Chapitre 2 - Le plongeon (partie 2)

« J'ai fait un drôle de rêve cette nuit, lance Papa au déjeuner. C'était une prairie, mais pas une prairie normale, elle était violette, et un peu bizarre... immobile, je dirais. »

Il tente de planter sa fourchette dans son pavé de saumon, mais il est si absorbé par son récit qu'il le manque d'une dizaine de centimètres. Perturbé, il fronce les sourcils.

« Enfin, si, ça bougeait, il y avait du vent, mais... pas de vie. Tout était... oui, tout était mort. Comme s'il y avait eu une catastrophe ou... vous voyez ?

— Pas vraiment, non, raille Marc. C'était quel genre d'herbe, dans ta prairie ? »

Mamie et moi pouffons sans aucune discrétion ; Papi jette à Marc un regard venimeux et marmonne quelque chose sur la jeunesse dévergondée. Papa nous ignore tous.

« Il y avait un bus et toi, Lya, tu étais à l'intérieur. Tu me regardais d'une drôle de manière. Comme si tu cherchais à me voir, à me voir vraiment – je ne sais pas comment dire... Tu me disais "Au revoir", c'était bizarre, un peu effrayant. »

L'intéressée garde les yeux fixés sur son assiette. Elle semble préoccupée et n'a pas prononcé un mot depuis le début du repas, ce qui n'a rien d'inhabituel chez elle. Son air préoccupé, ses mains qu'elle tord dans tous les sens et le contenu intact de son assiette, en revanche, sont plus surprenants. Mais peut-être que sa presque noyade suffit à expliquer son trouble.

« Oh... lâche-t-elle, pas vraiment surprise. Comment était le bus ?

— Je ne sais plus. Pourquoi ?

— Moi aussi, j'ai fait un rêve étrange, s'amuse Papi, empêchant Lya de bredouiller quelque chose sous son air gêné. Un bus – mais avec une gueule... »

Il lâche un petit rire, comme si cette idée était ridicule. Un frisson dévale mon dos.

« Il t'avalait et tu souriais, poursuit-il avec prudence, tu me faisais un signe de la main... »

Puis il hausse les épaules avec une petite grimace. L'interprétation des rêves relève pour Papi du charlatanisme, comme il le dit lui-même avec fierté, mais celui-ci l'a marqué. Malgré son allure désinvolte, je devine son malaise. Ce n'était pas un rêve normal, lui aussi l'a senti.

C'était bizarre, un peu effrayant. Le fait que trois personnes fassent un rêve mettant en scène les mêmes éléments est aussi bizarre, un peu effrayant. Surtout que les éléments en question sont ma sœur et un bus particulièrement vorace.

Je me fais peut-être des idées pour rien. Mais ce rêve a laissé en moi une telle impression... Il s'est imposé dans mon corps, dans mes tripes. Il m'est déjà arrivé de sentir, au réveil, les bribes de mes songes s'infiltrer dans mon esprit et influer mes pensées. Mais la sensation n'a jamais été aussi prégnante, et n'est jamais restée aussi longtemps. Je suis debout depuis plus de cinq heures, pourtant la vibration puissante du bus me glace toujours de l'intérieur et l'écho des mots insensés de Lya hante toujours ma boîte crânienne. Le rêve est en moi. Pourquoi sinon aurais-je imaginé le bus, ce matin, à la piscine ?

Plus j'essaie d'oublier, plus il s'accroche. Je n'ai aucune raison rationnelle de m'inquiéter. Mais de la même façon que, parfois, la tristesse s'accroche à l'âme sans motif, le rêve parasite mon esprit.

Un bruit sourd me ramène à la réalité. Juste à côté de moi, Mamie vient de reposer son bol de pois chiches sur la table avec ostentation. Elle ne manque pas une occasion de rappeler au monde entier qu'elle est végétarienne et fière de l'être, au cas où ça convaincrait quelqu'un de rejoindre sa secte. Me voir ainsi arrachée à mes pensées est si désagréable que, pour l'heure, je voudrais surtout les lui faire manger par les trous de nez.

« Délicieux, prétend-elle avec un sourire innocent. Sinon, c'est drôle, mon rêve était exactement pareil. Peut-être parce qu'on était proches... suppose-t-elle avec au fond des yeux une lueur de malice que je ne préfère pas interpréter.

— C'est probablement le cas, confirme Maria, amusée, j'ai rêvé de la même chose qu'Émile. D'ailleurs, je ne sais pas si vous avez remarqué la marque du bus ? »

Les adultes secouent la tête dans un bel ensemble. Maria est la seule à prêter attention à ce genre de détails. C'est elle l'experte en voitures de la famille. Elle a étudié la sociologie pendant huit ans à la fac et a tenté une thèse sur l'impact du choix d'une voiture sur la réussite sociale, professionnelle et familiale – un échec cuisant qu'elle refuse encore d'évoquer. Depuis, elle tente par tous les moyens d'intéresser quelqu'un avec ses travaux. En attendant, elle travaille sur des chantiers et propose des bras de fer à ceux qui lui disent qu'étant une femme, elle peut porter moins lourd. Elle a rencontré Papa dans un bar, alors qu'il tentait d'expliquer le principe de l'égalité hommes-femmes à deux clients un peu moins sobres que lui.

« Eh bien justement, poursuit Maria, il n'y en avait pas ! Je ne sais pas – ça m'a paru étrange. D'habitude, quand je rêve de voitures, je vois la marque. »

Papa lui jette un regard étonné.

« Attends, tu veux dire que ce qui te surprend le plus dans ce rêve, c'est que tu n'aies pas vu la marque du bus ? »

Elle hausse les épaules, un sourire contrit aux lèvres.

« C'est juste une chose qui m'a frappée.

— Mais vous ne trouvez pas ça étrange, ces ressemblances ? insiste Papa. Et puis ce n'était pas un rêve normal, ne me dites pas le contraire. Ça m'a presque évoqué un... avertissement.

— C'est vrai que c'est anormal, concède Mamie, pensive.

— Ce genre de chose arrive, ça n'a rien de surprenant, proteste Papi, l'air exaspéré. Pas besoin de s'échiner à comprendre un embrouillamini pareil. »

Personne n'étant d'humeur à débattre avec lui, un silence inconfortable s'installe dans la salle à manger. Je fixe distraitement un trait au marqueur rouge sur le mur, mon œuvre d'il y a quelques années – je voulais mesurer mon frère, mais je n'avais pas remarqué que les adultes préféraient utiliser un crayon pour ce genre d'opération. Papi m'en veut toujours.

« Et vous, alors ? lance Papa après quelques minutes en se tournant vers Marc, Lya et moi, qui sommes jusqu'ici restés silencieux. Vous avez rêvé de... tout ça ?

— Je ne me souviens plus, jette Marc, tendu, en me jetant un regard qui signifie très clairement : ne dis pas que tu en as rêvé.

— Non, je mens donc en fixant mon père droit dans les yeux – au cas où cette technique marche. J'ai juste rêvé que j'étais devenue un lapin et que Marc me poursuivait avec un fusil pour me manger au déjeuner avec des frites... »

Marc se lèche les babines ; Mamie fronce les sourcils, ce rêve ne doit pas lui plaire. Les épaules de Lya s'affaissent et elle détourne les yeux, déçue.

« Et toi ? » demande mon frère, qui la dévisage d'un air circonspect.

Elle secoue simplement la tête. Il y a un nouveau moment de silence, moins tendu, pendant lequel chacun se plonge dans ses pensées.

« L'ange du sommeil n'a donc visité que les adultes, conclut Maria de la voix rêveuse qu'elle utilise pour nous raconter des histoires, chose moins rare que ce que nous admettons.

— L'ange des rêves, tu veux dire, corrige Marc d'un ton moqueur.

— Non, l'ange du sommeil, persiste-t-elle. Mes parents l'appelaient ainsi.

— Oui, mais c'est idiot ! L'ange du sommeil, il ne te fait pas rêver !

— Inutile de vous étriper là-dessus, intervient Papi, ce n'est qu'une invention. »

Aucun d'eux ne lui prête attention. Maria sourit, amusée.

« Ce n'est pas idiot. L'ange du sommeil ne s'occupe pas que des rêves, mais aussi de tout ce qu'il y a autour.

— Ça manque un peu d'arguments à mes yeux. »

L'excitation du débat brille dans les yeux de Marc alors qu'il renvoie la balle à Maria, mais je devine la tension qui l'habite. Il a beau feindre la légèreté, lui non plus n'est pas tranquille.

« Et pour moi, l'ange des rêves n'existe... que dans tes rêves !

— Tu veux que je rigole, c'est ça ? Dans tes rêves !

— Marc, respecte un peu tes aînés », intervient Papa.

Son ton est à mi-chemin entre la gronderie et l'humour, comme toujours lorsque mon frère s'attaque à Maria. On dirait un collégien amoureux. Cette idée parvient à me distraire quelques instants.

À peine la table débarrassée, Marc m'entraîne dans notre chambre. Son visage a perdu la légèreté qu'il affichait en bataillant avec Maria. Il s'effondre sur son lit ; je reste sur le seuil de la pièce, une main contre le chambranle de la porte. En attendant qu'il parle, j'inspire, mais l'odeur de la maison ne parvient pas à me calmer. Mes mains moites glissent sur le bois.

Quelque chose ne va pas.

Je me dirige vers la petite fenêtre au milieu de nos deux lits, l'ouvre et inspire longuement. Je tente de me concentrer sur le parfum légèrement iodé de l'air, sur le vent qui caresse mon visage, sur les champs tranquilles et la mer au loin, sur les piaillements des oiseaux... Je finis par refermer la fenêtre et me retourner vers la chambre. Je suis des yeux les poutres du toit au-dessus de ma tête. La chambre est assez grande, mais la hauteur ridicule du plafond sur les côtés réduit l'espace disponible. Mon lit et celui de Marc sont uniquement séparés par une table de nuit, la commode touche le plafond, l'espace laissé libre doit faire quatre mètres carrés. Habituellement, cela me convient très bien, mais j'ai besoin d'air. Je voudrais être au milieu de la mer, nager, me glisser silencieusement sous l'eau. C'est étrange d'avoir besoin d'être dans l'eau pour respirer.

« Toi aussi t'as fait ce rêve, hein ? »

La voix de Marc me tire de mes angoisses. Je hoche la tête et m'assieds sur mon lit. Je n'ai pas envie de parler, je voudrais juste que cette sensation au creux de mon ventre disparaisse. Mon angoisse est totalement irrationnelle, je le sais ; la situation pourrait être amusante, voire intrigante, mais elle n'a rien d'effrayant. Pourtant, le rêve a laissé son empreinte, une peur qui se diffuse dans mes veines et s'accroche à mon cœur.

« De quoi tu as rêvé, exactement ? ajoute-t-il avec prudence.

À contrecœur, je lui raconte mon cauchemar dans le détail. Il me fixe sans ciller, je peux presque voir ses neurones se mettre en marche.

« J'ai fait exactement le même, lâche-t-il. Sauf que tu étais à ma place. »

Il me fixe sans un mot, jaugeant ma réaction. Je m'efforce donc de ne rien laisser paraître.

« J'aime pas ça, Marc, soufflé-je finalement devant son regard insistant.

— Moi non plus. Nos versions étaient plus détaillées que celles des adultes. On est les seuls chez qui il y ait eu deux étapes bien distinctes. Je ne sais pas si c'est important, mais j'ai l'impression que oui. Ils n'ont pas tous les éléments.

— Pourquoi tu n'as pas voulu leur dire ?

— Justement pour cette raison. »

La dureté de sa voix me saisit. Marc a toujours eu un penchant pour le secret. Il n'y a qu'avec moi qu'il se livre vraiment. Que le rêve des adultes n'ait pas été aussi précis que le nôtre est à ses yeux une raison suffisante pour que nous leur taisions la vérité.

Il se lève, probablement dans l'intention de faire les cent pas. Heureusement, il se cogne la tête au plafond et se rassied avec un grognement de douleur.

« Ça veut dire quoi, tu penses ? demande-t-il en se frottant le crâne. Et comment c'est possible ? C'est un truc inconscient peut-être. Mais si ça se trouve c'est vraiment un rêve important. Je veux dire, quelque chose qui nous avertit. Ou c'est autre chose ? Genre, des esprits qui essaient de nous parler, des trucs du style. Ou alors...

— Marc, stop ! »

Il s'interrompt brutalement et me fixe d'un air à la fois coupable et furieux. Mon frère adore explorer toutes les idées possibles, ce qui est en général amusant. En général.

« Des esprits, sérieux ? ajouté-je en levant les yeux au ciel.

— J'envisage toutes les explications, se défend-il en haussant les épaules. Et c'est pas la plus absurde, rien ne prouve que c'est impossible.

— Ouais, bah j'espère que tu vas te faire hanter par Bannier, un de ces jours ! »

Il réagit à peine, absorbé dans les cent-dix-sept possibilités que je lui ai interdit d'explorer à voix haute. Son regard se fixe soudain sur moi.

« Iris. C'est quoi que tu as cru voir, tout à l'heure, à la piscine ? Le bus de notre rêve ?

— Euh, oui. »

Il marmonne quelque chose dans sa barbe.

« Quoi ? »

Marc relève la tête vers moi.

« Je disais juste : et Lya était là.

— Oui, et alors ?

— Elle était là dans nos rêves, aussi. »

Je le fixe sans comprendre.

« T'as vu son comportement au déjeuner.

— Vachement louche, oui, mais...

— J'ai... une intuition, Iris, dit-il prudemment. Une drôle d'intuition.

— Je t'écoute. »

Je l'observe avec attention. Les intuitions de mon frère sont, en règle générale, assez fiables, du moins lorsqu'il arrête de suggérer trois mille idées à la seconde.

« Tu ne penses pas que Lya pourrait... avoir causé ce rêve ? »

Je le dévisage, déroutée.

« Tu déconnes ? »

Il n'en a pas l'air. Il me rend mon regard, plus sérieux que jamais.

« Comment elle pourrait choisir de quoi on rêve ? C'est absurde !

— Je sais. Mais réfléchis-y... Tu as vu sa réaction quand on en a parlé ? Comme si elle savait déjà de quoi on avait rêvé. Comme si elle voulait savoir si on avait reçu le message. Et puis, ce mot, hier, ça ne peut pas être une coïncidence. C'était Lya, tu l'as vue toi-même !

— Tu te laisses emporter, Marc. C'est de l'interprétation pure et simple, là. Et puis c'est ridicule, Lya n'a pas de superpouvoirs ou je ne sais quoi. »

Il me scrute avec attention, semble sur le point de répliquer, puis se ravise et hausse les épaules.

« Tu as sans doute raison, admet-il. C'est peut-être juste une drôle de coïncidence. »

Mais il ne feint même pas de croire ce qu'il dit.

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