Chapitre 3 - Étrange justice (partie 1)

« Il n'y a pas grand-chose à dire sur la justice extraterrestre vue par les Terriens, tant sa représentation est rare. À vrai dire, je pense qu'ils seraient surpris de constater à quel point nos systèmes sont en apparence semblables, bien que le nôtre soit nettement moins complexe. Il y a toutefois quelques différences notables ; si je devais décrire un procès d'ici à un Terrien, je lui expliquerais que cela s'approche d'une mauvaise pièce de théâtre. Il y a à peu près autant de vérité parmi les paroles prononcées, et autant de suspense concernant la fin. »

— Ererakinalc, Étude de la culture terrienne – Les Azans sont-ils des « extraterrestres » ?, 1290 ap. Az



NOUS SUIVONS UN SOLDAT à travers d'innombrables couloirs blancs. Un autre ferme la marche, et quatre derniers nous encadrent. Ils ne nous retiennent pas, mais leur attitude ne laisse planer aucun doute : au moindre faux pas, ils nous rattraperont.

L'angoisse me comprime douloureusement la gorge. « Votre procès a pu être avancé, suivez-nous », voilà la seule phrase que les gardes ont prononcée. Je me demande à quoi ressemble un tribunal azan. Peut-être que les juges sont des robots ? Cela dit, j'ai vu étonnamment peu de machines, depuis que nous avons atterri. J'aurais pensé qu'Az serait plus... mécanisé.

Peu importe, de toute façon : robots ou humains, je me trouverai face à eux dans quelques minutes, à essayer de les convaincre que je suis des leurs. Et je ne sais pas comment faire. S'ils possèdent, comme l'a dit Amyltariaea, un moyen de vérifier nos identités, ils découvriront vite que je ne suis pas Amyltciutrb...

J'aimerais que Marc soit avec moi. Pas seulement parce qu'il trouverait peut-être un moyen de nous sortir de cette situation, mais surtout parce que sa présence me manque. Sans lui, je ne sais plus sur quoi m'appuyer, j'avance sans pilier, bancale, hésitante. J'ai besoin de mon frère, et je crois qu'il a tout autant besoin de moi. Oui, j'aimerais qu'il soit ici...

Tu devrais plutôt te réjouir qu'il soit en vie, proteste une part de mon esprit. Mais je n'y arrive pas. J'ai besoin qu'il m'accompagne. Qu'il me demande si tout est fini, si nous allons mourir, pour que je puisse lui répondre Bien sûr que non, t'imagines ? Ce serait carrément pathétique et y croire un peu, moi aussi. J'ai besoin qu'il ait besoin de moi.

Le garde qui conduit notre procession s'arrête si brutalement qu'Amyltariaea le heurte avec violence. Elle gémit et enfouit son nez dans sa main ; il se contente de ricaner. Il ouvre une porte blanche, nous pousse dans l'ouverture et s'éloigne, suivi de ses collègues.

Je regarde autour de moi ; nous nous trouvons dans une petite pièce aux murs gris. Une table noire et austère est placée en face de nous ; je compte cinq sièges derrière elle, qui doivent être ceux des juges, mais rien ne semble prévu pour que les accusés s'assoient. Au plafond, deux citations sont inscrites en grosses lettres :


« FACE AU CHAOS ET À LA MALVEILLANCE, LA JUSTICE ET LES LOIS SONT NOS SEULS REMPARTS. »

« IL VAUT MIEUX HASARDER DE CONDAMNER UN INNOCENT QUE DE SAUVER UN COUPABLE. »


Je grimace. Ça donne le ton.

En regardant derrière moi, je manque m'étouffer de stupeur. Les gardes ont laissé la porte ouverte. Nous pourrions sortir et...

Et ? Je me fige, alors que je m'apprêtais déjà à quitter la pièce. Et quoi ? Rien ne nous attend ensuite, nous nous ferons capturer en quelques secondes. Je repense au faux champ dans notre prison. Pas question de réagir stupidement, une fois de plus. Qu'est-ce que je ferais, si j'étais une Azane innocente ? Je ne m'enfuirais pas. M'enfuir serait enfreindre la loi – et puis, je n'aurais rien à craindre de la justice. Aucune raison de partir.

Et pourtant, la liberté derrière cette porte m'attire, si illusoire soit-elle... Et si, cette fois, c'était la bonne ? S'il s'agissait d'une réelle négligence et non d'un piège tordu ? Qu'est-ce que je risque, au pire, qu'ils devinent que j'ai quelque chose à cacher ? Ils en sont déjà persuadés. Si je reste ici alors que je pourrais m'enfuir... Je dois tenter le coup.

L'angoisse m'étouffe tant que j'ai du mal à respirer. Je ne peux pas déterminer la meilleure solution, je n'ai aucune indication sur la décision à prendre. Je ne sais pas quelles seront les conséquences, s'ils m'attrapent à essayer de fuir – peut-être me tueront-ils directement.

Des pas se font soudain entendre, claquant contre le sol bétonné. Quelqu'un arrive... Trop tard. Je glisse un regard vers Amyltariaea. Elle fixe la porte avec un mélange d'avidité et de répulsion. Sentant que je l'observe, elle secoue la tête, imperceptiblement. Partir n'aurait pas été une bonne idée.

Les bruits de pas se font plus forts et un homme pénètre dans la pièce. Vêtu d'un habit blanc parfaitement repassé et boutonné, de haute taille, il avance à grands pas vers la table noire et s'installe sur la chaise du milieu, le dos parfaitement droit. Il nous dévisage avec une attention clinique. Les traits de son visage sont secs et affirmés : mâchoire carrée, bouche fine, nez court et droit, cheveux lisses presque ras. Il ne prononce pas un mot.

Après lui entrent une femme blonde à l'allure stricte et un homme à la joue marquée par une cicatrice boursouflée. Ils s'installent de chaque côté du premier juge.

« Bien, lance ce dernier d'une voix forte, nous pouvons commencer. » Son ton est sec et bref, comme si nous n'étions qu'un point sur sa liste de priorités. « Je suis le juge directeur de ce procès, et je m'appelle Abaslaterra. »

Je réprime une grimace. Ce nom, transcrit en français, est plus qu'évocateur. La coïncidence ne m'amuse pas.

« Juge Myrthkaeztb, se présente froidement sa voisine.

— Je suis le juge Seredzartga », poursuit le dernier d'entre eux.

Sa voix est calme est posée ; il nous regarde dans les yeux. Il ne sourit pas, mais sa présence a quelque chose de rassurant. Je mordille l'intérieur de ma joue, refusant de céder à cette impression. Je ne peux me fier à personne ici.

« Euh, bonjour », murmuré-je pour mes compagnons restés sans voix.

Le juge Abaslaterra me gratifie d'un regard glacial.

« Avocate de la défense, tu peux entrer », annonce-t-il.

Je me demande brièvement pourquoi les magistrats ont les mêmes titres que sur Terre, avant de réaliser que le procédé qui me permet de comprendre la langue d'Amyltariaea, quel qu'il soit, doit me donner la meilleure approximation en français.

L'arrivée d'une jeune femme dans la salle me tire de mes pensées. Des boucles rousses encadrent son visage avenant. Elle s'avance vers nous avec un sourire qui illumine ses yeux brun clair, s'arrête à notre niveau et nous dévisage ouvertement. L'intensité de son regard me met mal à l'aise, on dirait qu'elle essaie d'apprendre chacun de mes traits par cœur. Finalement, elle reprend son chemin et s'installe à l'une des extrémités de la table noire. Ererakinalc l'observe sans un mot, le visage inexpressif mais les mains contractées contre ses cuisses.

« Je m'appelle Aeltylimola et je suis ici pour vous défendre, affirme-t-elle, tirant à Ererakinalc un ricanement dubitatif qui semble pourtant forcé.

— Avocat de l'accusation », appelle ensuite Abaslaterra.

Un troisième homme entre dans la salle. Son visage aux traits secs est entouré par des cheveux qui ont dû être noirs un jour, mais sont désormais presque entièrement blancs. Il nous scrute de ses yeux bleu glacier tout en avançant vers la table, et s'assied à la dernière place disponible, à côté du juge à la cicatrice.

« Ererakinalb », lâche-t-il sèchement.

Je me tourne vers Ererakinalc. Est-ce qu'il a mal prononcé son nom, ou... ?

« Mon frère, oui, grogne le vieil homme, mon frère aîné. Je n'en suis pas fier, crois-moi.

— Tu devrais, ricane l'intéressé.

— Ce n'est pas le lieu pour cette discussion. »

En regardant Ererakinalb de plus près, je peux en effet voir des similitudes avec son frère, même si le visage toujours tuméfié de ce dernier ne facilite pas la comparaison. Ils ont les mêmes yeux noirs au regard profond, la même carrure frêle et néanmoins la même prestance... Pourtant, ils semblent n'avoir rien en commun. L'un vêtu de son costume blanc, les cheveux coupés court, le visage marqué par quelques rides mais dénué de toute imperfection ; l'autre aux habits d'un jaune crasseux, troués et déchirés par endroits, avec sa crinière de cheveux sales, emmêlés et imprégnés de sang par endroits, son visage hâlé, gonflé par les coups... Leurs différences physiques envoient un message très clair : ils n'ont plus rien à voir l'un avec l'autre, les chemins qu'ils ont suivis pourraient difficilement être plus différents.

« Eh bien, commençons, décrète Ererakinalb en fuyant le regard de son frère, exposons les charges. Vous deux...

— La procédure indique que c'est le juge directeur qui expose les accusations », coupe notre avocate d'une voix glacée.

Sa voisine, la juge aux cheveux blonds parfaitement coupés, lui adresse un regard bref et aigu, plein de méfiance.

« Exact, Aeltylimola, lui accorde Abaslaterra. Allons-y donc. »

Il ouvre un tiroir sous la table noire et en sort une tablette qu'il pose face à lui. L'écran s'illumine lorsqu'il l'effleure, affichant une page blanche.

« Accusée numéro un, identité fournie : Amyltciulea, année des huit ans, commence-t-il d'une voix forte et claire ; les mots s'inscrivent sur la tablette au moment où il les prononce. Accusée numéro deux, identité fournie : Amyltciutrb, année des huit ans. Accusé numéro trois, identité fournie : Ererakinalc, année des trente-quatre ans. Date du procès : année mille deux cent quatre-vingt-dix-huit, mois vingt-et-un, jour vingt-deux, dix-sept heures quatre. Lieu : Amylta, tribunal numéro deux. Juge directeur : Abaslaterra. Juges : Myrthkaeztb et Seredzartga. Avocate de la défense : Aeltylimola. Avocat de l'accusation : Ererakinalb. »

Il demande à chacun d'entre nous de prononcer son nom devant l'écran, de façon à ce que l'intelligence artificielle enregistre nos voix. La mienne tremble tant que je me demande si elle pourra reconnaître quoi que ce soit. Amyltariaea semble tout bonnement incapable de parler lorsque vient son tour. Ce qui finit par sortir de sa gorge n'est qu'un filet de voix.

« Charges pesant sur les accusées numéro un et deux, reprend-il ensuite : dissimulation de leur identité extraazane afin de s'infiltrer sur Alora, fraude lors d'un contrôle à l'entrée de la ville d'Aritam, dissimulation d'informations essentielles lors de leur interrogatoire. Charges pesant sur l'accusé numéro trois : complicité dans l'infiltration de deux extraazanes sur Alora, opposition aux forces armées, changement de lieu de résidence. »

Un instant de silence s'ensuit, puis Ererakinalc se met à rire.

« Qu'y a-t-il ? aboie Abaslaterra.

— Ces accusations m'amusent, répond le vieil homme en souriant, est-ce interdit ?

— "Tout individu est présumé coupable tant que son innocence n'aura pas été prouvée", récite le juge, l'ignorant. En vertu de ce principe, la parole est à l'avocate de la défense.

— Je conteste l'accusation, réplique Aeltylimola. Il n'est pas illégal de ne pas être azan. »

Je fronce les sourcils. Ils ne nous ont pas accusées d'être azanes, mais de le dissimuler, et je parie que la différence a son importance... Ererakinalb riposte aussitôt :

« Article 1-16, Code des relations extraazanes : "Tout individu non azan présent sur l'une des vingt-six planètes composant Az se doit d'indiquer clairement son identité au commissariat le plus proche. Il lui est strictement interdit d'usurper l'identité d'un Azan."

— Objection rejetée », approuve Abaslaterra.

Aeltylimola acquiesce. Elle nous observe tour à tour, son regard s'attarde une nouvelle fois sur moi. Un étrange dilemme semble se jouer en elle, puis elle reprend la parole d'une voix plus ferme :

« Amyltciulea et Amyltciutrb ont fourni une identité cohérente. Elles n'auraient pas pu obtenir d'informations suffisamment précises si elles avaient été terriennes. Cette accusation est sans fondement. »

Abaslaterra écarquille les yeux et tourne la tête vers elle. Il retrouve vite une expression neutre, mais j'ai eu le temps de voir la stupéfaction s'étaler sur son visage. La juge blonde, elle, observe à nouveau l'avocate avec un intérêt mêlé de méfiance.

« Pourquoi auraient-elles fraudé au contrôle, dans ce cas ? demande-t-elle.

— Je voulais m'entraîner, répond Amyltariaea, je pensais que ça me serait utile, plus tard...

— Et pourquoi avoir menti lors de ton interrogatoire ?

— Je n'ai pas menti. »

La juge plisse les yeux.

« Tu as affirmé être azane.

— Je suis azane... »

Abaslaterra secoue la tête.

« Il est bien plus probable que vous soyez terriennes, et que vous ayez tenté d'infiltrer Az – surtout connaissant les affiliations passées d'Ererakinalc.

— Tu veux dire que deux envahisseuses terriennes auraient une chance de vaincre notre puissante armée ? On m'a appris à en douter », ironise Aeltylimola.

Cette fois, les quatre autres magistrats la dévisagent d'un air ouvertement surpris. L'avocate replace nerveusement une mèche rousse derrière son oreille. Le juge à la cicatrice, jusqu'ici demeuré silencieux, détourne les yeux pour dévisager Amyltariaea, ses épais sourcils froncés. Oh non... Il ne va pas la reconnaître, il ne peut pas...

« Elles sont peut-être là pour observer notre mode de vie, fait valoir Ererakinalb.

— Ce sont des enfants ! Tu sais bien que les Terriens ne travaillent pas pour leur planète avant l'âge adulte.

— Dans certains pays, si.

— De plus, elles ont presque neuf ans d'après leurs déclarations, remarque Abaslaterra, les Terriens ne sont plus vraiment des enfants à cet âge. »

Aeltylimola change aussitôt d'angle d'attaque :

« Leur technologie est si peu avancée... S'ils avaient réussi à atterrir sur Alora, nous l'aurions remarqué.

— Sauf s'ils ont trouvé le moyen de contourner nos systèmes de sécurité, pointe la juge blonde.

— Je croyais que nous savions dissimuler notre présence ?

— Tout système a ses failles », objecte le juge à la cicatrice.

Aeltylimola secoue la tête.

« Comment auraient-elles pu en savoir autant sur Az ?

— Grâce à Ererakinalc, rétorque aussitôt Ererakinalb. Il est évident qu'il les a aidées à s'infiltrer dans Aritam.

— Tu accuses ces deux jeunes filles d'espionnage ? clarifie Aeltylimola. Errer dans la ville cachée dans un chariot est un moyen étrange pour être discrète... Le soldat H-B-26 les a repérées dès qu'elles se sont approchées d'Aritam.

— Ignorer l'état d'urgence est une preuve de leurs origines terriennes.

— Mais quel serait leur mobile ? Ils ignorent notre existence.

— Les Terriens recherchent une vie autre que la leur. Des scientifiques pourraient avoir découvert Az en mission, et avoir envoyé...

— ... deux enfants ? Ils ne travaillent réellement qu'à partir de dix ans environ. »

Ererakinalb pousse un soupir, visiblement agacé.

« Je ne connais pas leurs plans exacts. Tout ce que je sais, c'est qu'Ererakinalc les a aidés à s'infiltrer ici. Rien ne nous dit qu'il n'y a pas en ce moment même des adultes terriens cachés parmi nous. Leur manque de discrétion pourrait prouver qu'elles ne sont qu'une diversion.

— Mais pour ce faire, il aurait dû se déplacer illégalement, soulève Aeltylimola. Ne serions-nous pas avertis, si Ererakinalc était là où il ne doit pas être ? »

Ererakinalb la foudroie du regard. Le rouge lui monte aux joues et il serre les poings, comme s'il voulait les lancer dans la figure de son frère ou les abattre sur la table.

« Ererakinalc est déjà là où il ne doit pas être ! Il a déserté son travail et changé de ville dans le plus grand secret. Il devrait être à Ktyupkju, dans le département Oojmlna, pas à Aritam ! Cela devrait suffire à le condamner ! Cela fait quatre ans qu'il est recherché, nous venons de le trouver, sa culpabilité ne fait aucun doute. »

Je jette un regard étonné à Ererakinalc. Il a été en fuite pendant quatre ans et vient d'être découvert, juste au moment où nous-mêmes arrivons sur Az ? Cela semble gros, comme coïncidence...

« Et toi ? demande le vieil homme avec froideur. Ne devrais-tu pas être sur Shylmna ? »

L'intéressé tressaille et foudroie son frère du regard.

« Tu sais bien que les transferts sont possibles dans certains cas, lui rappelle-t-il, et rien ne me retenait là-bas une fois mes enfants partis. Mais ne change pas de sujet, ajoute-t-il avec brusquerie, nous parlions de ton implication dans cette affaire.

— Il est en effet probable qu'Ererakinalc ait aidé les Terriennes à s'introduire sur Az », approuve Abaslaterra.

Le désespoir me serre la gorge. Je voudrais leur hurler que non, nous sommes aloraises, ou bien que nous sommes effectivement des Terriennes et que si c'est là tout l'accueil dont ils sont capables, nous ferions mieux de rentrer chez nous. Mais ça ne servirait à rien, ils font à peine semblant d'en avoir quelque chose à faire de nos arguments... Étrange justice, vraiment, qui semble décider de l'issue d'un procès avant même qu'il ait commencé.

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