Chapitre 3 - Étrange justice (partie 2)
« Ces filles viennent d'Alora et je peux le prouver. »
Dans un bel ensemble, nous fronçons tous les sourcils et nous tournons vers Ererakinalc. Le vieil homme retire ses lunettes et les tend à Abaslaterra. Je suis cette fois la seule à être perdue. Je remarque alors que les cinq juristes en portent – c'était d'ailleurs le cas de tous les Alorais, maintenant que j'y pense... Le juge ôte les siennes pour mettre celles d'Ererakinalc. Il écarquille les yeux, puis fronce les sourcils, et les pose sur la table.
« Projection », ordonne-t-il à mi-voix.
Les lunettes vibrent sur la surface noire, puis une image apparaît sur le mur d'en face : deux filles en bas d'un immeuble. La première est âgée de treize ans environ ; assise par terre dans la rue, le visage dissimulé par un rideau de longs cheveux noirs, elle fixe quelque chose caché par ses genoux. La seconde, plus jeune, une tresse rousse ramenée sur son épaule, affiche une petite grimace. Appuyée contre le mur, elle tente d'apercevoir ce que regarde sa compagne.
C'est... moi. Et Lya, probablement. Je dévore la scène des yeux avec avidité. Je m'en souviens. C'était il y a un peu plus de trois ans, nous attendions Papa en bas de cet immeuble. Il était allé voir le détective privé qu'il avait engagé pour élucider la mort de Maman afin de lui annoncer qu'il devait abandonner l'affaire : il n'avait plus de quoi le payer. Tous ces sacrifices que nous avions faits en vain, ça le tuait, mais il n'avait pas le choix. Nous étions déjà entassés à sept dans une petite maison de soixante mètres carrés, dans un des quartiers les moins chers de Marseille. Lya ne voulait pas me parler, elle gardait la tête baissée sur son téléphone, à regarder je ne savais quoi.
Je suppose que les lunettes restituent ce que l'on a vu, et qu'Amyltariaea a montré cette scène à Ererakinalc. Je ne vois pas d'autre explication.
« Très bien, lâche Ererakinalb d'un ton sec, mais ça ne prouve pas grand-chose. Tu aurais très bien pu te rendre sur Terre pour capturer ces images.
— Aucun Azan ne peut aller sur Terre », objecte Ererakinalc.
Son frère renifle d'un air dubitatif.
« Alors tu les as falsifiées », conclut-il.
Ererakinalc ouvre la bouche pour protester, mais le bruit étouffé d'une explosion l'en empêche. Les juges sursautent.
Abaslaterra attend quelques instants puis, constatant que rien ne se produit, il se tourne à nouveau vers les juges.
« Effectivement, nous attendons une preuve, affirme-t-il brusquement.
— Personne n'a jamais réussi à falsifier ce genre d'images, proteste Aeltylimola d'un ton égal, tu le sais très bien. »
Une seconde explosion, plus forte, retentit. Abaslaterra se lève ; les quatre autres magistrats l'imitent. Il se retourne et effleure le pan de mur derrière la table. Aussitôt, le béton s'anime ; un écran blanc apparaît dessus. Il marmonne des instructions à mi-voix et l'image d'une petite salle semblable à celle dans laquelle nous avons été interrogées apparaît. Dans un coin de la salle, un soldat se tient debout, les yeux fixés sur un homme entre deux âges. Assis sur une chaise, il se balance d'avant en arrière, le corps secoué de tremblements.
« Qui t'a aidé à t'introduire ici ? crachote la voix du soldat, issue d'un haut-parleur invisible.
— Personne, répond l'homme d'un ton saccadé, inutile de te déranger pour ça...
— Tu mens, c'est impossible. »
Ererakinalb se retourne doucement et nous jette un regard empli de haine et de méfiance. Croit-il vraiment que nous avons fait entrer cet homme ?
« Vous autres, vous vous faites vite votre idée sur ce qui est impossible, hein ?
— Comment ça ? »
L'homme rit et écarte les mains. Je n'ai pas l'impression qu'il fasse autre chose, mais c'est la seule explication à ce qui arrive ensuite : une violente explosion fait trembler l'image. La caméra est aveuglée par une sorte de fumée noire ; pendant quelques secondes, nous entendons des craquements et de lourds bruits de chute. Lorsque la fumée se dissipe, les murs sont fissurés, la porte enfoncée, le sol jonché de débris et les pieds du bureau brisés. Le soldat est étendu à terre, contrairement à l'homme, resté conscient. Il a cessé de trembler et de se balancer ; il se lève avec calme et sort de la pièce par le trou béant laissé par la porte.
L'image devient noire ; Abaslaterra a cessé la diffusion. Il murmure d'autres instructions, mais une voix s'élève à côté de nous :
« Erreur, accès interdit. Réitérer la demande ou contacter le service de coordination des données numériques.
— Qu'est-ce que ça veut dire ? murmure la juge blonde. Est-ce vraiment un... un attentat ?
— Allons voir, répond Abaslaterra en saisissant sa tablette pour la ranger une poche de sa veste blanche.
— Je peux rester pour surveiller les accusés », se propose aussitôt le troisième juge, celui à la cicatrice.
Ererakinalb se rassied sur sa chaise, lui aussi clairement déterminé à ne pas nous laisser seuls. Abaslaterra acquiesce, nous jette un regard méfiant et sort, suivi de sa collègue.
Pendant un instant, personne ne bouge. J'interroge Amyltariaea du regard, mais elle semble tout aussi perdue que moi. Le juge à la cicatrice se tient debout près de la porte. Entre lui et Ererakinalb, nous n'avons aucune chance d'utiliser cet évènement à notre avantage.
Un bruit soudain me fait sursauter. Je pivote dans la direction d'Aeltylimola. Un bloc de béton flotte devant elle ; elle l'observe avec concentration, les yeux mi-clos, un sourire satisfait aux lèvres. Levant les yeux, je constate un trou dans un coin du plafond.
Après un moment de stupeur, le juge à la cicatrice se précipite vers elle. Je me retourne vers lui en un éclair ; j'entends Ererakinalb contourner le bureau derrière moi. Je prends à peine le temps de réfléchir, cette occasion est peut-être la seule que nous aurons. Je me jette devant le juge, peu importe qu'il soit bien plus grand et plus lourd que moi. J'espère juste le ralentir. Il s'immobilise, saisit mon bras et le broie dans sa poigne. Je serre les lèvres pour cacher ma douleur.
« Seredzartga, arrête ! » crie Aeltylimola.
Je risque un regard derrière moi. Ererakinalb s'est effondré sur le bureau, sûrement étourdi par le bloc de béton qui lévite à nouveau devant l'avocate. Amyltariaea n'a pas bougé, figée de stupeur.
« Relâche-la ou je t'assomme, menace calmement l'avocate.
— Tr... Très bien. Écarte ce... ce bloc, balbutie-t-il en desserrant sa prise, je... j'arrête.
— Je t'ai dit de la lâcher. Recule contre le mur. »
Le juge obtempère, les yeux écarquillés. Il feint la panique, mais ses yeux vifs scannent la pièce avec attention. Je masse mon bras sans le lâcher du regard. Il ne se laissera pas avoir aussi facilement, je le devine.
Aeltylimola m'adresse un grand sourire.
« Bien, lance-t-elle avec un enthousiasme exagéré. Maintenant que nous sommes tranquilles... »
Sans plus d'avertissements, elle projette le bloc de béton vers un mur. J'avais beau savoir que les Azans avaient des pouvoirs de ce genre, cela ne m'avait pas préparée à une démonstration. Je détache mes yeux du juge pour observer le trou dans le mur, sidérée.
Aeltylimola se concentre sur le pan de mur ; petit à petit, le béton se craquelle et des plaques entières s'en détachent, ménageant un accès à ce qui semble être une petite salle annexe. Concentrée sur sa tâche, elle ne voit pas le juge se faufiler derrière elle et...
Amyltariaea, sortant de sa torpeur, surgit dans son dos et le frappe à la gorge. Elle recule aussitôt, l'air terrifiée par ce qu'elle vient de faire. Le juge pivote vers elle ; cela suffit pour que l'avocate projette un débris du mur dans sa direction. Elle l'atteint au ventre et il s'effondre, le souffle coupé.
« Entrez là-dedans, nous presse-t-elle en désignant l'ouverture. J'ai coupé les caméras » elle désigne le trou dans le plafond « mais ils ne vont pas tarder à revenir.
— Tu... Es-tu sûre ? demande Amyltariaea. Tu te mets en danger...
— Dépêchez-vous ! »
Sans protester davantage, nous pénétrons dans le trou. Il s'agit bien d'une petite salle, totalement vide ; à quoi peut-elle servir ? Aeltylimola plisse les yeux et répare le mur, nous enfermant dans notre cachette. Il ne nous reste bientôt qu'une minuscule fente, par laquelle nous pouvons voir ce qu'il se passe dans la pièce principale. Seul un minuscule rai de lumière nous éclaire désormais. Je contiens mon angoisse à l'idée d'être presque emmurée, mais ne peux m'empêcher de me demander si nous ne sommes pas tombés dans un piège savamment élaboré.
Le juge sort soudain un pistolet de je ne sais où et le pointe vers Aeltylimola. Je réprime un cri de terreur et de surprise. Pourquoi ne pas avoir utilisé son arme plus tôt ? L'avocate lève les mains et s'assied doucement sur la table. Leurs gestes sont si mesurés, calculés... On dirait une mise en scène. Je ne comprends plus rien.
La porte s'ouvre à nouveau. Les deux autres juges pénètrent dans la pièce. Ils marquent une pose en voyant Ererakinalb évanoui, nous trois disparus et Aeltylimola assise sur la table sous la menace de l'arme du juge à la cicatrice.
« Que... Seredzartga, que se passe-t-il ? interroge Abaslaterra.
— Elle a assommé Ererakinalb et m'a aveuglé avec une substance inconnue. Je suppose qu'elle en a profité pour évacuer les prisonniers car quand j'ai recouvré la vue, elle tentait de s'enfuir à son tour. »
Je réprime ma surprise et croise le regard perturbé d'Amyltariaea. Ererakinalc est trop loin de la lumière pour que je puisse distinguer son visage.
« Préviens les gardes, toutes les entrées doivent être bloquées, ordonne Abaslaterra d'un ton abrupt. Cela ne m'étonne pas ; elle défendait ces accusés avec un peu trop de vigueur...
— Elle a un comportement étrange depuis quelques jours, approuve sa collègue, replaçant une mèche blonde derrière son oreille.
— Demande aussi à des gardes de conduire Aeltylimola en prison », ajoute Abaslaterra, une pointe de satisfaction dans la voix.
Le juge à la cicatrice saisit la branche droite de ses lunettes et la tord jusqu'à ce qu'elle s'enfonce dans sa bouche.
Il n'a pas le temps de dire quoi que ce soit. Son propre pistolet, projeté par Aeltylimola, le frappe en plein visage. Il tente de s'emparer de l'arme, qui lui échappe et retombe au sol, à nouveau inanimée.
Aeltylimola l'observe, stupéfaite. Sans une parole, la juge blonde lui adresse un sourire carnassier.
L'avocate essaie de reprendre le contrôle de l'arme, qui se soulève de quelques centimètres. Mais la juge étouffe ses tentatives dans l'œuf, sans se départir de son sourire. Abaslaterra met leur joute à profit pour frapper Aeltylimola à la tempe. Elle titube, se précipite vers la juge blonde, mais Abaslaterra la saisit par le col de sa veste et l'attire à lui.
La terreur accélère les battements de mon cœur. Elle nous a cachés, elle a voulu nous protéger. Et même si l'homme à la cicatrice semble être de notre côté, il n'esquisse pas un geste pour l'aider. Seule, elle ne peut pas triompher de deux – ou trois – adversaires. À quatre, nous pouvons le faire. Ce sont des magistrats, pas des soldats. Le mur qui nous sépare de la pièce vient d'être recollé ; j'ignore la puissance des pouvoirs de l'avocate, mais il doit être fragilisé. Et il était déjà très fin, quelques centimètres d'épaisseur.
Je glisse mes doigts dans la fente et tire. Amyltariaea me jette un regard apeuré, mais elle me rejoint, glissant sa main à côté de la mienne. Le mur ne cède pas. J'entends Ererakinalc s'avancer derrière nous. Je ne vois pas ce qu'il fait ; il semble s'attaquer au bas du mur.
Par-dessus nos doigts, je distingue les juges plaquant Aeltylimola sur le bureau. Elle se débat avec force, mais ils ne cèdent pas. L'urgence décuple nos forces. Le mur finit par céder. Le béton se détache, suivant la coupe que l'avocate lui a imprimée la première fois qu'elle a brisé le mur. Le choc m'envoie à terre. Je me relève, pantelante. Les juges nous fixent avec stupeur. Aeltylimola en profite pour envoyer un bloc de béton au visage du juge à la cicatrice, qui la relâche sous la douleur, ou peut-être l'a-t-il fait exprès.
Je m'empare d'un bloc de béton assez petit à deux mains, grimaçant à cause de son poids, et le projette en direction du visage d'Abaslaterra. Il se baisse pour l'éviter et mon élan m'entraîne vers le sol. Je lâche le bloc, me retourne vers le juge et, instinctivement, le mords au bras. Mes dents sont les seules choses pointues dont je dispose, après tout. Il sursaute et relâche à son tour l'avocate, qui parvient à se libérer.
Quelque chose me saisit au cou, des mains enserrent ma gorge. Abaslaterra. Je lance mon poing dans ses lunettes et les lui arrache, craignant qu'il ne contacte des gardes. La fureur fait étinceler ses yeux. Par réflexe, je remonte un genou vers ses testicules. Il lâche prise sous la douleur.
Le vent tourne. Alors qu'Aeltylimola et la juge blonde s'affrontent sans un geste pour contrôler le pistolet, Amyltariaea surgit derrière la seconde et la projette contre le bureau avec une force que je ne lui soupçonnais pas. La femme s'effondre, inanimée. Aeltylimola frappe Abaslaterra avec la crosse du pistolet. Ne reste que le juge à la cicatrice, qui s'autorise un bref sourire puis se laisse assommer sans résistance.
Titubant d'épuisement, l'avocate plonge la main sous la table et en tire le sac bleu d'Amyltariaea, qui s'en empare et le met sur ses épaules avec surprise.
« Comment...
— Pas le temps, coupe-t-elle. Mettez ça. »
Elle nous tend trois paires de menottes. J'hésite, méfiante.
« Je veux juste vous faire sortir de là, insiste-t-elle en soupirant, je ne vois pas d'autre option. Pourquoi aurais-je fait tout cela, sinon ?
— Bonne question, répliqué-je. Pourquoi avez-vous fait ça ?
— Nous n'avons pas assez de temps. Pour l'instant, personne n'a lancé l'alerte à votre sujet, profitons-en... Disons simplement que je suis infiltrée ici. Cette explosion, c'est nous.
— "Nous"... Mais pourquoi nous faire évader ? » intervient Ererakinalc d'un air dubitatif.
Elle lève les yeux au ciel, lui jette un regard noir puis s'adresse, avec plus de douceur, à Amyltariaea et moi.
« Je ne peux pas vous le dire. Je ne vous demande pas de me faire confiance pour l'instant, mais si je vous voulais du mal, je me serais contentée de ne rien faire. »
Je hoche la tête, reconnaissant ses arguments, et passe les menottes à mes poignets ; les autres font de même. Aeltylimola nous pousse en-dehors de la salle.
Nous empruntons plusieurs couloirs blancs sans croiser personne. Je suppose que tous les gardes sont regroupés aux entrées... Après quelques minutes, peut-être dix, peut-être cinq, Aeltylimola s'immobilise. Un homme se tient face à nous, barrant l'accès à une porte blanche qui ne semble pourtant pas différer des autres. Elle s'annonce d'un ton brusque :
« Aeltylimola, procès cinquante-sept. J'accompagne ces accusées au bloc F.
— Seule ? s'étonne le garde. La loi impose que tu sois accompagnée.
— Elles ne présentent pas de danger. Et nous avons besoin d'un maximum de gardes ici.
— L'état d'urgence, c'est vrai... Eh bien, le bloc F. » Il se tourne vers nous et nous détaille avec un étrange mélange de dégoût et de curiosité. « On a du mal à avouer, hein ? »
Je tressaille sans pouvoir me retenir, tirant un sourire au garde. Du mal à avouer. Je me revois me demandant si la torture était autorisée, ici. Je n'ai plus de doutes sur la réponse. J'espère vraiment qu'Aeltylimola est de notre côté.
Le garde hoche sèchement la tête et s'éloigne ; je retiens un soupir de soulagement. Aeltylimola pose une main sur la poignée de la porte, puis se tourne vers nous.
« Sachez que vous pouvez compter sur Seredzartga et moi, et sur beaucoup d'autres. Vous risquez d'avoir besoin de nous bientôt », prédit-elle dans un murmure, une lueur étrange dans ses yeux d'un marron très clair.
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