Chapitre 2 - Le plongeon (partie 1)

« Vos missions sont primordiales. Rien ne doit vous en détourner ; toute considération personnelle susceptible d'y faire obstacle ou seulement de les ralentir doit être éliminée. »

— Article 1-4, Code des APO



IL SE TIENT au-dessus de la pelouse, imposant malgré sa petite taille. Il arbore le même gris terne et sombre que dans mon cauchemar. Les mêmes phares rougeoient, aussi intensément qu'en pleine nuit. La fente au niveau de sa plaque d'immatriculation dévoile les mêmes canines noires.

« Iris ? »

L'herbe vibre à sa cadence pesante. Les gouttes de pluie martèlent le sol au rythme de ses battements. Mon cœur s'adapte à sa pulsation lente.

« Iris, ça... va ? »

Le monde entier se rallie à son tempo macabre. Chaque atome. Chaque regard. Chaque pensée. Chaque espoir. La moindre chose.

« Iris ! »

La. Moindre. Chose.

Il vibre. Encore et toujours. Sans que je sache...

Quelque chose heurte mon épaule. Je me retourne vivement. Marc tente de me tirer à lui ; il me fixe d'un air alarmé.

« Tout va bien, Iris ? » demande-t-il très lentement, en détachant les syllabes comme s'il craignait que je ne le comprenne pas.

Je secoue la tête et jette un regard en arrière, vers la vitre.

« Tu n'as pas vu le... »

Je m'interromps.

Le bus n'est tout simplement plus là.

La pluie s'abat en trombe sur la pelouse déserte.

« Il... Il y avait... » Je serre les dents. Les mots se bousculent dans ma bouche et sortent dans le désordre. Je dois me calmer. « Il y avait un bus...

— Il n'y a rien, Iris, réplique sèchement Lya.

— Mais dehors... à l'instant ! »

Marc frotte sa main contre sa nuque, sans sembler s'en rendre compte. Il me sonde d'un regard perçant qui me met mal à l'aise.

« Vous... n'avez rien vu ? » soufflé-je, stupéfaite.

Ils ne répondent rien. Dans le silence, j'entends mon sang pulser à mes oreilles.

« Vous me faites marcher, c'est ça ? C'est ça ?

— Il n'y avait rien, répète Lya d'une voix ferme. T'as fini de raconter tes âneries ? J'ai autre chose à faire. »

Marc secoue brusquement la tête, comme pour s'arracher à ses pensées.

« T'étais plus blanche qu'un vampire drogué, me lance-t-il. T'as vu un fantôme, ou quoi ? J'espère qu'au moins c'est celui de Bannier ! »

Malgré moi, je serre le poing droit et enfonce les ongles dans ma paume. Je reprends contact avec la réalité. Il n'y a pas de bus. C'était une hallucination, sûrement. Je devais avoir encore un pied dans mon rêve.

« J'étais fatiguée, je pense », conclus-je d'une voix encore tremblante.

Je parle dans le vide, ils sont déjà partis aux toilettes. Je les rejoins sans avoir le cœur à râler et m'enferme dans une cabine.

Il n'y a pas de bus.

Ou alors, il n'y en a plus.

Peut-être qu'il s'est enfui. Peut-être qu'il rôde aux alentours. Peut-être qu'il attend...

Peut-être qu'il veut terminer ce qu'il avait commencé dans mon rêve.

Peut-être aussi que tu débloques, Iris. Fallait pas laisser Mamie cuisiner hier.

Mais et si... et s'il voulait me dévorer ? Moi, ou n'importe qui d'autre ? Et s'il emportait Papa pendant notre absence ? Ou Lya ? Ou... ou Marc ?

Non. Tu perds pied, Iris. Respire, sors de ces toilettes et arrête de penser à ces conneries.

Incapable de me décider, je fixe la porte. C'est ridicule, oui, je le sais. Mais il était si réel, si... présent...

Il faut que je me reprenne, cette idée est absurde. Je quitte les toilettes et rattrape Lya et Marc, qui regagnent la piscine. Je sonde le bassin du regard.

Mon père et ma belle-mère nagent côte à côte, les yeux dans les yeux. Papa se cogne à deux personnes en dix secondes, sans sembler le remarquer. Papi nage ses vingt longueurs, fendant l'eau au rythme régulier d'une marche militaire. Mamie a dû trouver que le petit bain manquait d'animation, puisqu'elle s'est engagée dans une bataille d'eau avec une dizaine de gamins, au grand dam des maîtres-nageurs qui n'osent pas la réprimander.

Tout va bien.

« Ça va, Iris ? finit par s'enquérir Marc. T'es toute bizarre, on dirait que...

— C'est bon, coupé-je pour éviter une nouvelle comparaison farfelue, je vais bien.

— Hmm... c'est ce qu'ils disent tous, marmonne mon frère en feignant de prendre des notes sur un carnet. Ne t'inquiète pas, Iris, des gens vont s'occuper de ta... particularité, d'accord ? Je vais les appeler, ils vont prendre soin de toi. Tout ira...

— Tu vas voir comment je vais prendre soin de toi, moi !

— Aha... Tendances à la violence, ajoute Marc en prenant un air préoccupé. Oui, je pense qu'on va partir sur une petite camisole de force, n'est-ce pas ?

— Je suis une visionnaire, me défends-je avec assurance, les fous sont ceux qui veulent m'enfermer. »

Lya se tortille près de moi. Elle n'aime pas rester hors de l'eau en maillot de bain, devant tout le monde, et ça date d'avant le jour où cet imbécile de William l'a insultée. Marc aussi le comprend, sans surprise ; il se rue vers la piscine en braillant :

« Le dernier à l'eau est une poule mouillée sans ailes ! »

Alors qu'il est tout près du bassin, je le pousse brutalement dans le dos. Il tombe comme une pierre, soulevant une gerbe d'éclaboussures.

« Je veux bien être une pouille mouillée, le taquiné-je lorsqu'il émerge à la surface en crachant, mais, dans le cas présent, je pense que ça s'applique plutôt à toi !

— Tu n'es qu'une sale tricheuse jalouse de ma rapidité, m'accable-t-il en me fixant d'un œil noir tandis que Lya plonge à côté de lui. Tu ne supportes pas la simple idée que...

— Mais oui, d'ailleurs il y a des éléphants roses au plafond, tu n'avais pas vu ? »

Marc tente de m'éclabousser, mais j'esquive sans mal et contre-attaque joyeusement. Lya tourne sur place pour se réchauffer.

« L'eau est trop froide...

— Tu préfères le petit bain ? se moque Marc. Apparemment, ils ont fondé un nouveau club là-bas, les Mémés Frileuses et Râleuses.

— Je me passerai de ton humour douteux, merci, cingle ma sœur.

— Allez, déclaré-je pour couper court à la dispute qui se prépare, le dernier à la barre a per... »

Je m'interromps lorsque Marc m'envoie de l'eau dans le nez. Quand je reprends mes esprits, lui et Lya se sont déjà éloignés et je ne parviens pas à les rattraper à temps. Essoufflée, je les rejoins et m'agrippe à la barre.

« Tricheurs ! Bande de sales tricheurs ! »

Marc éclate de rire et même Lya affiche un sourire en coin. Je les foudroie du regard, puis mets mes lunettes de piscine, plonge sous l'eau et chatouille les pieds de Marc – il est très sensible sous la plante – avant de réitérer l'opération sur Lya. Le premier se jette sur moi et me chatouille avec vigueur, tandis que la seconde détourne les yeux, feignant de trouver notre jeu immature et sans intérêt. Lorsque Marc la tire violemment par le pied, elle ne peut toutefois s'empêcher de se joindre à la bataille. Ils disparaissent sous l'eau.

Marc est le seul à émerger.

Je mets un moment à comprendre. Je l'appelle d'une voix hésitante et reçois un coup de pied dans les côtes qui me fait hurler de douleur. J'entends vaguement mon frère répéter Lya, Lya, Lya en boucle.

Mais Lya ne réapparaît pas.

Je parcours la piscine du regard, espérant discerner ma sœur parmi les baigneurs, mais elle n'est nulle part en vue. Elle n'est pas remontée.

Je plonge sous l'eau ; une myriade de bulles m'empêche de voir ma sœur. Je tends la main et parviens à saisir un bras, mais la peau de Lya – si c'est bien elle – glisse et m'échappe. Les poumons en feu, je remonte pour prendre une brève inspiration. Marc me rejoint sous l'eau, j'aperçois sa silhouette fantomatique.

Mes lunettes de piscine sont embuées, je ne distingue rien à plus d'un mètre ; je nage aux alentours pour compenser la diminution de ma visibilité. Le manque d'oxygène se fait à nouveau sentir, mais je ne peux pas émerger sans Lya. Je dois la trouver.

Je ne consens à respirer que lorsque des points noirs se mettent à danser devant mes yeux. Je m'enfonce à nouveau sous la surface. Je ne vois toujours pas ma sœur. La panique rend ma respiration encore plus difficile.

Et Lya ne remonte pas.

Lorsque j'émerge, la surface liquide semble me narguer. Ma sœur est quelque part, là-dessous. Alors je m'enfonce à nouveau sous l'eau, mon cœur hurlant le nom de ma sœur.

Marc cherche Lya avec la même fébrilité ; il me semble que quelques autres nageurs, devant notre terreur, nous imitent. Mais la masse mouvante préserve ses secrets.

Alors que je remonte à la surface pour la septième fois, épuisée, Lya émerge avec moi. Je la dévisage, mi-soulagée, mi-agacée. Ses longs cheveux pendent autour de son visage livide ; ses yeux écarquillés, rougis par le chlore, promènent sur les baigneurs un regard halluciné.

« Lya ! Où étais-tu ? Ça va ? m'empressé-je aussitôt.

— Je ne sais pas, balbutie-t-elle en écarquillant les yeux, j'ai dû plonger trop loin... Je ne savais pas trop où étaient le haut et le bas.

— Tu nous as fait flipper ! » s'écrie mon frère.

Marc et Lya regagnent la rive, elle encore un peu choquée, lui tremblant toujours de peur. Je m'éloigne à la nage, pensive. J'ai besoin d'être seule. De me calmer.

J'ai toujours aimé nager. Je trouve ça fascinant, de me déplacer sous l'eau. Mes gestes entravés par la masse liquide, les bruits du dehors qui me parviennent étouffés, tout est plus lent. Pourtant, mon corps semble s'alléger, libéré de la gravité. C'est un autre monde. Un monde où les images sont mouvantes et floues, où les sons se brouillent, où l'odeur de chlore domine toutes les autres. Le sang pulse à mes oreilles, le goût fade de l'eau traitée s'insinue sur mes papilles, le manque d'oxygène brûle mes poumons, mais peu m'importe. Seul compte le contact de l'eau sur ma peau, doux et ferme à la fois, insaisissable, comme si quelqu'un m'accompagnait... Quand on me demande ce que j'aime là-dedans, je ne sais pas comment le décrire. Alors je ne dis rien. Ni Élia, ma meilleure amie, ni Marc ne partagent cette passion, mais ça ne me dérange pas vraiment. J'aime être seule, dans ces moments-là.

Alors, même si l'eau a failli me prendre ma sœur, c'est le meilleur endroit pour réfléchir.

Je m'allonge sur l'eau et m'enfonce doucement sous la surface, laissant quelques bulles d'air s'échapper de mes lèvres. Puis je me retourne ; l'eau glisse contre ma peau, j'ai l'impression qu'une présence inconnue me guide en silence. Je nage avec lenteur. J'émerge brièvement pour reprendre ma respiration et me réfugie à nouveau sous l'eau.

Quand je cherchais Lya, je suis remontée à la surface à sept reprises. Et j'étais à bout de souffle à chaque fois. Ma sœur, elle, n'a jamais émergé.

Elle aurait dû mourir.

Mais lorsqu'elle s'est enfin montrée, elle semblait à peine essoufflée. Comme si elle n'avait passé qu'une trentaine de secondes sous l'eau.

Je me laisse emporter vers la surface, pensive. Il y a quelque chose qui cloche.

Je nage jusqu'au bord, me hisse hors de l'eau, puis tourne sur moi-même, cherchant mon frère du regard. Nous devons en discuter. Malgré moi, le mot qu'il a trouvé hier surgit dans mon esprit. Chaque détail compte.

Mais je n'ai pas le temps de trouver Marc. Une main s'abat sur mon bras. Je réprime un hurlement et me retourne ; une vieille femme se tient derrière moi. La grand-mère de William. Elle me fixe avec méfiance de ses petits yeux noirs. De courts cheveux blancs, assez clairsemés, encadrent son visage aux traits durs et fermés. Sa main est crispée sur le pommeau d'une canne, dont je reconnais le motif en spirale.

« Je vous ai vue hier », lâché-je sans trop savoir si c'est une bonne idée d'engager la discussion.

C'est la grand-mère de William, après tout.

Elle hoche la tête, avec un sourire de travers.

« Tu as trouvé ta sœur, finalement ?

— Euh... Oui.

— Hmm, fait-elle de sa voix traînante. Ta grand-mère, elle a connu Aelezig ? »

J'acquiesce, surprise de l'intérêt qu'elle lui porte. Mon arrière-arrière-grand-mère est assez connue ici, pour avoir protégé je ne sais qui pendant la Seconde Guerre mondiale, mais elle est morte depuis longtemps et personne ne s'intéresse autant à elle.

« C'est la mère de ton père, c'est ça ? continue-t-elle.

— Ouais. C'est une étude sur mon arbre généalogique ? »

Elle me dévisage, l'air indignée par mon insolence, et je réprime une grimace. J'ai encore parlé trop vite. Tant pis après tout, elle n'a qu'à en venir au fait.

« Il fait quoi, ton père ?

— Prof de maths », répliqué-je du tac au tac.

C'est faux – Papa est cuisinier dans un restaurant indien. Il n'a pas touché aux mathématiques depuis qu'il a quitté le lycée en seconde ; le nom de Pythagore suffit à le terrifier. La vieille ne tique pas. Je n'ai menti que pour voir si elle réagirait.

« Et ta mère ? »

Je ramène ma tresse mouillée sur mon épaule, pensive. Pourquoi m'interroger sur mon père et changer de sujet juste après ?

« Elle est morte », dis-je platement.

Ses sourcils pâles se froncent et elle me dévisage. Je peux presque la voir se demander si je suis sans cœur, pour en parler d'un ton aussi détaché. Je ne suis pas sans cœur. C'est juste le seul moyen dont je dispose pour faire comprendre aux autres que non, je ne suis pas triste. Je n'avais même pas un an, je ne me souviens pas d'elle, comment pourrait-elle me manquer ?

« Oh... Comment ? questionne-t-elle sans détour.

— Un accident de voiture. » Je ne sais pas quoi dire d'autre. J'ajoute simplement, sans trop savoir pourquoi : « Mon frère venait de naître.

— Oh, répète-t-elle. C'était quand ?

— Il y a douze ans et demi. Le 4 novembre 2005. »

Elle m'étudie de ses yeux acérés. J'ai rarement ressenti un tel malaise dans une discussion.

« Je vois... C'était ici ? Je n'ai jamais entendu cette histoire.

— Non, on habite à Marseille.

— De quel hôpital veniez-vous ? » s'enquiert brusquement la vieille.

Je recule. Qu'est-ce que ça peut lui faire ? Soudain, sa main toujours posée sur mon bras me semble menaçante, comme la serre d'un faucon. Et ce regard aigu... Je me dégage brusquement.

« Faut que j'y aille », marmonné-je, et je m'éloigne à grands pas.

Elle ne me retient pas, mais son regard me brûle le dos. Lorsque je me retourne, elle me fixe toujours, avec une expression que je ne parviens pas à déchiffrer.


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