. On dirait qu'il essaie désespérément de se rappeler quelque chose. Il finit par répondre :

« Je ne lui cache rien.

— Très bien, marmonne Amylokirlia, qui ne semble qu'à moitié convaincue. Je suppose qu'on t'a menti, à toi aussi. Quelqu'un ici présent te cache-t-il quelque chose ?

— Deux personnes ont refusé de me répondre. Il s'agit de toi et d'Amortinokeb. »

En voyant le visage d'Amylokirlia se fermer, je ne peux pas m'empêcher de penser que mon frère est peut-être toujours un peu aux commandes.

« Fin. »

À ce mot, Marc s'anime. Son visage se crispe et blêmit de rage, ou peut-être de peur.

« Je ne vous répondrai pas ! Laissez-moi tranquille ! »

Je le fixe, perdue ; il a déjà répondu...

Amylokirlia l'ignore et se tourne vers Amyltariaea, une étrange lueur dans les yeux.

« À ton tour, dit-elle d'une voix très basse. Il le faut bien, même si... »

Elle s'interrompt brusquement, prise en flagrant délit d'expression de sentiments. Elle toise sa fille d'un air indifférent, comme si elle se moquait de son sort. Je me demande ce que ça fait d'être regardé ainsi par sa mère – cela dit, en matière de regard maternel, je ne connais que celui d'un fantôme. Et, grâce à Amylokirlia justement, celui d'une morte.

La face inexpressive d'Amortinokeb est elle aussi traversée par une ombre fugace lorsqu'il lance la poudre blanche au visage de sa fille. Celle-ci se contorsionne et parvient à l'éviter, mais la deuxième salve ne lui laisse aucune chance.

« N'espère pas que je te réponde, prévient-elle en foudroyant sa mère du regard.

— Début. »

Bien qu'efficace – Amyltariaea se tait, ses yeux s'adoucissent et les traits de son visage se lissent –, l'injonction est un peu chancelante. La question qui le suit, en revanche, a retrouvé sa froideur habituelle.

« Que caches-tu à Iris ?

— Je ne lui ai révélé que certaines informations sur ma vie antérieure à mon arrivée sur Terre, qui...

— Que lui caches-tu en rapport avec la mission que je t'ai confiée ?

— Elle ignore l'existence de Tomas. Et je ne lui ai pas parlé de l'attention particulière que tu lui portes. »

Je fixe le visage impassible d'Amyltariaea, attendant qu'elle développe, mais son regard ne quitte pas sa mère ; plus rien n'existe pour elle. Je tourne la tête vers les autres. Ererakinalc reste de marbre, Marc semble aussi perdu que moi et le visage de Lya s'affaisse lentement. Sa respiration courte et précipitée contraste avec celle d'Amyltariaea, profonde, paisible. Ma sœur est terrifiée. Qu'est-ce qu'il se passe, à la fin ?

« Qu'est-ce que tu veux dire ? demandé-je donc, mais personne ne me répond.

— As-tu répondu à toutes ses questions par la vérité, mises à part les fois où tu mentais pour moi ? reprend Amylokirlia.

— Oui.

— Et à celles de Marc ?

— Oui.

— Fin. »

Amyltariaea réapparaît. Elle darde sur sa mère son regard assombri par la colère. Elle n'a jamais autant ressemblé à Lya. Mais c'est trop tard. Elle lui a répondu...

« Je ne te dirai rien ! certifie-t-elle d'une voix tranchante.

— Peu importe.

— Que m'as-tu fait ? »

Je la fixe, certaine à présent de ce que j'avais commencé à comprendre. Elle les oblige à lui répondre... et leur fait oublier qu'ils ont répondu. La colère d'Amyltariaea s'estompe peu à peu et elle fixe Marc, désorientée. Mon frère arbore la même expression que Lya, mélange d'incrédulité et d'effroi. Il fixe notre sœur, perplexe, comme s'il était sur le point de se rappeler quelque chose, mais ne dit rien.

Amylokirlia se tourne lentement vers Ererakinalc, qu'elle dévisage froidement. Un sourire ourle ses lèvres fines. En face d'elle, le vieil homme lui présente un visage impassible. Elle plisse les yeux ; il sourit lui aussi, avec amusement, peut-être un peu de nostalgie.

« Tu as bien changé, Amylokirlia, souffle-t-il en insistant sur chaque syllabe de son prénom, comme pour le garder en mémoire ou s'en approprier l'essence.

— Tout le monde change. Il le faut.

— Tu lances ta vie entière vers quelque chose dont tu ne sais rien...

— Tu as dédié la tienne à protéger une planète à des trilliards de marlerratiks de la nôtre. Je n'ai pas de leçon à recevoir de toi. »

Ererakinalc secoue la tête avec un nouveau sourire, comme face à un enfant têtu. Les lèvres de sa fille se plissent de colère.

« Amortinokeb, vas-y », lâche-t-elle d'une voix sifflante.

Le visage cette fois éclairé par un bref sourire, son compagnon se hâte de lancer la poudre au visage d'Ererakinalc, qui l'observe avec indifférence.

« Début. »

Le visage déjà peu expressif d'Ererakinalc se vide de toute émotion. Au fond de ses yeux noirs, le vide a remplacé l'ironie. Amylokirlia le dévisage ; elle a retrouvé son sourire et semble savourer la situation.

« Que caches-tu à Iris, Marc et Amyltariaea en rapport avec cette situation ? »

Un instant s'écoule dans un silence pesant, puis Ererakinalc répond :

« Mon appartenance à la LRLA.

— À la quoi ? »

La voix d'Amyltariaea vibre de colère. Sa mère lui adresse un sourire glacial.

« Quoi d'autre ?

— Je ne leur cache rien en rapport avec la situation.

— Connaissez-vous... » Amylokirlia s'interrompt soudain, fixant Ererakinalc avec méfiance. « Que se passera-t-il si je te pose une question sur la LRLA ?

— Je perdrai connaissance avant d'avoir pu répondre.

— Où étais-tu lorsque les soldats t'ont arrêté ?

— Chez moi. »

Amylokirlia acquiesce et ouvre la bouche pour poser une nouvelle question ou mettre fin à l'interrogatoire, mais elle se ravise et fixe son père en silence. Elle ne le regarde pas comme elle me dévisageait, avec ce mépris mêlé de colère. Il y a une sorte d'hésitation dans ses yeux. Elle semble soudain plus douce, plus humaine. Elle l'observe longtemps, sans rien dire, comme si elle attendait quelque chose de lui. Elle ouvre à nouveau la bouche, hésite, la referme. Elle nous jette un regard en biais. Si nous n'étions pas là, qui sait ce qu'elle ferait ? Qui sait quelles questions elle poserait, quels vieux souvenirs elle ranimerait ?

Je tente de l'imaginer enfant, avec Ererakinalc pour père. Que s'est-il passé pour qu'ils soient aujourd'hui ennemis ? Je ressens soudain l'envie brûlante qu'elle pose sa question. Mais elle demeure immobile, les yeux dans ceux du vieil homme, sans pouvoir se résoudre à parler. Amortinokeb l'observe avec inquiétude, mais n'ose pas intervenir.

Les yeux vides d'Ererakinalc pivotent vers elle et il me semble que, l'espace d'un instant, il prend le dessus sur la machine en lui. Il tend le bras...

Puis son expression se fige à nouveau et sa main retombe mollement.

Ce geste semble tirer Amylokirlia de son hébétude. Elle se redresse et son visage retrouve son indifférence habituelle, loin de l'enfant perdue qu'elle était il y a quelques secondes.

« Fin », décrète-t-elle, inflexible, comme si elle espérait que cela nous fasse oublier son moment de faiblesse.

Ererakinalc reste neutre après avoir retrouvé sa conscience. Il ne laisse rien transparaître. Même son regard est indifférent. Ses mains ne tremblent pas, ne se crispent pas.

« Qu'ai-je dit ? demande-t-il dans un souffle après quelques secondes.

— Vous avez parlé d'un truc... la LRA ou quelque chose comme ça, l'informe aussitôt Marc. Et de ce que vous faisiez avant d'être arrêté. Vous avez dit que...

— Stop », coupe Amylokirlia.

Ererakinalc tourne la tête vers elle et la penche sur le côté. Il l'observe d'un air inquisiteur. Elle ignore son regard, fixant son compagnon qui semble totalement perdu.

« N'ai-je rien dit de plus... personnel ? murmure le vieil homme.

— Comment ça ?

— A-t-elle posé des questions sur notre passé, ou sur notre relation ? »

Marc secoue la tête. Je jette un regard à Amylokirlia qui nous dévisage, hésitante, incapable de prendre une décision, dépassée par ses émotions peut-être... Puis je me décide à expliquer son attitude à Ererakinalc :

« Elle a quand même voulu le faire, affirmé-je. Pendant quelques...

— Tais-toi ! »

L'ordre ne vient pas d'Amylokirlia qui hésite toujours, son regard allant de nous à son compagnon. C'est Amortinokeb qui a hurlé. Ses petits yeux porcins sont plissés par la rage, son visage joufflu a légèrement rougi. Il s'avance vers moi.

« Pas un mot de plus. »

Je me fige malgré moi, la peur glaçant mon sang dans mes veines, paralysant le moindre de mes organes. Je ne peux m'empêcher de constater que ses poignets font la taille de mes cuisses et qu'il doit être trois fois plus large que moi. Je mords avec violence l'intérieur de ma joue. Ressaisis-toi, Iris !

« Tu ne sais rien d'Amylokirlia, poursuit-il dans un grondement, tu ne la connais pas. Je t'interdis de donner à cet individu la moindre information sur elle.

Cet individu est son père, répliqué-je, refusant de me laisser impressionner.

— Tu ne sais rien de leur histoire.

— Vous n'en saviez rien non plus il y a trente minutes, raillé-je avec plus d'assurance que je n'en possède réellement, elle ne vous en a même pas parlé. »

Le front d'Amortinokeb se plisse et son teint se colore davantage, mais il garde son calme.

« Ne parle plus d'elle. C'est tout. »

Je hausse les sourcils et laisse échapper un ricanement.

« Vous êtes vraiment son petit toutou, hein ? Vous savez penser par vous-même ?

— Ton opinion m'importe peu. Je veux...

— Amortinokeb. »

Amylokirlia a parlé dans un souffle, mais cela suffit à immobiliser son compagnon. Il pivote lentement, me tournant le dos, et reprend sa place initiale.

« Je crois que nous aurons besoin d'un nouveau wattmètre », lui indique Amylokirlia.

Il sort aussitôt de la pièce et revient avec un objet semblable à celui que Lya a brisé lorsque nous sommes arrivés ici : une sorte de capteur entièrement noir, qui m'évoque les thermomètres utilisés par les pharmaciens pour prendre à distance la température des clients. Il le tend à Amylokirlia, qui le place devant Lya, puis devant moi.

« Même résultat, encore et toujours... »

Elle recule d'un pas et plante ses yeux dans ceux de Lya.

« Je te laisse une chance de m'expliquer par toi-même.

— D'expliquer quoi ? questionne ma sœur d'un ton froid.

— Je suppose qu'Amyltariaea vous a expliqué les Facultés possédées par les Azans, commence Amylokirlia en sondant sa fille du regard. Chacun possède, en fonction de sa Faculté, une énergie potentielle qui varie lorsqu'il l'utilise. Nous la mesurons avec cet appareil. »

Elle incline vers nous le capteur.

« On ne peut pas mesurer une énergie potentielle, siffle Lya avec un étrange mépris.

— L'appareil mesure sa variation, soupire Amylokirlia, c'est ce qui importe. Regardez. »

Elle le pointe sur Marc et nous montre le minuscule écran, sur lequel s'affiche une ligne droite et plate. Elle répète l'opération avec son compagnon et sa fille, sans que rien ne change.

« Enlève la langue allemande à ce garçon, Amyltariaea, ordonne-t-elle ensuite.

— Comment savez-vous...

— Pourquoi faut-il que...

— Fais-le. » Amylokirlia lève le bras gauche ; le bracelet d'Ererakinalc enserre désormais son poignet. « Je surveille, précise-t-elle froidement, ne t'avise pas de transmettre autre chose. »

Amyltariaea acquiesce et ferme les yeux pour se concentrer. Sur l'écran du capteur toujours tourné vers elle, la ligne s'incurve légèrement et rejoint le haut de l'écran. Je tourne la tête vers mon frère ; ses yeux sont devenus vitreux. Quelques secondes après, la ligne s'abaisse pour retrouver sa position initiale et Marc, sorti de sa transe, s'ébroue. Je me demande ce qu'il a vu, si l'on voit quelque chose lorsqu'on nous retire une langue.

« Voilà ce qui arrive en temps normal, commente Amylokirlia. Maintenant... »

Elle pointe le capteur sur moi et laisse aux autres le temps de l'observer. Puis elle le tourne vers Lya. La ligne est devenue une courbe qui ondule comme une vague, alors que Lya ne fait rien. Je suppose qu'il en allait de même pour moi, étant donnée la réaction d'Amylokirlia... Pourtant, je n'ai aucune Faculté, je ne suis pas azane. Lya non plus, et pourtant, regarde ce dont elle est capable...

« Ceci se produit pour quelques cas isolés. As-tu une explication ? interroge Amylokirlia.

— Comment je pourrais ? riposte Lya, agacée. Je n'y connais rien, à votre truc.

— Tu es l'une des premières concernées. Je suis persuadée qu'elle t'a expliqué certaines choses intéressantes. Raconte-moi ou je vais chercher les informations par moi-même. »

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