Chapitre 2 - Le démon (partie 2)

Il semble bien plus puissant, même si sa taille n'a pas changé, bien plus impressionnant aussi. Dans ses yeux noirs danse une lueur rouge.

Il atterrit sur ma poitrine puis, après un nouveau saut, sur mon front. Son poids, énorme pour sa taille minuscule, m'écrase. Ses griffes s'enfoncent en moi, fouillent mon esprit, traquent mes rêves, exaltent mes peurs, étouffent ma colère...

Pendant une durée que je ne saurais quantifier, les griffes du démon déchirent mes pensées, une à une, méthodiquement. À peine ai-je formulé une idée qu'elle se délite. Des images tourbillonnent devant moi, Amortinokeb tournant son pistolet vers la tête de Marc et tirant, le cadavre de Papa devant la porte de notre maison, Élia et son chapeau en forme de lampe attachée au mur à côté d'Amyltariaea, Lya sur le sol de sa prison, vaincue par la peur et le désespoir. Chacune me frappe en plein cœur. Je donnerais tout pour m'y soustraire.

Je hurle, mais aucun son ne sort de mes lèvres ; je me débats, mais mes membres lourds demeurent immobiles. Je n'ai jamais été aussi impuissante. Enfermée dans mon esprit, je n'ai aucune prise sur mon corps, inutile enveloppe désertée par ma conscience.

Je revois sans cesse mes proches mourir, ou souffrir tant qu'ils voudraient trépasser. Ballotée de vision en cauchemar, de douleur en détresse, je ne peux même pas fermer les yeux ; je regarde encore et encore, et chaque scène imprime sur mon cœur sa marque d'horreur.

Le poids qui m'oppressait la poitrine s'allège soudain. J'ouvre les yeux. Au-dessus de moi, Amylokirlia tient le démon entre deux doigts d'une main gantée de noir. Ma respiration est sifflante, précipitée. Elle m'observe froidement, immobile. Je me demande soudain si le gant lui permet d'éviter de toucher la créature ou de ne pas recevoir de décharge électrique.

Puis elle ouvre les doigts, le démon retombe sur ma poitrine et je ne me demande plus rien.

La voiture roule, roule, roule, c'est la nuit mais on dirait le jour avec toutes les lumières. La lumière des phares qui déchirent les monstres – il y a beaucoup de monstres dans la nuit, ils me font peur. C'est joli, phare, comme mot. La lumière avec laquelle Papi lit son drôle de livre sans images, à côté de Papa qui conduit. La lumière qui brille sur les cheveux de Yannis, ils sont tout noirs d'habitude mais là ils brillent, Yannis c'est le frère de Papa, j'aime bien Yannis. La lumière au-dessus de Lya et moi, avec les doigts de ma sœur qui s'agitent dessus. J'essaie de les attraper, c'est drôle, ça fait des formes, je rigole et elle aime bien que je rigole. Et puis la lumière dans les yeux de tout le monde parce qu'ils sont contents, surtout papa et maman. Lui c'est pas une lumière toute perdue c'est un incendie, du feu qui brûle pas, et elle c'est tout le soleil, deux soleils qui brillent dans les yeux de ma maman.

Le bébé s'appelle Marc, c'est un drôle de nom Marc, Marc, Marc ! je l'ai dit toute la journée dans ma chambre en attendant. Je l'ai dit dans ma tête, parce que quand je parle vraiment c'est pas pareil, je me trompe, dans ma tête les mots ne sont pas abîmés. Il ne bouge pas, il dort. Tout à l'heure il pleurait, il pleure plus fort que moi. Il est à ma place sur les genoux de maman, mais je la lui prête parce que je suis grande, et puis il y a Lya qui joue avec moi. Elle aussi elle a de la lumière dans ses yeux.

Il y a quelque chose qui change, je sais pas quoi, quelque chose. Les monstres ont plus peur de la lumière. Je les vois pas mais je sais qu'ils sont là, les monstres, ils me font peur. Très peur. Ils ne viennent pas me manger non, ils viennent pour ma maman, ou alors pour le bébé. J'espère que c'est le bébé mais non, si c'est le bébé maman sera triste. Moi aussi je serai un peu triste. Mais si c'est ma maman ce sera horrible aussi, je veux pas que ce soit pour elle ! Il faut que ce soit pour moi, alors je crie. Je crie pour les attirer.

Ma maman jette le bébé, elle ne crie pas mais Yannis à côté d'elle crie en recevant Marc dans ses bras. Ma maman dit quelque chose aux autres et je monte sur le siège pour voir. C'est facile de se détacher, papa a pas bien serré. J'arrive même à me redresser si je serre très fort le siège devant moi. Mamie et Yannis tombent par terre, ma maman les a poussés. Et puis Lya me prend et me jette aussi par terre, elle s'écroule sur moi, il y a un boum et elle me lâche. Maintenant papa crie, papi crie, mamie crie et Yannis crie, Lya crie aussi, moi je crie, et Marc c'est lui qui crie le plus fort il appelle quelqu'un, c'est maman qu'il appelle. Mais maman, ma maman, elle ne crie pas.

La voiture s'arrête, je m'envole et j'atterris sur le siège devant moi, juste à côté du bébé, je serre fort les mains de Marc et il serre les miennes. Il ne pleure plus, il me regarde et je comprends pas son regard, ça me fait peur, ça me fait mal. Je suis grande, je dois le rassurer, mais je sais pas comment. Tout le monde est par terre, Yannis au-dessus de mamie, il tient le bébé. Ils sont bizarres tout emmêlés comme ça, mais le plus bizarre c'est les gros bouts d'immeuble sur le siège de ma maman. Maman est tombée, c'est qui qui l'a poussée pour qu'elle tombe ? elle a la bouche ouverte mais elle crie pas, et moi je crie encore plus, son visage, son visage...

Ma maman n'aura plus jamais de lumière dans les yeux.

Je hurle. Je hurle comme je n'ai jamais hurlé, et pourtant aucun son ne sort de ma bouche.

Enfoncée dans un fauteuil du salon d'Élia, je ne prononce pas un mot. J'essaie de me faire oublier, mais je n'ose pas quitter la pièce. Mon amie est recroquevillée sur le canapé, les sanglots font trembler son corps ; sa mère lui caresse les cheveux, des larmes coulent le long de ses joues. Moi aussi je pleure, je crois. Une tasse de chocolat chaud refroidit entre mes doigts. Je n'aime pas le chocolat chaud, mais je me voyais mal le dire à la mère d'Élia.

Shīzi pousse un miaulement plaintif. Elle trottine autour du canapé, hésitant à y bondir. Je l'attrape et gratouille son oreille droite, je crois qu'elle aime ça. Les chats c'est plus facile. Ils aiment ce qui leur fait du bien. En relevant la tête, je croise le regard de Louis qui nous observe depuis le seuil de sa chambre. Ses traits sont crispés par un mélange de colère et de gêne. En voyant que je l'ai remarqué, il recule dans l'ombre.

« Tu as bien fait de me le dire, Iris », lâche finalement la mère d'Élia.

Je n'essaie pas d'analyser le millier d'émotions contradictoires qui se bousculent dans sa voix ; je suis bien trop fatiguée pour cela. Je voudrais être seule, pleurer librement, dormir.

« Mais c'est rien, marmonne Élia. Ça va passer, ils vont se calmer.

— Ça fait des mois que tu dis ça, protesté-je, la gorge nouée.

— Arrête, Iris. »

Sa voix n'est plus qu'un gémissement. Je sais que j'ai eu raison de prévenir sa mère, mais je ne peux pas m'empêcher de m'en vouloir. C'est dur de savoir quoi faire, quand on n'a que onze ans. Je ne peux pas croire qu'il y a quelques mois, je me réjouissais de grandir et d'entrer au collège ; si j'avais su dans quoi je mettais les pieds, je serais restée en primaire pour le reste de ma vie.

Tous les autres élèves doivent me détester maintenant, Élia est ma seule amie. Et si elle me haïssait elle aussi ? Et si sa mère la faisait déménager, et si je me retrouvais seule avec eux ?

Je ne veux pas de cette solitude.

Je n'aurais peut-être pas dû réagir... Maintenant que je connais mieux Élia, son excentricité fait partie des choses que je préfère chez elle. Mais à l'époque, je la détestais... Je n'aurais pas dû avoir ce réflexe de l'inviter à s'asseoir à côté de moi. Je serais restée avec le groupe, sans forcément me moquer d'elle, mais j'aurais appartenu au camp des plus forts. Une année ne dure pas éternellement, après tout. Les choses se seraient tassées d'elles-mêmes... non ?

Non.

Je le sais bien, au fond. J'ai entendu Élia me dire qu'elle ne supportait plus cela, qu'elle voulait que tout s'arrête d'une façon ou d'une autre. Qu'elle haïssait son père pour ce qu'elle vivait au collège, pour sa mère qui déambulait dans leur chambre, sans vie, sans but, morte de l'intérieur. Élia ne va pas bien. Aurait-elle tenu jusqu'à la fin de l'année ? Bien sûr que non.

Mais c'est tellement dur de n'être que deux...

Toujours recroquevillée sur le canapé, Élia me regarde en silence. Malgré tout ce qu'elle peut me dire, ses grands yeux pleins de larmes révèlent plus de reconnaissance que de colère.

« C'est fini, articulé-je en silence. C'est fini maintenant. »

Elle acquiesce à moitié, perdue dans ses pensées. Fini, vraiment ? Tout est à refaire : tant de choses sont cassées... Et je crains que trop d'entre elles ne soient pas réparables.

Je hurle plus fort encore, comme si ma vie en dépendait. Je hurle comme on supplie.

Je cours, la zycarfa derrière moi. Elle va me rattraper, j'ai peur, je suis morte de peur même si j'essaie de le dissimuler, aux autres à moi-même. Je fais des blagues pour le cacher, je dis « si on meurt » comme si de rien n'était. Mais j'ai peur. Je cours. Et Lya, peut-être que Lya n'aurait pas peur après tout, parce qu'elle a dû voir bien pire, peut-être qu'elle garderait son sang-froid.

Je ne sais pas pourquoi j'ai pensé qu'elle était faible. Je ne sais pas du tout parce que Lya c'était un roc, elle ne pleurait pas elle ne tremblait pas, elle n'était pas faible, et lorsque j'ai découvert que ce n'était qu'une façade j'ai su qu'elle était plus forte encore. Alors pourquoi ?

Quel genre de sœur suis-je ? D'où me vient ce mépris pour Lya ? Et pour quelle raison ai-je fait si peu pour elle quand nous étions encore sur Terre ? Je savais que quelque chose clochait, que Marc me mentait, qu'elle était en danger. Pourquoi ne l'ai-je pas forcé plus tôt à me dire la vérité, pourquoi n'ai-je pas été voir Amyltariaea, quitte à bluffer en prétendant que je savais tout ? J'aurais eu tant de moyens de découvrir la vérité... mais c'était plus simple de me dire que je me faisais des idées, n'est-ce pas ? Plus simple de rester dans ma petite bulle de confort. Plus simple d'attribuer toute la faute à Marc, de me persuader que je faisais tout ce qui était en mon pouvoir...

Je ne vaux pas mieux que le monstre qui me poursuit.


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La pression sur ma poitrine se relâche. Je me redresse à moitié – il me reste assez de lucidité pour éviter le champ électrique qui entoure le lit – et regarde autour de moi, haletante. Amylokirlia est toujours assise sur sa chaise, impassible. Une main crispée sur son pistolet, son compagnon surveille les deux pièces à la fois.

« Qu'est-ce que vous m'avez fait ? »

Je suis surprise de constater que ma voix ne tremble pas. Avec toutes ces horreurs qu'elle m'a fait revivre, je devrais être en miettes.

« Rien de grave, ment-elle d'une voix doucereuse. Qu'as-tu vu ?

— Rien, dis-je fermement. Tout était noir. »

Pas question que je lui révèle tout ce qu'elle m'a fait subir. J'observe la fiole, sur l'autre chaise. Si le démon a réintégré sa prison, cela ne l'empêche pas de me fixer d'un regard si dur que ceux de Lya ne sont rien à côté.

« Tu as bien pensé à quelque chose ? Des souvenirs, peut-être...

— Qu'est-ce que vous m'avez fait ? » je répète d'une voix sourde, menaçante.

Amortinokeb me jette un regard nerveux. Il s'avance vers nous, hésitant, puis se ravise et commence à faire les cent pas dans la pièce, les sourcils froncés comme s'il réfléchissait à un problème épineux.

« Comme tu voudras, réplique Amylokirlia. J'ai d'autres questions pour toi, de toute façon.

— Ah ouais ? »

Je me raidis pour cacher mon frisson. Je n'aime pas du tout, du tout, l'idée que cette femme me pose des questions. Est-ce ce genre de torture qu'elle a fait subir à Lya ?

Alors je serai forte. Aussi forte que ma sœur.

« Je ne vais pas vous répondre, vous savez ?

— Je ne crois pas que tu auras le choix. Tu le feras sans résister, je te le promets. »

Amylokirlia enfile un deuxième gant, saisit un tissu noir et le noue autour de ma tête, bouchant mon champ de vision. Quelque chose de léger et doux tombe sur mon visage.

« Qu'allez-vous me... »

Il se passe alors quelque chose de très étrange.

Ma voix s'éteint dans ma gorge, comme si Qu'allez-vous me était une phrase complète. Le tissu qui couvrait mes yeux disparaît soudain, révélant Amylokirlia penchée sur moi et Amortinokeb derrière elle, parcourant la pièce d'un air préoccupé. Comme s'il y avait eu une... coupure. Je fronce les sourcils, trop perturbée pour analyser correctement la situation.

« Nous avons mal géré le temps, se plaint Amortinokeb, nous aurions dû...

— Silence. »

Amortinokeb hésite puis se dirige vers la porte. Le regard de vipère de sa compagne le suit lorsqu'il quitte la pièce. Puis elle se tourne vers moi, inquisitrice.

« As-tu ressenti quelque chose... d'étrange ? »

Le flottement dans sa voix m'alerte sur son angoisse. Cette question est importante. Joue à l'idiote, m'ordonne une voix – celle qui me donne toujours des bons conseils, mais que j'ai la mauvaise habitude d'ignorer –, fais-lui croire que tu n'as rien remarqué...

Mais je n'ai vraiment rien vu.

« Je... Il ne s'est rien passé, non ? Alors ? Qu'est-ce que vous me voulez ?

— Je t'ai déjà dit que j'ai des questions à te poser. Mais je le ferai plus tard, tu n'as pas l'air en état d'y répondre.

— En état ? Je vais très bien. »

Elle ignore ma réplique.

« Lève-toi.

— Pour que je me fasse électrocuter ? Merci, je passe mon tour.

— J'ai désactivé le champ électrique. Dépêche-toi. »

Une légère contrariété flotte dans sa voix. Je me redresse avec appréhension, mais ne ressens aucune douleur. Je suis surprise de sentir mes jambes trembler alors que mes pieds touchent le sol, mais me lève tant bien que mal.

« Qu'est-ce qu'il s'est passé ? demandé-je encore.

— Dépêche-toi.

— Alors dites-moi », insisté-je.

Elle se contente d'avancer dans la pièce principale. À contrecœur, je la suis et laisse son compagnon m'attacher au mur. Je ne me suis jamais sentie aussi découragée.

Mes chaînes se referment avec un claquement sec et définitif.

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